L’Outragé

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Un homme d’affaires et autres nouvellesPlon (p. 277-309).

L’OUTRAGÉ

A Robert L’Huillier

I[modifier]

Tandis que le gardien du cimetière refermait la porte en fer de la petite chapelle au fronton de laquelle se lisaient les mots : Famille Machauli-Gontier, Michel s’arrêta une minute à regarder cet enclos funèbre de Passy, saisissant de grâce dans la mélancolie, par cet après-midi d’automne bleuâtre et voilé, vaporeux et transparent. On était au 3 novembre, — exactement au lendemain du jour des Morts, — en sorte que les fleurs apportées la veille et l’avant-veille paraient de tous côtés les tombes de corolles encore toutes fraîches. Ce n’étaient que roses grandement ouvertes, violettes à peine froissées, chrysanthèmes largement épanouis. D’autres fleurs, demeurées vivantes sur leurs tiges, celles-là, géraniums rosés, blanches anthémis, rouges salvias, brillaient d’un éclat plus vif dans les bordures des allées, où un souffle de vent, tiède et doux, faisait parfois pleuvoir des feuilles d’or. Ces feuilles d’automne glissaient dans l’air humide, détachées d’un groupe de tilleuls amaigris par le voisinage des hauts cyprès noirs. Après avoir erré quelques secondes au gré de la brise, elles s’abattaient, comme des papillons blessés, sur la pierre des petits édicules funèbres ou parmi ces fleurs, et ce qui achevait de donner à ce cimetière ce charme intime qui le distingue des autres nécropoles de Paris, — ces caravansérails de la mort, — c’était, à deux pas, la vie toute proche : en face, les populeuses avenues qui contournent le mur de soutènement en contre-bas ; — les deux grêles tours grises du Trocadéro surplombant à droite, à gauche une coupée de maison avec ses fenêtres entr’ouvertes derrière lesquelles apparaissait un buste de femme, une tête d’enfant… Quoique ce pèlerinage de Michel Gontier au caveau où reposaient son père et sa mère lui fût rendu plus émouvant par les circonstances particulières où il l’accomplissait, il ne put empêcher que la poésie de cette oasis mortuaire n’agît sur ses nerfs malades. Du moins sa physionomie, tout à l’heure crispée jusqu’à la dureté, parut se détendre dans une rêverie, comme si au lieu des quarante ans bien passés dont son masque portait l’empreinte, il eût eu et son âge et son âme d’autrefois, quand il venait, à la même date, rendre visite à la même chapelle, attendri sans amertume, ému sans rancœurs, n’ayant pas subi encore la cruelle épreuve dont la tristesse habituelle de sa physionomie disait les ravages : — la trahison de sa femme avec son meilleur ami. S’il était venu, cette année-ci, prier dans sa chapelle de famille le 3 novembre, au lieu d’y venir le 1 ou le 2, c’est que cet ami, mort onze mois auparavant, était enterré dans ce même cimetière. Michel avait appréhendé, comme une douleur au-dessus de ses forces, la rencontre de celle qui avait porté son nom et qui était maintenant la veuve de l’autre… Cette rencontre n’avait pas eu lieu. Il ne savait pas où était la tombe de cet autre, et cet homme malheureux oubliait un instant l’âcreté de ses émotions devant la douceur automnale de ce paysage associé si longtemps aux plus pures piétés de son enfance et de sa jeunesse… Cette espèce d’apaisement dans la contemplation ne devait pas durer. Michel avait cru parer à toutes les surprises en évitant de se trouver face à face avec Jeanne, — c’était le nom de la femme indigne à laquelle, par la plus insultante des magnanimités, il avait laissé épouser son complice. — Il ne s’était pas assez défié de lui-même, ni de la maladive et passionnée curiosité qui le rongeait depuis que son ancien ami reposait là. Il allait suffire du bavardage d’un personnage, certes bien étranger au mystère de cette catastrophe intime, pour rouvrir en lui cette blessure de curiosité, et pour lui arracher une question qu’il s’était juré de ne pas poser, comme il s’était jure de ne pas chercher à savoir où se trouvait la tombe de l’ami félon. Il avait trop peur de ne pouvoir résister à cette inexplicable et poignant désir, tout mêlé de haine et d’affection blessée, et dont il ne s’estimait pas : celui d’aller s’en repaître les yeux ?… Ce fut irrésistible et rapide comme une chute dans un abîme, — et très simple… Le gardien avait fini de fermer la petite chapelle, et avec cette familiarité goguenarde qui se développe par la plus étrange des anomalies chez tous les hommes mêlés, de près ou de loin, aux choses des funérailles, il engagea une conversation avec le visiteur. Mais n’était-il pas trop naturel qu’il prit l’immobilité de Michel pour un signe d’admiration ! Avec sa joviale et paisible face de fonctionnaire, avec sa carrure de santé dans son confortable uniforme à boutons d’argent, ce brave père Bonnet avait l’orgueil de « son cimetière », de « ses fleurs » et de « ses morts ». Ce macabre domaine, où il évoluait depuis qu’il avait quitté le service, lui représentait un bon logement, le pain de ses vieux jours, le bien-être des siens. Il avait, dans ses prunelles bleues et dans son sourire, quand il regardait autour de lui, la béatitude d’un rentier en train de manier ses valeurs nominatives, et croyant faire écho aux pensées du visiteur, il commença : — « Vous l’admirez, monsieur. C’est le plus joli de Paris, et j’ose dire le mieux tenu… Encore, n’est-ce pas son beau moment… Tenez, monsieur, vous voyez ces clématites à gauche, là. Ce n’est rien aujourd’hui, dans quinze jours ce sera comme une toison de laine… Et puis, monsieur le sait d’ailleurs, puisque les parents de monsieur avaient choisi leur place ici, chez nous, c’est tous du monde comme il faut… Tous des gens bien… Il y en a de mes collègues qui disent qu’il est trop petit. Et moi, je dis : c’est sa chance, comme qui dirait son chic… Et d’abord, on n’y donne plus de concessions, ou quasi plus… Ceux qui en ont et qui ne peuvent pas les employer font de bonnes affaires à les revendre, je vous le promets… Ça se comprend. Quand on aime ses défunts, on a du plaisir à savoir qu’ils sont bien en paix et à les tenir là, tout près de chez soi. Aussi, monsieur, » et il eut un rire discret, « vous me croirez si vous voulez, nous refusons du monde tous les jours… » — « Alors, » demanda Michel, que la seconde partie de cet étrange boniment avait fait légèrement tressaillir, « il y a eu beaucoup de ventes de concessions, ces dernières années ? » — « Hé ! pas mal, » répondit le gardien. « J’ai vu des deux mètres de terrain qui avaient été payés mille francs être revendus des deux mille cinq cents et des trois mille… Une supposition. Vous avez fait faire un caveau ici, et puis vous quittez Paris, vous allez vous établir à la campagne… Vous ne vous souciez plus d’être enterré chez nous, vous n’êtes pas fâché de rentrer dans votre argent avec du bénéfice… C’est bien légitime, n’est-ce pas ? » Michel Gontier sembla hésiter une seconde, puis d’une voix où passait un tremblement : — « Est-ce que vous vous rappelez si un M. Jules Bérion n’a pas acheté un terrain dans ces conditions-là, depuis que vous êtes ici ? » — « Jules Bérion ? » fit le gardien, cherchant dans sa mémoire. Et il répéta : « Jules Bérion ?… Attendez… Parfaitement… Un grand, brun, très maigre… Ah ! Monsieur, il avait l’air bien malade quand il est venu !… Je me souviens maintenant. C’est même moi qui lui ai conseillé la place qu’il a choisie. Il n’a pas tardé à y être mis… Il y a des mourants qui ont de ces idées. Nous en voyons qui veulent tout avoir arrangé eux-mêmes. Ils ont raison. Ça épargne tant de tracas à ceux qui restent ! M. Bérion a eu son terrain pour pas trop cher. Une vraie occasion, avec le monument tout fait. C’était une dame russe qui se l’était construit, et puis elle s’en est dégoûtée… Voulez-vous le voir ? Il n’est pas très loin, tenez, de ce côté. » — « Je vous remercie, » dit Miche ! avec une brusquerie singulière, et, saluant de la main son interlocuteur, il s’enfonça dans l’allée précisément opposée à la direction que celui-ci venait de lui montrer. — « Monsieur, » cria le brave homme, pourtant décontenancé par ce soudain changement d’attitude. « Monsieur ! si vous voulez sortir du cimetière, c’est à droite qu’il faut tourner, à droite ! » Puis, comme il vit que Michel ne tenait aucun compte de son indication, il haussa les épaules avec la profonde philosophie d’un homme habitué aux excentricités qui pullulent autour des cérémonies funèbres, et il reprit sa ronde en marmonnant : — « Qu’est-ce que cela peut bien lui faire que la concession Bérion ait été achetée à une dame russe ? Il a 1 air un peu fou, ce monsieur… Il va se perdre… Bah ! il se retrouvera vite, et plus il y a de monde dans le cimetière, plus ça gêne ces brigands de voleurs de fleurs. »

II[modifier]

Les voleurs de fleurs, qui faisaient l’objet constant de la pensée du père Bonnet, surtout au lendemain du 2 novembre, auraient enlevé par brassées toutes les roses, toutes les violettes et tous les chrysanthèmes épars sur les tombes, que Michel Gontier ne les aurait même pas vus, tant la réponse, en apparence si insignifiante, du gardien à sa question l’avait touché à un point douloureux de son être le plus intime. Son subit départ dans l’allée, loin, bien loin de l’angle du cimetière où reposait Jules Bérion, avait été ce sursaut en arrière, cette fuite incontrôlable, presque animale, que connaissent trop ceux qui ont, comme lui, subi des années durant le lancinement d’une idée fixe et secrète. Ils ont mal à en crier, quand une rencontre, — moins que cela, une phrase, — moins que cela, un nom, écorche en eux ce point caché de leur âme, comme à vif et toujours saignant. Le doux et paisible après-midi d’automne continuait d’envelopper toutes choses de son atmosphère bleue et voilée, la tiède brise, de secouer une par une les feuilles d’or qui tournoyaient lentement dans l’air humide ; les géraniums et les anthémis, de marier leurs bouquets ; les cyprès, de frémir, et les bruits de la grande ville, de déferler autour de l’asile funèbre comme autour d’un îlot de silence et de paix. L’ancien ami de Jules Bérion avait du coup perdu et la notion de l’heure qu’il était, et du ciel qu’il faisait, et de tout, excepté de ceci, que l’homme dont la trahison l’avait tant fait souffrir avait voulu dormir son dernier sommeil là, tout à côté du caveau où lui-même, Michel Gontier, reposerait un jour. — « Il l’a voulu, voulu, » se répétait-il en allant droit devant lui et prenant les allées les unes après les autres. « Ce n’était donc pas ce que j’ai cru, l’exécution machinale d’un projet consigné dans un testament oublié autrefois, quand nous venions ici ensemble et qu’il me disait son intention d’avoir son tombeau près du mien… Son tombeau près du mien !… » Il se répétait celte parole, qui lui rappelait ses conversations de jeunesse dans ce même endroit avec celui qu’il avait aimé comme un frère, et qui lui avait été un tel bourreau. « Et Jeanne l’a permis !… Elle ne s’est même pas dit que même ces pauvres visites à cette chapelle me fussent rendues douloureuses ! Ils trouvent donc qu’ils ne m’ont pas fait assez souffrir !… » Il se parlait ainsi, et les visions où se résumait cet horrible drame domestique s’évoquaient devant lui, aussi nettes, aussi précises que si la trahison avait daté, non pas de huit années, mais d’hier, mais d’aujourd’hui. Certaines extrémités de douleur morale empoisonnent toute l’âme, dans toutes ses pensées, comme le diabète empoisonne tout le corps, dans toutes ses cellules. La vie en est corrompue dans ses sources mêmes, et détruite cette force plastique qui refait les tissus nouveaux et referme les plaies. Depuis le jour, si lointain pourtant, où il avait surpris le secret de la liaison criminelle entre son ami et sa femme, jamais Michel Gontier n’avait pu guérir… Tout en marchant, en courant presque entre les tombes, il se revoyait à celte époque, et comme il était jeune d’idées, léger de cœur, alerte à la vie avant la hideuse révélation. Ah ! Il se doutait si peu, une demi-heure, un quart d’heure seulement, cinq minutes avant, qu’il touchait à l’instant tragique de sa vie ! Il était sorti après le déjeuner, ce jour-là, en disant à sa femme qu’il ne rentrerait qu’au soir. Il avait gagné, de la rue de Monceau, qu’ils habitaient, le faubourg Saint-Honoré, puis les Champs-Elysées, pour jouir du beau soleil de printemps dont il se rappelait l’impression grisante, — sa dernière impression vraiment heureuse ! — Le plus vulgaire des motifs, l’oubli de son porte-monnaie, l’avait, à un moment, ramené chez lui. Il avait ouvert la porte avec sa clef, sans sonner, et il avait reconnu dans l’antichambre, d’où le valet de pied se trouvait absent, la canne et le pardessus de Jules Bérion. « Quelle chance ! » s’était-il dit, "je vais l’emmener avec moi ! » Il avait passé de cette anti-chambre dans sa chambre à lui d’abord, par un couloir de côté, sans que personne dans la maison sût sa présence. Pour gagner le petit salon, il lui fallait traverser la chambre de sa femme. La porte qui séparait ces deux dernières pièces se trouvait par hasard simplement poussée, en sorte qu’il l’avait tirée sans que le bruit du loquet avertit les deux imprudents, qui, se croyant bien assurés dans leur tête-à-tête, se parlaient à voix haute en ce moment et se tutoyaient. Quand Michel avait entendu la voix de Jules disant à Jeanne ce tu dénonciateur, il n’avait pas eu la force de soulever la portière et d’apparaître. Il avait écouté toute leur conversation. Combien de temps ? Il ne savait pas. Et c’est là, immobilisé d’horreur contre le chambranle de cette porte, pâle à croire qu’il allait mourir, que cette femme l’avait trouvé quand, plus tard, elle avait voulu passer elle-même du salon chez elle après avoir dit adieu à son amant. Michel avait encore dans les oreilles le déchirement du cri qu’elle avait poussé en le voyant, comme il s’entendait lui-même dire d’une voix sourde qu’il ne se connaissait point : — « N’ayez pas peur. Si je ne vous ai pas tués tout à l’heure, vous et lui, je ne vous tuerai pas… » Et comme elle ébauchait un geste de protestation : « N’essayez pas de mentir non plus. Ne vous défendez pas. J’ai tout entendu… Restez ici. Je vous ferai connaitre ce que j ai décidé… »

Cette décision, il en retrouvait l’image maintenant dans une autre des visions qui se représentaient à sa mémoire… Il s’apercevait, quelques mois après la hideuse découverte, — le temps d’arranger un de ces divorces où les vraies causes se dissimulent derrière des prétextes dont le monde fait semblant d’être la dupe, — oui, il s’apercevait, en mer, un matin, accoudé sur le bastingage du paquebot à bord duquel il venait de s’embarquer pour entreprendre le tour du monde ; et il regardait s’enfoncer derrière lui la côte de la France, de cette France où il laissait la femme infidèle et le suborneur, libres de s’aimer, de s’épouser, de refaire leur vie. Il n’avait voulu ni les frapper ni leur pardonner. Il avait voulu les humilier par une de ces générosités qui sont la plus cruelle des vengeances à l’égard de ceux qui les subissent, quand ils en sentent le mépris… Mais ceux-là le sentaient-ils ? C’était la question que le mari outragé se posait avec des retours furieux de violence et de colère, tandis que le bateau allait, allait toujours, de son mouvement uniforme et irrévocable. En se rangeant à ce parti pris dès le premier jour, Michel n’avait pas cédé à la faiblesse. Ancien officier, n’ayant démissionné que tard dans sa jeunesse et au moment de son mariage, il avait fait la guerre aux colonies, et il se sentait capable des plus viriles énergies. Il n’avait pas davantage obéi à la crainte du scandale mondain. C’était, de toute façon, un homme à caractère, plutôt farouche et d’un entier dédain de l’opinion. Il n’avait pas non plus cessé d’aimer Jeanne, d’une passion à laquelle il se serait trop méprisé de succomber, car c’était maintenant, cet amour, l’abominable frémissement de désir haineux qui injecte, dans le cœur d’un homme épris d’une créature indigne, une brûlante sanie d’ulcère. Non. Ce qui l’avait conduit à cette solution, si peu conforme, semblait-il, à sa bravoure personnelle, à ses justes révoltes, à ses cuisantes jalousies, c’avait été quelque chose de presque inintelligible à lui-même, comme le brisement d’un ressort dans son être, qui lui avait rendu l’action impossible vis-à -vis de cette femme et vis-à -vis surtout du faux ami. Devant la perfidie soudain révélée de ce compagnon de son enfance et de sa jeunesse, il avait éprouvée cette espèce de nausée d’horreur qui est une des formes du désespoir. Certaines vilenies, si monstrueuses que nous ne les eussions pas crues possibles, font comme défaillir notre indignation. Du moment que ces choses sont, à quoi bon lutter contre elles ? Tout le sang de Bérion, répandu devant lui, Michel, aurait-il effacé la souillure dont leur amitié était salie, même dans leur passé, à ne l’en plus jamais laver ? C’est le : « Et toi aussi, mon fils ! » de César, après quoi l’assassiné se voile la face de son manteau et n’essaie plus de défendre une vie qui n’a plus de prix du moment qu’une main, cette main-là, s’est levée pour nous poignarder. Contre certaines hideuses lâchetés, l’instinct d’un cœur fier est de les rendre plus hideuses encore en ne les punissant pas, en ne permettant pas à ceux qui les commettent cette impression de la dette payée, du crime compensé qui suit les représailles effectives. Voilà pourquoi Michel se les était interdites, ces représailles. Il n’avait même pas eu à se les interdire. La nausée du dégoût avait tout noyé. Pourtant, l’outrage lui était entré si avant dans l’âme, l’image de la beauté de Jeanne, de ses yeux, de sa bouche, de ses baisers, associée à l’idée de l’autre, le torturait d’une si intense brûlure, qu’il se souvenait d’avoir éprouvé là, à cette heure du départ, un transport de rage, un frénétique désir de revenir, de les prendre tous deux, elle et lui, entre ses mains, qui se tordaient de fureur ; de les jeter à terre, de les piétiner, d’apaiser dans le meurtre cette fièvre dont il était secoué… Et puis, de nouveau, l’à quoi bon ? de l’homme trop amèrement déçu lui était retombé sur le cœur, et ses larmes avaient jailli, elles avaient ruisselé dans cette mer qui roulait entre sa patrie et lui sa houle éternelle et dont les lourdes vagues venaient se briser contre les flancs du bateau, — impuissantes et révoltées comme lui-même…

Il n’était pas revenu, — que longtemps après. Il ne s’était pas vengé. Jeanne avait épousé Bérion. Puis Michel n’avait rien su d’eux. Après son premier long voyage, il en avait entrepris un second, demandant, comme tant d’autres, au mouvement ininterrompu, au changement presque quotidien des choses et des gens autour de lui un dérivatif à une obsédante idée. Il s’était ensuite réinstallé à Paris, persuadé, comme tant d’autres encore, de la vérité du vieux proverbe : que le temps a raison de tout, et qu’il pourrait supporter de revoir son ancien ami et son ancienne femme sans en trop souffrir. Il les avait, depuis ce retour, rencontrés chacun une fois, et ni l’une ni l’autre de ces deux rencontres ne lui avait, en effet, produit cette révulsion violente qu’il redoutait malgré tout. Les deux fois, ils lui étaient apparus comme des êtres si profondément, si absolument hors de sa vie. A force de penser à eux d’une manière constante et en dehors de tout événement, leur personne vraie lui était devenue moins réelle que l’image qu’il se faisait d’eux et qui continuait pourtant à lui ronger l’âme, d’une morsure secrète, mais inguérissable, il était malade autrement qu’au premier jour, mais autant, il le sentait trop en ce moment même. Il l’avait trop senti dans deux circonstances, qui se représentaient à son souvenir, maintenant, avec une précision singulière, et qui marquaient les derniers épisodes de cette tragédie… II se revoyait l’année précédente, quelques semaines avant la mort, alors impossible à prévoir pour lui, de Jules Bérion, recevant un jour, par la poste et recommandée, une lettre sur l’enveloppe de laquelle il avait reconnu l’écriture, associée pour lui à tant d’estime et d’affection jadis, à tant de rancœurs ensuite et de mépris. Il se rappelait. Il avait tremblé en touchant cette enveloppe, qu’il avait posée sur la table avec une aversion physique, à l’idée des doigts qui l’avaient maniée. Il ne s’était demandé que plus tard quel motif avait pu décider le second mari de Jeanne à lui écrire. Sur la minute, il avait été repris d’une frénésie de haine pareille à celle qui le secouait, sur le pont du paquebot, sept ans auparavant. Il avait allumé une bougie, pris l’enveloppe sans l’ouvrir entre des pincettes, et il l’avait brûlée à cette flamme. Quand il n’était plus resté de cette lettre qu’un débris noirâtre, il avait sonné son domestique, et il avait éprouvé un enfantin, mais profond plaisir à dire à cet homme, brutalement : « Balayez-moi cette saleté… « Un mois plus tard, deux lignes, aperçues à la seconde page d un journal, lui faisaient sauter le cœur dans la poitrine. Il y lisait : « Les obsèques de M. Jules Bérion, ancien maître des requêtes au Conseil d’État, ont été célébrées hier. L’inhumation a eu lieu au cimetière de Passy… »

III[modifier]

Ce tourbillon de réminiscences avait été si violent, elles avaient emporté Michel si loin dans le passé, que sa reprise de conscience fut celle d’un homme qui se réveille d’un accès de somnambulisme. Il se retrouva hors du clos funèbre, dont il avait franchi le seuil sans même s’en rendre compte. Il était en train de longer le mur de soutènement qui ferme le cimetière du côté de l’avenue Henri-Martin. Le trottoir étant ici en contre-bas, une imagination singulière frappa soudain le promeneur, qui venait pourtant de se reprendre et de se dire : « Je ne guérirai donc jamais ! » Il ouvrit par la pensée une galerie dans ce mur et il se prit à songer que s’il la suivait il rencontrerait le caveau de son ancien ami, que ce corps détesté, même aujourd’hui, reposait là, juste à la hauteur de sa tête, presque de plain-pied avec lui. Cette étrange idée lui r endant plus présent encore ce que le gardien venait de lui apprendre, une question se posa devant sa rêverie, mais nette, mais précise. — « Pourquoi, » se demandait-il, « oui, pourquoi a-t-il voulu être enterré là ? ,.. Pourquoi ?… Mais pourquoi m’a-t-il écrit un mois avant sa mort ? Se savait-il atteint ? Sans aucun doute, si j’en crois ce que m’a raconté ce gardien, qui n’avait pas de raison, lui, pour me mentir… Que me disait-il dans cette lettre ? Il m’y demandait pardon, sans doute. Pardon ? Comme s’il y avait un pardon pour cet outrage. Comme si rien, rien, même la mort, pouvait effacer cette chose, empêcher qu’il ne m’ait trahi, infâmement, ignoblement trahi… Sur le point de mourir, un peu d’honneur lui est revenu. Il s’est repenti… Il a désiré une pitié de moi, un mot, un geste, de quoi adoucir un peu son agonie… Et puis, comme il a vu que je ne lui répondais pas, il a voulu me braver, même dans la mort. Voilà le secret du choix de son tombeau. Ah ! L’ignominie !…"

C’eût été une ignominie, en effet. Mais Michel avait beau se démontrer à coups de raisonnement que c’était là le motif pour lequel Bérion avait choisi ce cimetière, quelque chose protestait dans leur commun passé, cet indestructible passé de l’enfance et de la première jeunesse qu’il n’est donné à l’homme d’abolir tout à fait ni dans son cœur ni dans celui de ses compagnons d’alors, quoi qu’il leur fasse et quoi qu’on lui fasse. Et, malgré tous les efforts de sa volonté, l’énigme contre laquelle il se heurtait depuis huit années avec désespoir surgissait de nouveau devant la pensée du malheureux. Comment son ami en était-il venu à lui faire cela, à lui mentir de ce hideux mensonge, à lui déshonorer son foyer, à déshonorer leur amitié aussi, cette mâle et loyale affection, cette espèce de poème à deux, tout fait d’estime et de confiance, dont ils s’étaient, tant d’années durant, enorgueillis l’un et l’autre ? Jules avait pourtant été son ami, son véritable ami. Par milliers, des scènes de leur commune enfance et de leur jeunesse s’évoquaient devant la mémoire de Michel Gontier, naïves preuves d’une fraternité d’élection qui n’avait pas tenu, hélas ! devant la grâce tentatrice d’une femme… C’était là sinon l’excuse, au moins l’atténuation du crime que Bérion avait commis envers cette amitié, qu’il y eût été invité, provoqué, entraîné par Jeanne. Que de fois Michel avait entrevu cette vérité, évidente pour qui connaissait comme lui ces deux êtres ! Cette évidence, il n’avait jamais voulu l’accepter ; mais, le long de ce mur de cimetière, remué jusqu’au fond par cette idée que son ancien ami reposait pour toujours à quelques pas, voici que tous deux, cette femme et cet ancien ami, se représentaient à lui dans cette réalité profonde de leur nature qui donnait si bien le mot de l’affreuse énigme ! Elle lui apparaissait, elle, avec son joli visage de blonde sensuelle et curieuse, avec ses yeux un peu glauques où, par moments, passait comme une cruauté ; avec ce je ne sais quoi de dangereux et de caressant, de félin et d’enveloppant qui était en elle. Même à l’époque où il l’aimait avec la foi la plus aveugle, Michel avait souffert de ce qu’il devinait, dans cette séduisante et souple enfant, d’indiscernable et de redoutable. Elle ne lui avait jamais été claire et transparente. Il l’avait toujours sentie prête à lui couler entre les mains, plus forte que lui, d’une force subtile, agile et, il le comprenait à présent, perverse. L’ami de sa jeunesse, au contraire, était une âme si facile à pénétrer : toute en grands élans, avec des faiblesses enfantines ; — toute en hautes aspirations sans esprit de suite, délicate, mais si mobile, si entraînable, si dominée par ses impressions ! Sa physionomie, restée longtemps plus jeune que son âge, et comme inachevée, disait cela. Il avait de beaux yeux ardents sous un front de lumière, et une sensualité dans la bouche qui, par instants, dégradait sa noble figure… Qu’il eût été, dans ce drame d’adultère, l’être séduit, et elle, l’être séducteur, Michel encore maintenant ne l’admettait pas… Il ne l’admettait pas. Mais il le savait bien. Ce qu’il ne savait pas, en revanche, ce qu’il n’avait jamais essayé de savoir, parce qu’il n’aurait pu assouvir cette passionnée curiosité que par la plus avilissante enquête, c’étaient les rapports de ces deux êtres, lui une fois disparu, dans ce criminel ménage que son mépris leur avait permis. Qu’il se l’était posée souvent, cette autre question : « Sont-ils heureux ? » Et de nouveau une sorte de suggestion émanée de ce cimetière dont il ne pouvait plus se détacher le forçait de se demander : « Ont-ils été heureux ? » En se répétant ces mois mentalement, il allait et venait le long de ce triste mur, derrière lequel dormait, muet pour toujours, celui qui seul aurait pu y répondre. « Ont-ils été heureux ? » reprenait le promeneur, et, par un travail involontaire de sa mémoire, il ramassait, il mettait ensemble les éléments qu’il avait recueillis malgré lui, durant ces années… Leur genre de vie d’abord ? Il s’en rendait compte à présent, ce genre de vie avait été dominé par une volonté constante que son existence, à lui, ne fût jamais entravée par la leur. Bérion avait démissionné du Conseil d’État pour être à même de quitter Paris quand lui, Gontier, y rentrerait. Il avait démissionné pareillement des deux cercles dont ils faisaient partie l’un et l’autre. Il s’était arrangé pour s’effacer de leur monde, pour en effacer sa femme. De qui était venue cette résolution ? De Jules, Michel en était sûr, de ce Jules dont il ne pouvait oublier le regard, la seule fois qu’ils s’étaient rencontrés, face à face, sur un trottoir de rue, un regard aussitôt détourné, pas assez tôt pour qu’il n’eût pas eu le temps d’y lire une prière et une douleur… Quelle douleur ? Par contraste, Michel se rappelait sa rencontre avec Jeanne, unique aussi, mais non inoubliable : elle sortait d’un magasin de la rue de la Paix, riant très haut, parlant à une autre femme dont la toilette tapageuse révélait l’excentricité sociale, vêtue elle-même avec cette élégance trop marquée où il y a de l’affichage, de la mauvaise compagnie, un rien de déclassement. Elle était plus jolie encore qu’autrefois, un peu plus forte, avec son même teint éclatant de fraîcheur, ses yeux gais et une audace dans toute sa personne qu’aucune pudeur n’avait fait tressaillir en le voyant. Elle était montée dans une victoria élégamment attelée, en disant certainement à sa compagne : « Tiens, voilà mon premier mari… » Car celle-ci s’était retournée presque aussitôt pour dévisager Gontier… Que prouvait l’antithèse de ces deux rencontres ? Rien. Sinon que dans ce ménage de divorcés, l’homme gardait la honte de l’ancienne trahison envers son ami, et la femme, non… Que prouvait de plus la démarche tentée par Bérion avant sa mort ?… Mais, s’il en était ainsi, — et il en était ainsi, — comment cette honte se conciliait-elle avec le choix de ce tombeau ? Et Michel regardait, par-dessus le mur, se profiler les croix et les mausolées ; il se disait : « C’est un de ces monuments-là peut-être qui est le sien, peut-être celui-ci, peut-être celui-là… » et de nouveau la terrible curiosité de voir cette pierre grandissait, grandissait en lui, jusqu’à une seconde où les émotions contradictoires qui venaient de le remuer se fondirent en un insensé, en un irrésistible besoin de le voir, en effet, ce tombeau ; de dévorer de ses regards le nom du mort enseveli là, — comme si le secret de ce qui avait suivi la trahison pouvait s’échapper de ce caveau, choisi par cet homme. Pourquoi ?… Par quelle cruauté d’outre-tombe ?… Par quelle supplication peut-être ?…

IV[modifier]

Il était entré dans la loge du conservateur, le cœur battant, la pourpre aux joues, la voix étranglée, comme au moment de commettre une mauvaise action. Il avait demandé où était cette tombe, à la seule idée de laquelle il s’était enfui du cimetière tout à l’heure. Il suivait l’allée centrale, maintenant, ayant à la main le papier administratif que l’employé lui avait remis, et qu’il lisait d’un œil machinal, étreint, même dans son trouble, par la tragique impersonnalité de ce document qui faisait tenir toute une destinée humaine entre les quelques formules imprimées : « Le conservateur soussigné certifie que le corps de M. Bérion, Jules, a été inhumé le 8 décembre 189., et placé en concession perpétuelle, 15e division, ligne sud, numéro 18 par l’est… » Michel répétait en cherchant les poteaux indicateurs : Quinzième division, quatrième ligne ; » il comptait les monuments… Tout d’un coup il s’arrêta, si bouleversé de ce qu’il voyait qu’il dut s’appuyer contre un arbre pour ne pas défaillir. Il lisait bien le nom de Jules Bérion sur une pierre très simple, qu’une croix décorait seule, et la date ; mais, au milieu des autres tombes toutes fleuries de gerbes fraîches, cette pierre apparaissait nue, déjà abandonnée. Elle n’avait d’autre parure que les couronnes artificielles posées là l’autre année, lors de l’enterrement, qui commençaient de s’en aller en lambeaux… Devant l’évidence que personne n’était venu ni la veille ni l’avant-veille, ni de toute l’année sans doute, visiter cette tombe, une inexprimable pitié envahit l’ami outragé, le mari trahi. Toutes les questions auxquelles il venait de se meurtrir le cœur eurent en un instant pour lui une claire réponse. Il comprit ce qu’avait dû être pour le mort la femme qui n’avait pas même trouvé en elle de quoi venir fleurir cette tombe dans ce premier anniversaire. Pour la première fois depuis ces huit années, l’âcreté de sa douleur se fondit. Quelque chose d’infiniment tendre palpita en lui, une charité pour celui qui, après lui avoir fait tant de mal, avait autant souffert que lui, et par le même être. C’était pour cela, pour que Michel éprouvât cette pitié, pour qu’il lui pardonnât peut-être, que son ancien ami avait voulu reposer là, dans un endroit où il savait que l’autre ne pourrait pas ne pas venir…

Quelques instants plus tard, le père Bonnet, qui continuait sa ronde de surveillance par ce bleuâtre après-midi d’automne sur le point de s’assombrir, put voir avec stupeur le même promeneur dont la fuite brusque, à la seule mention de la tombe Bérion, l’avait tant décontenancé, en train de pleurer, en déposant sur cette tombe des brassées de douces, d’odorantes, de fraîches roses…



Novembre 1899.