Un réveillon (Bourget)

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  UN REVEILLON


A Félix Jeantet

I[modifier]

Il y a de cela bien des années, — trop d’années ! — Je venais de quitter le collège et j’habitais le quartier Latin en qualité avouée d’étudiant en grec. Je suivais à cet effet les cours de l’École des hautes études, qui se tenaient alors dans deux petites pièces au troisième étage d’un des plus vieux corps de bâtiment de la vieille Sorbonne. Mais ces travaux de paléographie et de critique des textes n’étaient qu’une excuse à ne pas m’engager dans une carrière déterminée. Ma vraie besogne était ailleurs. Dans ma pauvre chambre meublée de la rue des Écoles, les tiroirs contenaient très peu de « conjectures » et de « contributions » philologiques. Il s’y rencontrait, en revanche, des fragments de poèmes en grand nombre, force ébauches de romans, de nouvelles, de drames, et aussi, pourquoi ne pas l’avouer, pas mal de billets d’une orthographe incertaine où s’épanchait le sentimentalisme de jeunes habitantes de ce quartier, aux mœurs aussi incertaines que cette orthographe ; car mes camarades et moi, nous croyions de bonne foi apprendre La Vie - avec quelles majuscules ! — en dépensant les précieuses, les si courtes heures de notre jeunesse et, ce qui est pire, la délicate fleur de notre sensibilité à courtiser des beautés de brasserie et de bals publics… Quand je dis mes camarades, je veux parler des hardis bohémiens, candidats comme moi au titre d’homme de lettres, que je fréquentais hors de la docte école où j’étais élève. Ayant toujours eu un goût singulièrement vif pour une existence en partie double, — trait commun à beaucoup d’écrivains d’imagination, — je me gardais bien de présenter ces compagnons de mes irrégularités, au demeurant assez innocentes, à mes condisciples en philologie. J’allais jusqu’à leur cacher que je m’occupasse peu ou prou de la littérature moderne. Je passais ainsi de la bibliothèque nationale, où j’avais collationné de mon mieux le manuscrit Sigmâ de Démosthène, à un atelier de peintre impressionniste, ou bien à l’arrière-salle du café Tabourey, le lieu de ralliement, aujourd’hui disparu, des débutants de lettres en ces années lointaines. Ces sautes subites de milieu me procuraient des délices de mystère bien enfantines, car dix mois s’étaient passés à peine que je renonçais définitivement à l’érudition pour suivre mes goûts, comme j’aurais dû faire aussitôt en toute franchise. Pourtant je ne regrette pas ces longues séances d’assiduité aux conférences de la petite salle située sous les combles de la Sorbonne, car c’est là que j’ai connu le plus original, le plus charmant et aussi - étrange ironie du sort - le plus romanesque des amis que j’aie eus dans cette période trouble de ma jeunesse. Cette originalité même et ce romanesque, unis chez cet incomparable garçon à un si assidu et si modeste effort de savant (il étudiait la grammaire comparée), auraient dû m’avertir, dès lors, que les sources profondes de la vie de l’âme coulent d’autant plus riches et plus chaudes que les habitudes sont plus réglées et l’ambition plus humble. Je crois bien que je percevais vaguement cette supériorité sentimentale du peu littéraire Charles Durand, — ainsi s’appelait mon ami, — et c’était pour ce motif, je pense, que je me plaisais si particulièrement à sa société, quoique nous n’eussions pas deux idées communes. Sans nul doute, il se rendait compte, lui aussi, de mon respect inconscient pour son beau et noble cœur. Autrement, m’aurait-il pris pour confident et pour complice dans une aventure que j’ai souvent eu la tentation de raconter, car c’est le plus délicat souvenir, le seul parfaitement délicat peut-être, qui surgisse pour moi des pavés quand le hasard me ramène du côté de cette montagne Sainte-Geneviève. Ah ! que j’ai vraiment passé là une mélancolique jeunesse, entre l’excès du travail, l’immédiate expérience de la concurrence littéraire et de ses âpretés, d’une part, et, de l’autre, le précoce désenchantement des indignes amours ! Aucune de ses misères ne se mélange au coin si frais de mon intimité avec Charles. A cette époque de l’année surtout, et quand revient, avec les fêtes de Noël, l’anniversaire de la soirée où s’est joué le petit drame auquel je viens de faire allusion, son fantôme hante ma mémoire avec une douceur singulière. Et pourquoi tairais-je le secret dont je fus alors le dépositaire ? Qui se rappelle mon ami, maintenant, après qu’il est mort inconnu, tout jeune encore, sans avoir rempli son mérite, au cours d’une mission scientifique aux Indes ? Et si la femme, aujourd’hui presque vieille, qui fut aimée de lui sans qu’il le lui ait jamais avoué apprend, en lisant ce récit, la profondeur du sentiment qu’elle lui avait inspiré, elle aura peut-être une minute d’amer regret. Peut-être le remords la saisira-t-il d’avoir mal jugé celui qui n’est plus. Et quelquefois, je me dis que le mort a droit à ce sentiment au fond de sa tombe. Mais lira-t-elle ces pages et, si elle les lit, y croira-t-elle ?…

II[modifier]

J’ai prononcé, tout à l’heure, à propos de Durand, le mot d’originalité. Il ne le justifiait guère au premier regard. A le voir, cheminant le long du Luxembourg, près duquel il habitait, à l’angle de la rue de Fleurus et du jardin, vous eussiez juré quelque maître clerc se rendant à son étude, tant sa propreté dénonçait l’homme de bureau qui doit, tous les jours, à la même heure, s’asseoir à la même table, pour accomplir la même besogne, changer sa jaquette de ville contre un même veston de travail, passer les mêmes manches de lustrine, ouvrir sa serviette du même geste paisible, tenir des dossiers soigneusement classés et grossoyer des pièces de la même claire écriture. Il était grand, le teint rose, les cheveux blonds tirant sur le roux, avec de bons yeux bleus qui riaient derrière de respectables lunettes, des lunettes de membre de l’Institut, déjà cerclées d’or. Cette fraîcheur de son visage, cette candeur de ses prunelles, une certaine rusticité comme répandue sur toute sa personne, dénonçaient une jeunesse tout entière passée loin de Paris. II avait fait toutes ses études, sous la direction d’un prêtre, dans la toute petite ville de Lorraine où son père était juge de paix. Comment ce modeste desservant d’une pauvre paroisse de province s’était-il trouvé un éducateur assez distingué pour que son élève eût passé sa licence à Paris, sans autre préparation que celle-là ? Je n’ai jamais eu le mot de cette énigme. Quand Charles parlait du curé de Raon-en-Montagne, c’était avec une simplicité qui me donnait seulement l’idée d’un bonhomme de soixante ans, occupé de ses fleurs et de ses abeilles, un peu maniaque et volontiers caustique. Ce solitaire avait pourtant appris à son pupille, outre le latin et le grec, la langue allemande, que mon ami parlait couramment ; les mathématiques, en particulier l’astronomie ; l’histoire de la philosophie, où Charles était de première force, et la musique. Il avait sur le violon ce que les gens du peuple appellent un joli talent d’amateur. Enfin, il devait à son maître les premiers éléments du sanscrit. Il lui devait surtout une discipline qui m’émerveille encore aujourd’hui lorsque je me rappelle mes visites à cet appartement de la rue de Fleurus. Du balcon, je voyais les cimes des arbres verdoyer ou blondir dans le jardin, suivant la saison ; les blanches statues des reines, le palais grisâtre, puis, à l’horizon, le dôme lustré du Panthéon par delà les toits d’ardoises. Un ordre minutieux régnait dans les trois pièces. La bibliothèque, par le choix de ses livres, proclamait les curiosités complexes du maître du logis : les poèmes de Gœthe et de Heine, dans le texte, y voisinaient avec les partitions de Schumann et de Beethoven ; les travaux de Delaunay sur la lune coudoyaient les plus récents mémoires de l’Académie des inscriptions ; et la journée de Charles était si exactement distribuée, son emploi de temps réglé avec une telle précision, qu’il trouvait le moyen de pousser de front les disparates études que ces volumes représentaient. Il était soutenu dans ces travaux par ce mélange singulier de patience et d’enthousiasme pour la vérité qui dut se rencontrer au même âge chez le Littré de l’hôpital de la Charité et le Taine de l’École Normale.

— « Ce que je rêve, " me disait-il un soir de printemps. — Qu’il m’est présent à cette seconde, ce doux soir, avec une exactitude presque douloureuse ; et le bruissement, sous le balcon, des arbres du Luxembourg ; et la voix de Charles, avec son accent lorrain un peu chanteur ; et ses yeux regardant le ciel, et ce ciel du mois de mai fourmillant d’astres ! — « Ce que je rêve, c’est d’écrire une histoire parallèle du sentiment religieux chez les races asiatiques et de leurs connaissances astronomiques et musicales. Je suis très fort d’avis, » il employait souvent ce petit idiotisme vosgien, « qu’il y a toujours eu le plus étroit rapport entre la théorie du rythme, celle des nombres, l’intuition de l’harmonie de la nature et le développement du sens du Divin. Si les forêts, comme le prétend Montesquieu, ont enseigné à l’homme la liberté, les étoiles lui ont enseigné Dieu… La Bible a dit cela comme elle a tout dit, avec cette lucidité impérative qui est, pour moi, la plus sûre preuve de son origine supra-humaine : Cœli enarrant gloriam Dei… Nous avons à démontrer par la Science ce qui nous a été donné par la révélation. C’est toute la tâche du monde moderne… » Comme on voit, Charles était resté chrétien convaincu. Le prêtre qui l’avait élevé avait fait de lui, à sa propre image, un catholique platonicien. Que n’ai-je noté sur le moment les belles méditations métaphysiques auxquelles il s’abandonnait devant moi et dont les quelques lignes que je viens de transcrire donneront du moins le ton de solennité - un peu juvénile, je le confesse ? Puis il revenait, en rougissant un peu, à quelque détail de vie pratique et bourgeoise, — comme de vérifier si la lampe à esprit-de-vin sur laquelle il faisait bouillir l’eau, pour notre grog du soir, brûlait d’une flamme assez nourrie ; si l’eau-de-vie de kirsch, dont il réservait pour ses intimes une précieuse bouteille expédiée de Raon, n’avait pas trop diminué entre les mains de sa femme de ménage. Il avait gardé de sa province des habitudes d’installation domestique qui contrastaient, au moins autant que la sévérité de ses mœurs, que sa conscience scrupuleuse de savant et que sa foi religieuse, avec les à peu près de mon existence d’alors. Ses parents, que je n’ai entrevus qu’une fois, pas assez pour rien connaître d’eux, sinon leur physionomie ouverte et réfléchie d’excellentes personnes, très naïves, mais très avisées, lui envoyaient toutes ses provisions, depuis son beurre jusqu’à son bois, et depuis son vin jusqu’à sa viande. Une cuisinière à la journée tenait son intérieur, auquel lui-même donnait la main, bravement et gaiement. Il m’est arrivé vingt fois de le surprendre qui remontait de sa cave, portant, dans un panier de fil de fer, les quelques flacons qui devaient suffire à sa consommation de plusieurs jours. Ou bien il était à ranger ses bûches de la semaine dans la soupente attenant à sa minuscule cuisine, de ces mêmes doigts qui, tout à l’heure, venaient de rédiger une note pour la Revue Critique, à laquelle il collaborait déjà ; de correspondre en allemand avec quelque illustre indianiste d’outre-Rhin, ou de promener l’archet sur le violon pour se préparer à la soirée bihebdomadaire chez les John Mitford, ses amis anglais dont il me parlait toujours. — « John est venu à Paris, pour composer un grand ouvrage sur notre cabinet des médailles, » me disait-il ; « c’est un archéologue de premier mérite, quoique je lui reproche, comme à tous les Anglais, de trop s’en tenir aux faits et de ne pas animer ses recherches par des théories. La science est morte, si l’imagination ne s’y mêle pas pour la vivifier… Mme Mitford, elle, est une artiste. Ah ! la musicienne admirable !… J’y vais tous les mercredis et tous les samedis. Ils habitent un peu loin, à Passy, mais c’est un tel repos pour moi, après de longues séances à la bibliothèque, de trouver mon couvert mis à cette table autour de laquelle il n’y a que des visages qui me sourient : John, sa jeune femme, leur petit garçon Bobby et leur petite fille Mabel… Les enfants vont se coucher et elle et moi, nous commençons de jouer depuis neuf heures jusqu’à minuit quelquefois, elle au piano, moi sur le violon, pendant que John corrige les épreuves du premier volume de son ouvrage… Quand ils partiront, je serai bien seul… Il faudra que vous les connaissiez. Lui, est si bon, et elle, est si jolie !… »

III[modifier]

Ce crayonnage, tout superficiel soit-il, de cette avenante physionomie de jeune savant suffira-t-il pour faire comprendre de quelle stupeur je demeurai saisi lorsque, sur la fin d’un jour noir de décembre, je vis entrer dans ma chambre ce sage et gai Charles Durand, les joues un peu creusées, le teint pâli, les traits altérés, enfin avec un visage si différent de l’accoutumé que je ne pus m’empêcher de m’écrier : — « Est-ce que vous avez été malade, Charles ? Vous avez l’air si étrange… » — « Ce n’est rien, » répondit-il, « je me suis un peu surmené ces temps derniers… C’est pour cela que vous ne m’avez pas vu… » Nous étions restés, en effet, presque six semaines sans aller, moi, rue de Fleurus ; lui, rue des Écoles. Il aurait eu le droit de me reprocher ma négligence, au lieu d’excuser la sienne, car c’était moi qui lui devais une visite, et, d’ordinaire, son fonds de provincialisme le rendait, sinon susceptible, du moins méticuleux sur ce chapitre. Mais il avait bien pensé à compter les visites reçues et rendues ! Il continua, et un rien de rougeur lui montait à la joue, tandis qu’il parlait, d’une manière si contraire à toutes les données de son caractère habituel que, pour un peu, j’aurais douté de la réalité de son discours. — « Il faut me distraire, voyez-vous, et j’ai pensé que votre amitié voudrait bien m’y aider… Nous sommes le 23, — c’est demain la veille de Noël… êtes-vous engagé pour le réveillon ?… » — « Nullement, » lui répondis-je, « et s’il s’agit de souper avec vous quelque part, j accepte d’avance, quoique les restaurants du Quartier, cette nuit-là, soient terriblement bruyants… C’est une bousculade, une cohue… » — « Aussi est-ce chez moi que je voudrais vous avoir à souper, « interrompit-il ; puis, avec une hésitation : « Vous me pardonnerez cette demande : vous avez bien une amie à amener, et cette amie elle-même a bien une amie ?… » — « J’en aurais une, » fis-je gaiement, « que je l’amènerais très volontiers souper avec nous, et une autre avec elle, d’autant plus que deux filles du quartier Latin dans votre cellule de philologue, ce serait un spectacle d’un haut pittoresque… Mais je n’ai pas d’amie depuis plusieurs semaines déjà, ni envie d’en reprendre… La dernière m’a trop fait souffrir. J’en suis, vis-à -vis d’elle, à l’état dont parle votre ami Henri Heine, très fier, comme les dix mille Grecs, de m’être illustré par ma fuite ! " — « Mais, » insista Charles, sans sourire au rappel de cette boutade d’une légèreté toute germanique, « il doit pourtant y avoir dans le Quartier deux dames de votre connaissance qui seraient heureuses de réveillonner un peu mieux qu’avec des étudiants brutaux et bavards, deux petites ouvrières par exemple, que sais-je ?… » J’admirais que, pour formuler celte immorale proposition, il employât des mots toujours si convenables : des « amies », des « dames ». Le souvenir me vint subitement de deux créatures, lesquelles servaient de modèles à l’un des peintres qui fréquentaient alors le cénacle du Tabourey, Maxime Fauriel, le portraitiste aujourd’hui célèbre. Ces deux modèles étaient deux sœurs, jolies de visage, douces de manières, pas plus vertueuses qu’il ne seyait à leur profession et avec qui j’avais ces relations de l’ami de l’amant, charmantes dans tous les mondes quand elles sont sincères. Je les avais connues, liées pour de longs mois, l’une et l’autre, avec deux de mes camarades du Tabourey, et j’étais très sûr, d’abord qu’elles accepteraient volontiers, si elles étaient libres, de réveillonner en ma compagnie ; puis qu’elles ne détonneraient pas trop dans le décor un peu sévère où l’ermite de la rue de Fleurus se proposait d’inaugurer une nouvelle et très inattendue forme d’existence, — poussé par quels motifs ? Je me posais tout bas cette question à la minute même où je lui disais tout haut mon projet d’invitation : — " Demain matin, je saurai si ces deux petites peuvent venir, et je vous en avertirai par un mot… » — « Tâchez qu’elles viennent, elles ou d’autres… » insista-t-il sur un ton si énervé, si troublé, si peu en rapport avec son offre de fête galante, que j’entrevis ou crus entrevoir derrière ce programme d’amusement voulu et calculé un drame secret, une passion peut-être à oublier. — Une passion ? Mais pour qui ? Charles n’allait pas dans le monde. Sa démarche même auprès de moi révélait toute sa naïveté : il ne fréquentait aucun des rendez-vous de plaisir où un garçon de son âge aurait pu rencontrer des yeux et des sourires auxquels se prendre. Un instinct m’avertit que, s’il y avait quelque femme dans la vie du musicien philologue, ce ne pouvait être que cette Mme Mitford, la mystérieuse Anglaise dans l’intimité de laquelle un mari trop confiant lui permettait de vivre, et qu’il ne me faisait jamais connaître, tout en m’en parlant sans cesse. Et, vite, un roman se dessina dans mon imagination, ou plutôt plusieurs possibilités de roman : Charles se laissant aller à la séduction de la jeune femme, et le lui déclarant un jour ; celle-ci indignée et le consignant à la porte, — premier scénario. Celle-ci touchée de cet amour et y cédant une fois, deux fois, pour être ensuite saisie de remords et rompre tout d’un coup, — second scénario. Ou bien encore la jalousie soudain éveillée du mari, et une rupture obligée dont le jeune homme essayait de se consoler, — troisième scénario. Bref, ma curiosité fut du coup excitée au plus haut point, et j’eusse été déçu pour mon propre compte si les deux petites Guémiot n’avaient pas été libres, — c’était le nom des deux modèles. — Elles étaient libres et répondirent au billet par lequel je leur avais transmis l’invitation de Charles par une épître collective dont je crois voir encore la signature : un « Irma » en tout petits et un « Zéphyrine » en très grands caractères ; et en post-scriptum cette dernière, qui était la cadette et la femme pratique de la famille, avait ajouté et souligné : « Vous savez, en camarades… » C’était de quoi rassurer mes scrupules sur l’étrange mission dont j’avais consenti à me charger. A vrai dire, j’en avais bien quelques-uns, que j’aurais eu honte de m’avouer seulement. Je traversais alors cette crise commune à tous les garçons auxquels manque un principe de certitude intérieure et que la passion de l’indépendance a jetés dans un milieu de tout point hostile à leur atmosphère familiale. Je m’appliquais à sentir au rebours de mes instincts les meilleurs. Absurde et dangereuse manie qui n’était pourtant qu’une manifestation déviée d’un besoin très légitime, celui de me constituer dans la vérité personnelle de mes goûts et de mes idées… Et pourquoi le cacherais-je ? En montant le lendemain, veille de Noël, avec la blonde Irma et la brune Zéphyrine, l’escalier de Charles Durand, sous le regard scandalisé du concierge, j’étais fier de mon rôle de jeune homme déjà si lancé dans la vie facile qu’en vingt-quatre heures il avait pu découvrir deux compagnes de réveillon aussi jolies que les deux pauvres modèles. Mon Dieu ! Dans quel hôpital ou dans quelle échoppe auront-elles fini ? Mais qu’elles étaient fraîches et rieuses et gaiement gamines le long des marches cirées de cette maison respectable ! — « Vous savez, » leur avais-je dit, « mon ami n’est pas de la Bande… » La Bande, c’était Maxime Fauriel, c’étaient Claude Larcher, Jacques Molan, André Mareuil… C’étaient… A quoi bon évoquer cette légion de spectres, — spectres de compagnons de plaisir qui sont morts, et quelques-uns misérablement, — spectres de confrères de la première heure auxquels je ne peux penser sans que le vers poignant du poète me revienne au cœur :

Dans des amis vivants je me suis vu mourir…

Mais ni les trahisons du sort ni celles des âmes n’avaient encore entamé cette solidarité de nos vingt ans, et, pour les deux petites Guémiot, comme pour moi, ces mots cabalistiques : « la Bande ! » représentaient uniquement des heures de libre fantaisie goûtées en commun cordialement et insouciamment. Aussi eurent-elles toutes deux un hochement de tète d’une mutinerie un peu triste pour répondre. — « On est des dames quand on veut," avait dit Irma, « et puisque c’est en camarades… » — « Ça nous rappellera le temps où nous posions chez le vieux ***, » et Zéphyrine avait nommé un des artistes les plus sévères de l’Académie des beaux-arts. « Tu sais, » avait-elle ajouté en se retournant vers moi, — je crois revoir sa souple taille si gracieusement cambrée sur la rampe, — « c’est moi la Géométrie, dans sa grande machine du Salon, il y a deux ans… et Irma, c’est l’Histoire… La Géométrie, et allez donc !… L’Histoire, et allez donc ! » Et elle imitait le geste du pied et de la main des quatre filles Marasquin dans le Mari de la débutante, l’adorable comédie de Meilhac et d’Halévy que nous étions allés voir, elles, Fauriel, Larcher et moi cinquième, l’hiver précédent. Cette évocation était d’autant plus irrévérencieuse qu’à l’instant même où le pied et la main du modèle esquissaient cette pantomime d’un demi-cancan, le musicien-philologue, qui nous épiait sans doute, ouvrait lui-même sa porte. C’était comme si l’impertinent salut de la rieuse Zéphyrine lui eût été adressé tout spécialement. Il en demeura interloqué, les yeux écarquillés derrière ses lunettes, le sang de la timidité à ses joues, et sa voix était presque étouffée d’émotion pour me dire : — « Voulez-vous me présenter à ces dames, que je les remercie d’avoir accepté mon invitation sans plus de cérémonie ?… »  

IV[modifier]

L’étrange garçon, et comme je sentis, dès les premiers instants, que mon hypothèse sur lui s’était trompée et qu’il n’avait nullement l’idée de chasser, comme dit le proverbe, un clou par l’autre, et de courtiser une fille facile pour oublier quelque femme aimée secrètement et malheureusement, cette Mme Mitford, par exemple, dont je l’avais soupçonné d’être épris ! Et comme mes deux compagnes, venues là en aventurières d’atelier, sans but, sans projet, pour passer une soirée libre, manger à leur faim, boire à leur soif et, si le cœur leur en disait, aimer à leur guise, sentirent aussi qu’elles étaient en présence d’un être tout à fait différent des convives de leurs soupers ordinaires ! Je les vois encore, assises dans le cabinet de travail, leurs chapeaux et leurs manteaux ôtés, des blouses rouges de soie molle autour de leurs jeunes bustes, regardant les bibliothèques bien rangées, la table à écrire soigneusement tenue, le pupitre à musique, le violon dans sa boîte, les gravures pendues au mur, et qui étaient des vues du Forum, du Panthéon, des temples d’Agrigente et de celui de Ségeste ; me regardant, regardant notre hôte ; — et elles étaient si dépaysées qu’elles n’osaient trop ni causer ni rire. Lui-même paraissait à peine s’apercevoir de notre présence. Il m’avait bien demandé, en insistant, de venir à dix heures précises pour faire connaissance avant le souper, que nous avions, d’un commun accord, fixé à onze heures. Cette combinaison nous permettrait, si les demoiselles Guémiot avaient cette fantaisie, d’aller à Saint-Sulpice, l’église la plus voisine, entendre les chants de la messe de minuit. Il nous expliqua de nouveau ce religieux projet de fin de soirée avec un sérieux qui n’étonna pas trop les deux modèles, mais qui m’étonna, moi, plus encore que le reste. Je savais que Charles était pieux, presque dévot. Et, qu’il mélangeât avec cette désinvolture un acte, pour lui aussi grave que l’audition d’un office, à une partie de ce genre, cela me paraissait un paradoxe égal à la présence, rue de Fleurus, des deux créatures qui répliquaient, avec ce fonds de vague religiosité romantique si fréquent chez les filles : — « Quelle bonne idée ! Nous avons toujours voulu entendre la messe de minuit à Paris, et, depuis cinq ans que nous y sommes, nous n’avons jamais pu… » C’était Zéphyrine qui parlait. — « L’année dernière encore, Max nous l’avait promis, » disait Irma, « et puis, on avait son petit plumet, et alors !… » — « Est-ce que vous attendez quelqu’un d’autre, Charles ? « interrogeai-je à mon tour. Je remarquais que notre hôte ne cessait guère, depuis notre entrée, de consulter la pendule. Ma question le touchait, sans que je m’en rendisse compte, à une place très sensible, et il fut réellement décontenancé pour me répondre : — « Mais non, je n’attends personne… » Et comme pour donner un démenti à cette dénégation, prononcée d’un accent qui en dénonçait seul l’inexactitude, voici qu’un coup de sonnette retentit, trop franc et trop prolongé pour qu’il ne parvint pas d’un visiteur habituel, et accueilli par Charles avec trop de confusion pour qu’en dépit de sa phrase de tout à l’heure il ne fût pas convaincu d’avoir compté sur ce visiteur. — « Je ne sais pas qui peut bien venir si tard, » balbutia-t-il cependant, en soulignant son mensonge par cette maladroite excuse : — « Vous permettez ?… » — « C’est sa bourgeoise qui vient le surprendre, » dit tout bas Irma en clignant de l’œil. « Ça va être drôle… » — «  Mais non, » fit Zéphyrine, « il aurait fermé la porte… » Charles, en effet, avait laissé derrière lui grande ouverte la porte de son cabinet, lequel donnait sur l’antichambre, si bien que nous pouvions voir distinctement la personne qui venait de sonner ainsi, et que cette personne, de son côté, voyait distinctement le groupe suspect que nous formions autour du feu, mes deux compagnes au corsage rouge et moi- même. Le nouveau venu - c’était un homme - montra, sous la lumière de la lanterne à gaz qui l’enveloppa tout entier, un visage d’abord souriant, puis soudain étrangement embarrassé. Les quelques mots qu’il échangea avec Charles furent prononcés à mi-voix. J’en entendis assez pour savoir que les deux interlocuteurs se parlaient en anglais, et je devinai aussitôt que cet inconnu était John Mitford lui-même. — « Le mari ! » songeai-je. « Charles a fait venir le mari ; pourquoi ? Pour lui faire croire qu’il a une maîtresse ? Mais alors, c’est qu’il est l’amant de la femme : ce n’est pas mal joué pour un débutant… L’idée ne peut pas venir de lui… Elle doit être de la femme… Pauvre Charles ! si cette Mme Mitford est une rouée de cette espèce, il est entre bonnes mains… » Lorsque je vais, recherchant dans mes souvenirs, les preuves trop fréquentes de ma dangereuse tendance à voir la réalité sous l’angle imaginatif, au lieu de me soumettre humblement, mais sûrement, à la stricte observation des faits, je ne manque jamais de me rappeler cette porte ouverte, cette antichambre éclairée, ces deux hommes en train de causer à deux pas, les deux pauvres modèles qui regardaient sans comprendre, et la soudaine poussée de ce soupçon. Il fit aussitôt certitude dans mon esprit. Et pourtant que de signes auraient pu, dès ce moment et sans aucun autre incident nouveau, me prouver que je suivais de nouveau une fausse piste et que ce quatrième scénario de roman n’était pas plus exact que les trois autres ! Une visible contrariété était empreinte sur ce transparent visage d’un Anglais trop simple pour dissimuler. Ce n’était point là une physionomie de mari jaloux qui découvre que le rival soupçonné par lui a une maîtresse. Une non moins visible douleur était empreinte sur la face tout aussi transparente de Charles. Ce n’était point là non plus une physionomie d’amant ingénieux qui dépiste une jalousie redoutable, et quand John Mitford - car c’était bien lui - se fut retiré en s’excusant et que nous nous assîmes tous les quatre à la table du réveillon, cette douleur ne cessa pas une minute de contracter les traits de notre hôte, qui ne fit plus aucune allusion au visiteur inconnu. Sa mélancolie était si profonde qu’elle finit par frapper même nos inconscientes compagnes de souper. Était-ce l’attendrissement du vin de Champagne ? Etait-ce celui de la pitié ? L’un et l’autre sentiment voisinent si vite chez la quasi-grisette que reste toujours un modèle. Vers la fin du repas, il me sembla que les prunelles noires de la caressante Zéphyrine se faisaient bien tendres pour regarder Charles, et durant le temps que nous mîmes à nous rendre à l’église, le long du trottoir désert de la rue Bonaparte, nous pûmes, sa sœur et moi, la voir qui s’appuyait avec une insistance bien tentante sur le bras du jeune homme ! — « Eh bien ?… » dis-je à Irma, qui, elle, demeurait fidèle au programme et me donnait le bras en camarade ; et je lui montrais le couple qui nous précédait sans plus de commentaire. — « Eh bien ?… » fit-elle en riant, « je crois qu’elle est en train de prendre un béguin pour ton ami. C’est tout naturel : il est si comme il faut, si distingué… » — « Et lui ? » demandai-je, « crois-tu qu’elle lui plaise ?… » — « Lui, » répondit cette fille, « il est amoureux, cela se voit de reste, mais d’une autre, et il n’a qu’une idée en ce moment : c’est de se débarrasser de nous. » — «  Pourquoi m’a-t-il demandé de vous inviter, alors ?… » — «  Estce que je sais, moi ? » reprit le modèle en haussant ses fines épaules. « Pour rendre cette autre jalouse, peut-être ? Je parierais cent sous que le monsieur qui est venu tout à l’heure est le frère, le mari ou l’amant de cette femme, et qu’il doit lui raconter qu’il a trouvé ton ami réveillonnant avec nous ?… » — « Vous ne vous fâcherez pas si je vous répète ce que cette petite Irma s’imagine sur votre compte ? » disais-je à Charles une heure et demie plus tard, quand nous nous retrouvâmes seuls sur les pavés inégaux de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, où demeuraient classiquement les deux modèles. Nous avions assisté en leur compagnie à la messe de minuit. Je dois reconnaître qu’elles avaient prié avec autant de ferveur naïve que si elles n’eussent pas été des fantaisistes de l’amour, en quotidienne brouille avec le cinquième commandement. Puis nous les avions reconduites en voiture, mais la froideur du philologue avait-elle déconcerté le caprice naissant de la sentimentale Zéphyrine, ou bien celle-ci jugeait-elle plus adroit de jouer de son côté l’indifférence ? Toujours est-il que, pendant le trajet, ils n’avaient pas échangé dix mots et qu’ils s’étaient quittés devant la porte de la maison meublée, comme nous nous quittions, Irma et moi-même, sans la moindre promesse de se revoir et en se touchant seulement la main. L’issue vertueuse de notre équipée nocturne m’était alors apparue, à mesure que nous remontions, à pied maintenant, vers le boulevard de Port-Royal, comme un peu ridicule, mais encore plus énigmatique. J’étais à l’âge où, n’ayant pas encore souffert vraiment, on ne craint pas de satisfaire à tout prix sa curiosité, quitte à meurtrir le cœur d’autrui par de directes inquisitions. Je n’eus pas plus tôt redit à Charles, avec la gaucherie brutale de la jeunesse, l’hypothèse de la malicieuse Irma, que je le vis s arrêter ; il me prit le bras, et me le serrant avec force : — « Vous ne l’avez pas crue, n’est-ce pas ? » me demanda-t-il avec une véritable angoisse ; « vous n’avez pas pensé de moi que j’étais capable d’une telle infamie, et envers qui !… » — « Je ne crois rien, » lui répondis-je, sinon que je vous ai fait de la peine sans le savoir et que je vous en demande pardon… » — « Non, » reprit-il, « ce n’est pas vous qui me faites de la peine. » Et, mettant ses mains devant son visage, il éclata soudain en sanglots, en répétant : « Ah ! mon ami, je suis bien malheureux, bien malheureux ! » Cette brusque explosion d’une douleur passionnée me remua si profondément que d’instinct, et par pitié, cette fois, non plus par curiosité, je m’écriai, pensant tout haut : — « C’est donc vrai ! Vous aimez Mme Mitford ?… » A ce nom, il me prit de nouveau le bras pour m’empêcher de continuer ; puis, comme je lui répétais : « Pardon une seconde fois, Charles ; je vous ai encore fait de la peine ? » — « C’est trop naturel, » dit-il, » vous ne savez pas. Et vous avez compris que c’était John tout à l’heure, naturellement, quoique vous ayez eu la discrétion de rien me demander. Oui, " ajouta-t-il après un silence, et comme si cette confession était un besoin de tout son être en cette nuit, « j’aime Mme Mitford. » — « Et elle vous aime aussi, » repris-je moi-même après un autre silence. Je venais d’apercevoir, dans une pleine lumière d’évidence, devant les larmes de mon ami, le mot de l’énigme vainement cherché depuis ces quarante-huit heures. « Et vous avez organisé cette partie pour vous faire surprendre par le mari, » continuai-je… « Il devait venir ; vous l’attendiez. Vous avez pensé qu’il dirait tout à sa femme, et que cela mettrait quelque chose d’irréparable entre elle et vous, parce qu’elle va croire que vous avez une maîtresse ? » — « Ah ! » répondit-il, « vous m’avez deviné… Mais je ne me doutais pas que ce serait si dur ! Que va-t-elle penser de moi ? Et comment oser la revoir, maintenant qu’elle ne m’estime plus comme avant ? »  

V[modifier]

Il y avait dans ce douloureux et naïf soupir toute l’inconséquence d’une résolution d’amoureux qui veut et qui ne veut pas quitter celle qu’il aime, qui s’exalte jusqu’aux plus héroïques sacrifices et retombe aussitôt aux plus lâches abandons de la conscience. Aujourd’hui, je sourirais d’entendre un jeune homme prononcer une telle parole et j’en tirerais cette ironique et indulgente conclusion : « Demain, ce garçon qui a prétendu rompre avec cette femme pour toujours, avant la faute, sera chez elle, à lui raconter son suprême effort de vertu, et ils n’auront fait tous deux que hâter l’inévitable chute !… » Oui, je raisonnerais ainsi et j’aurais bien des chances de n’avoir pas tort. Car les âmes d’une certaine qualité de romanesque sont rares. Il en existe pourtant, et Charles Durand, mon camarade de la Sorbonne, ce futur membre de l’Académie des inscriptions, — s’il eût vécu, — ce collaborateur à vingt-cinq ans de la Revue Critique et d’autres journaux de la même gravité, était une âme romanesque ! Taine cite quelque part avec admiration un mot du mathématicien Franz Wœpke, plongé, lui aussi, dans des études entièrement abstraites et techniques : « J’ai pris la vie par son côté poétique… » Quand j’ai lu cette phrase, elle ne m’a point paru singulière. L’exemple du philologue de la rue de Fleurus m’avait trop montré que cet effort de science, en défendant l’être intime, à vingt-cinq ans, de tout contact avec la réalité, peut lui conserver une entière énergie au service de ses rêves et de ses sentiments. Le fait est qu’au lendemain de cette nuit de Noël, employée d’une manière si invraisemblable en plein quartier Latin de 1873, je recevais un billet de Durand m’annonçant qu’il partait pour Raon-en-Montagne le jour même, et qu’il irait, de là, travailler en Allemagne. Le fait est aussi qu’il n’avait pas revu Mme John Milford quand nous nous retrouvâmes six mois plus tard. L’archéologue anglais et sa femme avaient eux-mêmes quitté Paris sans que le travail sur le médaillier de la Bibliothèque nationale fût fini, ce qui prouve que la jeune Mme Mitford n’était guère moins romanesque de son côté que son romanesque amoureux, et qu’elle avait dû éprouver, de la révélation apportée par son mari sur les mœurs de Charles, un chagrin à ne plus pouvoir supporter le séjour de la petite maison de Passy où elle s’était laissée aller à aimer mon charmant ami. Je gagerais, sans en rien savoir, qu’elle n’a pas emmené en Angleterre le piano sur lequel couraient ses doigts tandis que Charles - celui qu’elle appelait sans doute le perfide Charles - l’accompagnait sur le violon… Émouvante et pure idylle, où les mélodies de Beethoven, de Schumann, éveillaient en eux, à leur insu, le délicieux et mortel tourment d’amour ! Et il faut que la jolie Anglaise en ait été touchée à une profondeur singulière pour avoir gardé à la mémoire de mon ami la rancune dont le hasard m’a donné la preuve cette année. C est l’épilogue ironique de cette véridique histoire où j’ai été acteur, mais si peu et quorum pars parva fui, — pour parler comme eut parlé mon camarade dans ses instants d’inoffensif pédantisme. C’était au mois de juin dernier. Je me trouvais à Oxford, où je donnais une lecture, et je profitais de l’occasion pour renouer quelques bonnes relations d’autrefois, interrompues par l’absence. Je me revois entrant dans le salon du provost d’un des vieux collèges, — un de ces adorables salons, comme il y en a là-bas, tout meublé avec la joliesse raffinée du luxe le plus moderne ; et la fenêtre à meneaux ouvre sur le chevet d’une chapelle du quatorzième siècle, entourée de hêtres centenaires et d’un gazon vert où les pierres marquent le lieu de repos de quelques fellows du temps de Chaucer. Le maître et la maîtresse de ce vénérable et coquet asile ne m’avaient pas revu depuis quatorze ans. Ils ne me reconnaissent pas. Je me nomme. Toute la cordiale chaleur de l’hospitalité anglaise me rit dans leurs yeux, et l’excellent provost me dit cette phrase dont j’ai encore le son dans l’oreille et le sursaut dans le cœur : — « Permettez-moi de vous présenter à une de nos bonnes amies, Mme John Mitford… » Je me retourne, et j’aperçois, assise dans un fauteuil près de la table à thé, une femme d’environ quarante-cinq ans, grisonnante, le teint plombé par la maladie de foie, mais dont la beauté ancienne se reconnaissait à la délicatesse de ses traits, de sa bouche surtout, si fine avec un pli amer. De ma vie je n’oublierai la stupeur décontenancée du provost et de sa femme à voir leur visiteuse se lever, au seul prononcé de mon nom, me saluer à peine et prendre congé d’eux avec une si visible résolution d’éviter le nouveau venu, que tous deux crurent devoir s’en excuser. — « Cette pauvre Mme Mitford est un peu souffrante aujourd’hui, je crains… » disait la femme du provost. — « Elle est très particulière, vous savez, » insistait-il lui-même en employant le presque intraduisible mot de son pays. Et les deux braves gens ne savaient par quelles paroles me supplier de ne pas être offensé. Comment eussent-ils soupçonné que de se trouver ainsi brusquement face à face, et par le plus inattendu, quoique aussi le plus naturel des hasards, avec le meilleur ami de Charles Durand avait causé un intolérable saisissement à celle dont ce pauvre Charles avait évidemment été le secret et inguérissable amour ? Il avait dû jadis tant lui parler de moi… Et je me suis demandé bien souvent depuis si j’ai bien agi en n’essayant pas de la revoir et de lui raconter l’histoire que je viens d’écrire. Et maintenant que ces souvenirs sont fixés sur le papier, je me répète ce que je me disais en commençant : Les lira-t-elle ? Dois-je souhaiter qu’elle les lise jamais et qu’elle sache du moins, sous ses cheveux gris, combien elle a été aimée sous ses cheveux blonds, de quel délicat et scrupuleux amour, par celui à qui elle en veut encore ? Oui, elle ne lui a pas pardonné. — Je l’ai trop senti à son regard ! Mais quelle tendresse dans ce ressentiment, et qui ne voudrait l’avoir inspiré ?…

Décembre 1897.