L’Utilitarisme/Chapitre III

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Traduction par P.-L. Le Monnier.
Félix Alcan (p. 49-64).

CHAPITRE III

De la sanction suprême du principe d’utilité

On pose souvent, et avec raison, cette question lorsqu’il s’agit d’un principe quelconque de morale : Quelle est sa sanction ? Pour quels motifs doit-on lui obéir ? ou encore : À quelle source puise-t-il sa force d’obligation ? La philosophie morale doit forcément répondre à cette question qui, présentée souvent sous forme d’objection à la morale utilitaire comme s’y adressant plus particulièrement, se pose en réalité en face de tous les principes. Elle se présente à l’esprit de toute personne qui veut adopter un principe de morale autre que celui auquel elle était habituée. La morale coutumière, celle que consacrent l’éducation et l’opinion publique est la seule qui s’impose à l’esprit comme obligatoire en elle-même. Et lorsqu’on assure que cette morale tire son caractère obligatoire de quelque principe qui n’est pas entouré de la même auréole que donne la coutume, on semble avancer un paradoxe ; on dirait que les corollaires ont une force d’obligation plus grande que celle du théorème primitif, et que la construction est plus solide sans sa base qu’avec elle. On se dit intérieurement : je suis tenu à ne pas voler, à ne pas assassiner, à ne trahir personne ; mais pourquoi dois-je aider au bonheur général ! Si mon bonheur personnel repose sur quelque autre chose, pourquoi ne pas la chercher de préférence ?

Si l’idée que se fait l’utilitarisme de la nature du sens moral est juste, cette difficulté existera tant que les influences qui forment le caractère moral n’auront pas sur les principes le même empire que sur les conséquences, tant que l’éducation n’aura pas enfoncé dans notre cœur le sentiment de notre union avec les autres hommes (telle que devait l’entendre le Christ) ; tant que ce sentiment ne sera pas aussi fortement enraciné en nous que l’horreur du meurtre dans l’esprit d’une jeune fille bien élevée. Cette difficulté n’est pas particulière à la doctrine de l’utilité ; elle est inhérente à toute tentative faite pour analyser la morale et la réduire en principes ; car les principes, à moins qu’ils n’aient pour l’esprit le même caractère sacré que leurs applications, semblent toujours dépouiller ces applications d’une partie de leur sainteté.

Le principe d’utilité a pour lui toutes les sanctions des autres systèmes de morale. Ce sanctions sont extérieures ou intérieures. Des sanctions extérieures, il n’est guère besoin de parler longuement. Ce sont : l’espoir de la faveur ou la crainte du mécontentement soit de nos semblables, soit du maître de l’univers ; espoir ou crainte qui, avec la sympathie que nous pouvons avoir pour nos semblables, ou l’amour et le respect que nous pouvons avoir pour Dieu, nous engagent à faire sa volonté, indépendamment des conséquences égoïstes. Il n’y a évidemment pas de raison pour que tous ces motifs d’observation de la règle ne s’attachent pas à la morale utilitaire aussi complètement et aussi puissamment qu’à aucune autre ; en réalité ceux d’entre eux qui se rapportent à nos semblables, le font en proportion de la somme d’intelligence générale. Qu’il y ait ou non un autre principe d’obligation morale que celui du bonheur général, les hommes désireront toujours le bonheur. Quelque imparfaite que soit leur propre conduite, ils exigent des autres une conduite tendant à augmenter ce bonheur. Pour ce qui a rapport aux motifs religieux, les hommes qui croient à la bonté de Dieu et qui pensent que ce qui est utile au bonheur général est l’essence, ou même simplement le criterium du bien, doivent nécessairement croire aussi que Dieu approuve ce criterium.

L’idée influente de la récompense ou de la punition, morale ou physique, venant de Dieu ou de nos semblables, se combine donc avec ce qu’il y a dans la nature humaine de dévotion désintéressée à Dieu ou à l’humanité pour renforcer la morale utilitaire proportionnellement au degré d’acquiescement donné à cette morale. Plus cet acquiescement sera grand, plus les résultats de l’éducation et de la culture générale tendront au but.

Voilà jusqu’où s’étend le pouvoir des sanctions extérieures. La sanction intérieure du devoir, quel que soit notre principe du devoir, est unique : c’est un sentiment interne. Une souffrance plus ou moins intense suit la violation du devoir ; le sentiment du devoir, dans une nature moralement très cultivée, rend impossible sa violation dans les cas sérieux. Ce sentiment, quand il est désintéressé, lié à la pure idée du devoir, et non à une de ses formes particulières ou accessoires, forme l’essence de la conscience ; bien que dans ce phénomène complexe, tel qu’il existe aujourd’hui, le fait simple soit en général entouré d’associations collatérales, dérivées de la sympathie, l’amour, la crainte, le sentiment religieux sous toutes ses formes, les souvenirs de notre enfance, l’estime de nous-même, le désir d’être estimé, et jusqu’à l’humilité. Cette complication extrême est, je crois, l’origine de cette espèce de caractère mystique que l’on attribue, par une tendance de l’esprit humain dont on a beaucoup d’autres exemples, à l’idée de l’obligation morale, et qui fait croire que cette idée ne peut s’attacher qu’aux objets qui, par une loi mystérieuse supposée et d’après notre expérience actuelle, l’excitent en nous. Sa force d’obligation réside dans l’existence d’un ensemble de sentiments qu’on doit briser pour violer le principe du bien, et qui, si nous passons outre néanmoins, manifeste son existence en devenant notre ennemi sous la forme du remords. Quelle que soit la théorie que nous adoptions sur la nature et l’origine de la conscience, voilà ce qui la constitue essentiellement.

La sanction suprême de toute morale (motifs extérieurs mis à part) est un sentiment subjectif, né dans notre propre esprit. Je ne vois donc, pour les utilitaires, aucune difficulté à répondre à la question suivante : quelle est la sanction du principe particulier d’utilité ? Nous pouvons dire qu’elle est la même que pour les autres systèmes de morale ; elle vient des sentiments de conscience de l’humanité. Naturellement cette sanction n’est pas reconnue par ceux auxquels manquent ces sentiments. Mais ces individus n’obéiraient pas plus à un autre système qu’à l’utilitarisme, les sanctions extérieures ont seules quelque prise sur eux. Néanmoins ces sentiments existent, c’est un fait dans la nature humaine. Leur réalité, l’influence qu’ils exercent, là où ils sont cultivés, sont des faits prouvés par l’expérience. Il n’y a pas de raison pour que, liés à l’utilitarisme, ils n’atteignent pas une aussi grande intensité que s’ils étaient liés à toute autre règle morale.

On croit généralement qu’une personne qui voit dans l’obligation morale un fait transcendantal, une réalité objective, appartenant à la série « des choses en soi » est plus disposée à obéir à cette obligation qu’une personne qui la croirait purement subjective, et ayant seulement son siège dans la conscience humaine. Mais quelle que soit l’opinion de l’individu sur ce point d’ontologie, la force qui le contraint est bien son propre sentiment subjectif et se mesure exactement à son intensité. Chez personne la croyance à la réalité objective du devoir n’est plus forte que la croyance à la réalité objective de Dieu. Cependant la foi en Dieu, séparée de l’attente de la récompense ou de la punition, n’a d’influence sur la conduite de l’individu qu’en proportion des sentiments religieux subjectifs et par eux. La sanction, tant qu’elle est désintéressée, existe toujours dans l’esprit lui-même. Les moralistes trancendentalistes doivent croire que la sanction morale ne peut exister dans l’esprit que si elle a sa racine hors de l’esprit ; et que si une personne peut se dire : « Ce qui me contraint, ce qu’on appelle ma conscience, est seulement un sentiment né dans mon esprit » elle est tentée de conclure : « lorsque ce sentiment cesse, l’obligation cesse aussi, donc si ce sentiment vient contrarier mes projets, je peux le négliger, essayer de l’annuler et passer outre ». Mais ce danger n’existe-t-il que pour les utilitaires ? Est-ce que l’obligation morale a plus de force parce qu’on croit qu’elle a sa racine hors de l’esprit, est-ce qu’elle en sera plus obéie ? Les faits prouvent si bien le contraire que tous les moralistes reconnaissent et déplorent la facilité avec laquelle on annule sa conscience. La question « Dois-je obéir à ma conscience ? » est aussi présente à ceux qui n’ont jamais entendu parler du principe d’utilité qu’aux utilitaires. Les personnes dont les sentiments moraux sont assez faibles pour que cette question soit possible, si elles y répondent affirmativement, le feront non parce qu’elles croient au transcendantalisme, mais à cause de motifs extérieurs.

Il n’est pas nécessaire pour le moment de décider si le sentiment du devoir est inné ou acquis. Supposons que ce sentiment est inné ; une question se présente alors ; quels sont les objets auxquels il se rattache naturellement ? les philosophes partisans de l’innéité admettent que ce sentiment perçoit intuitivement les principes généraux de morale, et non leurs détails. S’il doit y avoir quelque sentiment inné, je ne vois pas la raison pour laquelle ce ne serait pas notre sentiment sympathique. S’il y a un principe de morale qui soit instinctivement obligatoire, ce doit être celui que dicte ce sentiment. S’il en est ainsi, cette morale intuitive coïncide avec l’utilitarisme et il ne doit pas y avoir querelle entre eux. Les moralistes intuitifs, tout en croyant qu’il existe d’autres obligations morales intuitives, pensent déjà que le sentiment sympathique doit donner naissance à une de ces obligations. Car tous s’accordent pour dire que la morale roule en grande partie sur des considérations relatives aux intérêts de nos semblables. C’est pourquoi, si la croyance à la nature innée de l’obligation morale peut augmenter l’efficacité de la sanction intérieure, il me semble que le principe utilitaire en bénéficie déjà.

Si, d’un autre côté, comme je le crois, les sentiments moraux ne sont pas innés, mais acquis, ils n’en sont pas moins, pour cela, naturels. Il est naturel à l’homme de parler, de raisonner, de bâtir des cités, de cultiver la terre, et pourtant toutes ces facultés sont acquises. Les sentiments moraux ne sont pas une partie de notre nature, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas présents dans nous tous, à un degré perceptible quelconque. Et malheureusement, c’est un fait que doivent reconnaître ceux qui croient le plus à leur origine transcendantale. Comme toutes les autres facultés citées plus haut, la faculté morale, si elle n’est pas une part de notre nature, y croît naturellement : comme elles, elle est capable, jusqu’à un certain point, de naître spontanément ; elle est susceptible de grand développement par la culture. Malheureusement, sous l’influence des sanctions extérieures et des premières impressions, elle est susceptible de culture dans des directions diverses : il n’y a presque pas d’absurdité, pas d’idée nuisible, qui, par ces influences, ne puisse agir sur l’esprit humain avec toute l’autorité de la conscience. Douter qu’on ne puisse donner la même puissance, par les mêmes moyens, au principe d’utilité, même s’il n’avait pas son fondement dans la nature humaine, ce serait nier les résultats de notre expérience.

Mais les associations qui sont entièrement de création artificielle, lorsque la culture intellectuelle est très avancée, sont atteintes graduellement par la force dissolvante de l’analyse ; et l’association du sentiment du devoir au principe d’utilité, fut-elle consacrée par l’éducation, pourrait aussi être brisée par l’analyse s’il n’y avait pas en nous des sentiments puissants qui s’harmonisent avec le principe d’utilité, qui nous font sentir et cultiver cette harmonie naturelle chez nous aussi bien que chez les autres, s’il n’y avait pas, en résumé, un sentiment servant de base naturelle à la morale utilitaire.

Mais là est la base de ce sentiment naturel puissant ; cette base, lorsqu’on reconnaît le bonheur général comme le grand principe de morale, constitue la force de la morale utilitaire. – Ce fondement si solide est celui des sentiments sociaux de l’humanité : c’est le désir d’être en union avec nos semblables, désir qui est déjà un principe puissant dans l’esprit humain, et qui heureusement, grâce à l’influence de la civilisation en progrès, et sans être enseigné particulièrement, tend chaque jour à devenir plus intense. L’état social est si naturel, si nécessaire, si habituel à l’homme, excepté dans quelques circonstances particulières ou par un effort volontaire d’abstraction, qu’il ne se conçoit pas autrement que comme membre d’un corps. Cette association deviendra de plus en plus forte, à mesure que l’humanité sortira de l’état d’indépendance sauvage. Toutes les conditions essentielles à l’état de société deviennent de plus en plus inséparables de l’idée qu’on se fait de l’état de chose dans lequel on est né et on doit vivre. Maintenant, en mettant à part la relation qui existe entre le maître et l’esclave, une société d’être humains ne peut se former que si l’on consulte également tous les intérêts. Une société d’hommes égaux ne peut exister que si l’on comprend que les intérêts de tous sont égaux. Et comme dans tous les États civilisés, le cas du monarque absolu mis à part, chaque individu a ses égaux, il est obligé de vivre en bons termes avec quelqu’un. À chaque âge on fera quelque progrès vers un État où il sera impossible de vivre en permanence en d’autres termes avec n’importe qui. Ainsi les peuples arriveront peu à peu à ne pouvoir concevoir un État où il faudrait vivre sans tenir compte des intérêts contradictoires d’autres peuples ; ils concevront comme nécessaire l’abstention des actions les plus nuisibles aux autres et protesteront (quand ce ne serait que pour leur propre sûreté) contre ces actes nuisibles. Ils se familiariseront avec la coopération, avec l’action en vue d’un but collectif et non individuel. Pendant cette coopération ils auront le sentiment que leur but est identifié avec le but des autres peuples, ou du moins le sentiment temporaire que l’intérêt des autres est identique à leur intérêt propre. – Non seulement tout accroissement des liens sociaux, tout développement normal de la société donnera à l’individu un intérêt personnel de plus en plus grand à consulter le bien de tous, mais encore le conduira à identifier de plus en plus ses sentiments avec le bien de tous. Cet individu arrivera comme instinctivement à se préoccuper naturellement des autres. Veiller au bien de ses semblables deviendra pour lui une chose aussi nécessaire que de veiller aux conditions physiques de sa propre existence. Dans ces conditions, quelle que soit l’intensité de ce sentiment de solidarité chez une personne, les plus forts motifs d’intérêt et de sympathie lui font une nécessité de montrer ce sentiment, et de l’encourager chez les autres. Même si cette personne n’avait pas ce sentiment, son intérêt serait que les autres l’aient. Les plus petits germes de ce sentiment doivent être développés par la sympathie et l’éducation, entourés et renforcés d’un tissu serré d’associations corroborantes formé par l’influence puissante des sanctions extérieures. Cette manière de nous concevoir nous-mêmes en rapport intime avec la société doit devenir chaque jour plus naturelle. Chaque réforme politique doit y contribuer, en faisant disparaître les causes des oppositions d’intérêt, en détruisant les inégalités entre les individus et les classes, qui font qu’on peut encore négliger le bonheur de toute une partie de la société. Dans un état progressif de l’esprit humain, les influences qui provoquent chez l’homme le sentiment de son union avec ses semblables doivent devenir chaque jour plus fortes ; ce sentiment d’union, s’il était parfait, ferait que l’individu ne concevrait ou ne désirerait jamais une condition heureuse dont ses semblables ne profiteraient pas. Maintenant, si nous supposons que ce sentiment d’union est enseigné comme une religion, que toutes les forces de l’éducation, des institutions, de l’opinion, tendent à envelopper l’homme, dès son enfance, de ce sentiment mis en pratique, je pense qu’alors pas un de ceux qui pourront réaliser cette conception de la société ne trouvera insuffisante la sanction suprême de la morale du Bonheur. À ceux qui trouvent cette réalisation difficile, je recommande de lire le second des deux grands ouvrages d’Auguste Comte, le Système de Politique positive. J’aurais à faire les objections les plus fortes au système de politique et de morale exposé dans ce traité ; mais je crois qu’il montre surabondamment la possibilité de donner au culte de l’humanité, sans même faire appel à la croyance à la Providence, la puissance matérielle, et l’efficacité sociale d’une religion. Ce culte peut s’emparer de la vie humaine, en colorer la pensée, le sentiment, l’action, avec une puissance dont la religion n’aura pu que donner une idée, une sorte d’avant-goût. Le danger alors sera non pas que ce système soit insuffisant, mais bien qu’il soit excessif et qu’il entre mal à propos en conflit avec la liberté de l’homme, avec son individualité.

Ceux qui reconnaissent la force du principe d’utilité, n’ont pas besoin d’attendre pour agir ces influences sociales nécessaires pour que l’humanité sente la force d’obligation du principe. La société est encore dans un état de progrès relativement primitif, et l’individu ne peut encore ressentir cette complète sympathie pour ses semblables qui rendrait impossible toute discordance réelle dans la direction générale de leur conduite dans la vie. Cependant dès maintenant une personne dont les sentiments sociaux sont cultivés ne peut plus considérer les autres hommes comme ses rivaux dans la poursuite du bonheur, et ne peut désirer les voir vaincus afin de réussir. Chaque individu a aujourd’hui la conviction bien enracinée qu’il est un être social, que ses sentiments et son but doivent être en harmonie avec ceux de ses semblables. Si les différences d’opinion et de culture intellectuelle lui rendent impossible de s’associer à tous leurs sentiments actuels, il arrive cependant à penser que son vrai but et les leurs ne sont pas opposés. Il sent qu’il ne désire pas réellement le contraire de ce qu’ils cherchent, c’est-à-dire leur propre bien, mais y coopère au contraire. Dans beaucoup de personnes les sentiments sympathiques sont beaucoup moins forts que les sentiments égoïstes ; parfois même ils font défaut. Mais là où ils croissent, ses sentiments ont tous les caractères de sentiments naturels. Ceux qui les possèdent ne les croient pas une superstition de l’éducation, une loi imposée despotiquement par la société, mais bien un attribut dont ils ne voudraient pas être dépouillés. Cette conviction est la sanction suprême de la morale du plus grand bonheur. C’est elle qui fait que les esprits ayant des sentiments bien développés travaillent avec et non contre les motifs extérieurs de tenir compte des autres, offerts par ce que j’ai appelé les sanctions extérieures. C’est elle, lorsque ces sanctions manquent ou agissent dans une direction opposée, qui constitue une force d’obligation interne dont la puissance est en rapport de la délicatesse et de l’intelligence de l’individu. En somme bien peu de personnes consentiraient à passer toute leur vie sans faire attention aux autres, à moins d’y être forcées par leurs intérêts personnels.