L’agriculture et l’enseignement agricole, par M. Arthur Mangin (L’Économiste français)

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L’agriculture et l’enseignement agricole, par M. Arthur Mangin (L’Économiste français)
Revue pédagogique, second semestre 1885 (p. 60-61).

L’agriculture et l’enseignement agricole, par M. Arthur Mangin (L’Économiste français, n° du 20 juin 1885). — Sous ce titre, M. Arthur Mangin, qui semble avoir reçu des cieux un esprit un peu « contrariant », comme dirait Célimène, s’élève, dans une intention que nous ne comprenons pas très bien, contre ce qu’il appelle « notre engouement pédagogique et scolaire », destiné, suivant lui, à « faire pulluler les races déjà trop prolifiques des cuistres, des sots et des déclassés », et, en particulier, contre l’enseignement agricole donné par les professeurs d’agriculture, contre les notions d’enseignement agricole qu’aucuns voudraient ajouter au programme de l’école primaire, pour lesquelles même, au besoin, ils demandent que l’on crée des écoles spéciales dans les bourgs ou dans certains gros villages.

« Ils oublient les uns et les autres, dit M. Mangin, qu’enseigner et faire apprendre sont deux choses bien distinctes et très différentes. J’admets que le maître sache bien ce qu’il est chargé d’enseigner, — et je fais là une grande concession, car, au fond, je doute fort que la très grande majorité des professeurs d’agriculture que l’on veut envoyer dans les départements, à plus forte raison la presque totalité des maîtres d’école, soient de force à se tirer de la rude et ingrate besogne qui leur incombe. Mais supposons-les pourvus de tout le savoir et de toutes les qualités qui font un bon maître. Soit : ils tiendront bien leur classe ; ils donneront sur toutes choses à leurs élèves d’excellentes leçons. Mais ces leçons, quel en sera le fruit ? Cela dépendra-t-il seulement du maître, et compte-t-on pour rien l’inattention, la paresse, l’inintelligence de la matière enseignable ? Ceux qui se flattent de pétrir à leur gré cette argile, la connaissent-ils ? Savent-ils ce qu’il faut de peine au maître le plus instruit et le plus patient pour faire pénétrer dans les 90 centièmes des cervelles d’enfants les notions les plus simples, les plus rudimentaires ?

» Ils vous parlent de verser l’instruction dans ces cervelles comme ils parleraient de verser de l’eau dans une carafe. Ah ! mais ce n’est pas aussi facile que cela ! Tracer des programmes, dire : on donnera aux enfants des notions élémentaires de chimie, de botanique ; on leur apprendra à connaître les terres siliceuses d’avec les terres argileuses, et les engrais assimilables d’avec les engrais non assimilables, à distinguer les propriétés de chaque espèce de terrain, etc., etc., cela ne coûte que quelques traits de plume. Mais quand le magister aura bien expliqué toutes ces belles choses aux quelques douzaines de marmots confiés à ses soins, il n’en trouvera peut-être pas quatre qui auront compris un traître mot de ses démonstrations. Il en prendra bien son parti ; il aura gagné ses appointements, c’est pour lui l’essentiel. Mais aura-t-il formé des agriculteurs ? C’est une autre affaire. »

Nous ne poussons pas plus loin la tirade ; nous ne nous demandons point si M. Mangin n’aurait pas pu donner à ces récriminations une forme un peu moins blessante en ce qui concerne des maîtres pour qui l’essentiel, quoi qu’il en dise, n’est pas de gagner n’importe comment leurs appointements. Nous ne croyons pas devoir non plus prendre bien au sérieux, dans un journal libéral comme l’Économiste français, les doléances de M. Mangin au sujet de la diffusion de l’enseignement primaire ; si c’est là un mal, ce que nous n’accordons point, c’est un mal tellement nécessaire et indispensable aujourd’hui qu’il en faut quand même prendre son parti. Restent les objections contre l’enseignement agricole dans l’école primaire, dans les écoles rurales spécialement professionnelles, dans les écoles normales, partout enfin où M. Mangin en regrette la présence. La matière enseignable, dit-il, est inintelligente, paresseuse, inattentive. M. Mangin croit-il qu’elle le soit là plus qu’ailleurs ? croit-il, d’autre part, qu’il faille beaucoup plus d’intelligence, d’attention et de travail pour s’assimiler des notions agricoles bien et dûment présentées, qu’il n’en faut pour venir à bout, par exemple, des nomenclatures géographiques ou des arcanes de l’orthographe ? Quand l’enseignement, dans l’école rurale, deviendrait un peu plus réel qu’il ne l’a jamais été, quand il songerait un peu plus à s’approprier au milieu où ceux qui le reçoivent sont destinés à vivre, y aurait-il là, nous le demandons, erreur et préjudice ? Vous ne formerez pas, dit-il, des agriculteurs ! Mais qui songe à cela ? C’est, selon nous, précisément sur ce point que se trompe M. Mangin. Ce ne sont pas des praticiens agriculteurs que devra prétendre former l’école primaire tournée du côté des choses agricoles, ni même l’école rurale agricole professionnelle ; mais, à développer l’esprit des apprentis agriculteurs, sans les faire sortir de leur milieu natif, à les élever, à les instruire, rien qu’à les conduire à comprendre qu’il y a de par le monde d’autres voies et moyens agricoles que leurs voies et moyens traditionnels, croyez-vous que le temps serait perdu, qu’il y aurait à regarder beaucoup aux sommes dépensées, que même l’intervention de l’État — car c’est encore là un épouvantail pour M. Mangin — pourrait toujours et quand même être considérée comme malvenue et comme dangereuse ?C. D