L’algorithmie de la Logique/01

La bibliothèque libre.
2e partie  ►


LOGIQUE ALGORITHMIQUE

EXPOSÉ DE LA LOGIQUE DÉDUCTIVE AU MOYEN D’UN SYSTÈME CONVENTIONNEL DE SIGNES.




On n’enseigne pas toutes les sciences de la même manière. Il en est pour lesquelles on a inventé Une algorithmie, c’est-à-dire un système de signes qui, tout au moins, en facilite l’exposition. Telles sont l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie analytique, la mécanique, certaines parties de la physique, ou, pour n’employer qu’un mot, les mathématiques. Il en est, notamment les sciences biologiques, dont la nature semble incompatible avec l’application de symboles. D’autres sciences enfin, par exemple, la chimie, la cristallographie, se servent de signes et de caractères, mais leurs équations ne représentent qu’imparfaitement les faits, et ne sont qu’une façon conventionnelle d’abréger la description des phénomènes. À certains égards, la logique actuellement du moins, se range dans cette dernière catégorie des connaissances humaines.

Sur quoi repose cette différence ? Dépend-elle d’une diversité dans la nature des sciences, ou n’est-elle fondée que sur leur degré de développement ? Voilà une première question.

Supposons-la résolue ; une autre se présente : Quelle est la place de la logique ? Et, si l’on arrive à la conclusion que la logique doit plutôt, sous ce point de vue, se placer à côté des sciences mathématiques, on doit rechercher pour elle un système spécial de notations.

D’après quelles règles procéder à cette recherche ? L’analogie est le seul guide à suivre. L’arithmétique, l’algèbre nous fournissent des modèles, pour ainsi dire, parfaits ; il s’agit d’en faire une imitation rationnelle.

Le langage symbolique une fois créé, la comparaison entre les résultats auxquels on aboutira, et ceux qui, jusqu’à présent, ont été acquis par une autre voie, peut faire surgir une série de problèmes plus ou moins intéressants qu’il y aura lieu, par conséquent, de résoudre.

Le plan de mon travail est tout tracé : je n’ai plus qu’à le développer.

PREMIÈRE PARTIE


POSSIBILITÉ D’UNE ALGORITHMIE LOGIQUE

I. — De l’objet des mathématiques.


Pourquoi certaines sciences, que l’on confond quelquefois sous le terme général de mathématiques, sont-elles susceptibles d’être exposées à l’aide d’un système conventionnel de signes ? Bien mieux, pourquoi leur développement a-t-il dépendu surtout de l’invention des signes ? À cette question les métaphysiciens répondront, tantôt que ces sciences s’occupent d’abstractions, tantôt qu’elles roulent sur des possibles et non sur des réalités, tantôt que leur objet existe a priori, c’est-à-dire,. qu’il est donné dans l’intelligence même en dehors de toute expérience, qu’il est par conséquent au-dessus de l’expérience.

Se contenter de pareilles raisons, c’est se payer de mots ; et, il faut bien le reconnaître, les philosophes de profession ne font souvent rien d’autre. C’est ce qui explique pourquoi, à côté de l’admirable expansion de toutes les sciences positives, la philosophie proprement dite est restée stationnaire, qu’elle est à peu près aussi avancée que du temps de Platon et d’Aristote, et que les grandes réformes de Socrate, de Bacon, de Descartes, de Kant, ont consisté, en dernière analyse, plutôt à renverser les édifices antérieurement élevés qu’à construire un monument durable.

Reprenons une à une chacune de ces trois explications principales.

L’objet des sciences mathématiques est abstrait. Mais c’est ce qu’on peut dire de toute science ; car la science consiste dans l’enchaînement systématique de nos idées sur les choses. Il est incontestable sans doute, et l’on en dira plus tard la raison, que les sciences mathématiques ont un caractère d’abstraction plus marqué. La géologie, par exemple, encore timide et cherchant sa voie, n’est pas à comparer à la mécanique céleste qui permet d’affirmer l’existence de corps que l’on n’a jamais vus, et que l’œil n’est peut-être jamais destiné à voir. Mais qui oserait affirmer que la géologie ne permettra peut-être pas un jour d’expliquer, à l’aide d’équations, la distribution des couches qui constituent l’écorce terrestre, de même qu’on a rendu compte, par ce moyen, de la formation et de la rotation de l’anneau de Saturne ? Ce jour-là, la géologie aurait-elle cessé d’être la géologie ? Dans la chimie, qu’est-ce que les molécules, et les atomes, et leur atomicité, et leurs affinités ou leurs répugnances ? des abstractions. Et l’atome monoatomique de l’hydrogène, biatomique de l’oxygène, triatomique de l’azote, tétraatomique du carbone ? des abstractions encore, comme les carrés, les cercles, les paraboles ? Et, pour passer aux sciences biologiques, est-ce autre chose qu’une abstraction que ce protoplasme qui est indifférent, susceptible de se transformer en tout, mais cependant doué de mémoire, et qui est la cause que l’enfant ressemble à son père ?

Mais admettons que les sciences mathématiques aient pour objet des abstractions, tandis que les autres sciences s’occuperaient des choses elles-mêmes. N’est-on pas alors tenu de montrer qu’il y a un rapport étroit entre l’abstraction et le symbolisme, et essaie-t-on de le faire ? Enfin, quant au sujet que nous traitons, pourquoi la logique, science abstraite s’il en fut, n’a-t-elle pas encore inventé des signes qui permettent de réduire en formules un raisonnement ?

En voilà assez, ce semble, pour faire justice de cette explication.

L’objet des mathématiques serait-il le possible, alors que le reste des sciences s’occuperait du réel ? C’est encore là une distinction spécieuse. On dit que la droite, le cercle, le carré sont des possibles, que c’est à ce titre qu’ils sont parfaits ; qu’il n’y a dans la nature ni droite, ni cercle, ni carré ; que les figures naturelles sont imparfaites, qu’elles approchent seulement des figures parfaites de la géométrie. Nous aurons plus tard l’occasion de scruter l’opposition logique du possible et du réel, et de montrer, par voie interprétative, ce que cette distinction a de légitime. Mais, pour le moment, remarquons que toutes les idées, même celles qui ont la prétention d’être le plus réelles, le plus concrètes, expriment toujours simplement des possibles. L’idée que j’ai d’un animal, d’une plante, d’un minéral, l’idée même que je me fais d’un objet fabriqué, d’une table, d’une chaise, d’un billet de banque ou d’une pièce de cinq francs, toutes ces idées ne sauraient être réalisées, sans y mêler autre chose que ce qu’elles contiennent, sans y ajouter ce qui fait qu’une réalité n’est pas une simple conception, qu’une pièce de cinq francs en argent n’est pas la même chose que l’idée d’une pièce de cinq francs.

De là résulte que toute figure pensée, non pas seulement la droite, le cercle ou le carré, mais la forme la plus bizarre, la plus compliquée, ou la plus exactement calquée sur la réalité, ne sera encore qu’un possible non réalisé ; et, réciproquement, toute réalité, si simple qu’on la suppose, sera entièrement différente de l’idéal. Lorsque je trace un cercle avec un compas, j’ai un semblant de cercle, et un autre cercle tracé avec le même compas également ouvert ne sera pas identique au premier.

Mais le cercle, le carré, l’ellipse, sont des figures parfaites ; les figures naturelles ne font qu’imiter les types idéaux. N’est-ce pas plutôt le contraire ? N’est-ce pas nous qui sommes incapables de saisir l’inépuisable variété des formes que présente la nature ; n’est-ce pas nous qui sommes impuissants à trouver des mots et des formules pour exprimer et fixer les moments des transformations incessantes que subissent les phénomènes réels de l’espace ? La Terre décrit une ellipse autour du Soleil. Que ce terme ellipse est équivoque, approximatif, insuffisant ! Peut-il nous donner la moindre intelligence des sinuosités sans nombre et indéfiniment variables de la route du centre de gravité de la Terre dans l’étendue des cieux ? Et nous dirons, après cela, que l’ellipse que nous concevons est parfaite, que l’orbite parcourue par notre globe est imparfaite ! Quel non-sens ! Nous nous servons du terme ellipse, parce que nous n’avons ni dans notre langage ni dans nos formules assez de ressources pour trouver le mot ou l’équation convenable. Lorsque la mine fait voler une roche en éclats, il n’y a pas deux fragments semblables, et pourtant chacun de ces fragments exprime par sa figure d’une manière parfaitement adéquate, la résultante de toutes les forces naturelles qui ont agi depuis le commencement du monde. Y aurait-il par hasard dans le cerveau de l’homme pour ces sortes de fragments une figure parfaite, idéale, typique ?

Et puis, cela même étant accordé, qu’est-ce que cela prouverait pour établir une relation quelconque entre les possibles et les notations ?

Beaucoup de penseurs disent enfin que ces sciences sont a priori, qu’elles sont un développement de certaines idées qui seraient innées en nous. Kant modifia cette hypothèse ; il soutint que c’étaient des sciences synthétiques fondées sur les formes mêmes de la sensibilité, à savoir l’espace et le temps. Qu’ils parlent de formes de la sensibilité ou de formes de la raison, pour ces philosophes, les mathématiques, ou du moins certaines branches telles que l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie, nous sont données avec notre être, et c’est même cette circonstance qui explique le caractère universel, éternel, ou ce qu’on appelle en termes d’école, l’apodicticité de leurs théorèmes. Quel rapport cependant y a-t-il entre l’apodicticité et l’apriorité ? tout ce qui est apodictique est-il a priori ? ce qui n’est pas apodictique ne peut-il être a priori ? tout ce qui est a priori est-il apodictique ? Ce sont là toutes questions pour lesquelles on n’a pas de réponse. Si d’ailleurs les mathématiques étaient a priori, les bases en seraient indiscutables et n’auraient jamais été mises en doute. Est-ce le cas ? Ce n’est pas ici le lieu de reprendre cette question dans tous ses détails. Il suffit pour le moment de rappeler que les axiomes et les définitions de la géométrie, notamment celles de la droite, de l’angle, du plan, et des figures semblables, ont été l’objet de critiques tellement fondées qu’un jour viendra où on les abandonnera tout à fait pour en accepter d’autres. La même observation s’applique à la mécanique et à ses définitions des notions de mouvements, de vitesse, de temps, qui en constituent les fondements[1].

II. — De la nature de la démonstration.

Aucune des explications qui viennent d’être rappelées n’ayant résolu le problème, force est bien de le reprendre par un autre côté et d’examiner si cette différence entre les sciences mathématiques et les sciences dites expérimentales tient à leur objet ou seulement à leur degré de développement.

Cette discussion, déjà ancienne, a recommencé avec plus de vivacité, vers le milieu de ce siècle, à l’occasion du système de Logique de Mill, et, il faut bien le reconnaître, quoiqu’on ne puisse adopter toutes les assertions de l’auteur anglais, les partisans de l’apriorité n’ont pas eu l’avantage. Ils ne se recrutent plus aujourd’hui que dans cette fraction des philosophes qui, persistant dans leur dédain pour la méthode des sciences positives, ne veulent pas voir que l’évidence de bon nombre de leurs résultats est aussi bien établie que celle de n’importe quel théorème de la géométrie, et qu’ainsi la certitude n’est pas uniquement attachée aux propositions que l’homme s’imagine tirer de son cerveau.

Ce problème, comme on le voit, se lie intimement avec celui de l’origine de la certitude, et en est une dépendance naturelle. C’est cette origine que nous allons examiner.

Le débat, ramené à ses termes les plus simples, porte sur l’opposition de ces deux propositions fondamentales : On ne peut tout démontrer ; on peut tout démontrer. Il est bien entendu que la possibilité dont il s’agit ici est idéale, absolue, et non pas nécessairement actuelle, effective. Comme nous le ferons encore voir plus tard, aucune de ces deux propositions ne renferme de contradiction intime. En effet, ceux qui soutiennent qu’on ne peut tout démontrer ne sont pas tenus de donner une démonstration de leur principe fondamental ; il leur suffit de le ranger parmi les propositions indémontrables. D’un autre côté, ceux qui croient qu’on peut tout démontrer, admettent naturellement que cette proposition elle-même est sujette à preuve, et que les procédés de démonstration qu’ils regardent comme valables lui sont applicables. À première vue cependant, leur thèse paraît beaucoup plus difficile à défendre. Où est la vérité ?

Ceux qui sont d’avis qu’on ne peut tout démontrer sont invinciblement conduits à admettre qu’il y a un certain nombre de propositions indémontrables, vérités a priori, évidentes par elles-mêmes, et transmettant leur évidence aux conséquences qu’on en tire. Mais ils sont tenus, s’il en est ainsi, de dresser le catalogue de ces prétendus axiomes qui ne peuvent être bien nombreux, ou, tout au moins, de dire à quel caractère on les reconnaît. Or ce catalogue n’a jamais été dressé, même pour une science déterminée[2]. Savent-ils au moins en définir le caractère ? Le dernier fait même que nous venons de signaler met à nu leur impuissance à cet égard. Examinons toutefois la valeur de leur critérium. D’après eux, on le sait, les axiomes se reconnaissent à leur évidence. L’évidence, c’est cette propriété attribuée à certaines propositions de nous arracher notre adhésion même malgré nous. C’est très-bien. Mais, que de fois l’erreur s’est présentée avec les caractères de l’évidence ! Que de principes erronés ont traversé les siècles, depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours, et revêtus du brillant manteau de l’évidence, et. il a suffi de la découverte d’un seul fait pour les en dépouiller pour toujours ! Aussi Descartes, après avoir exalté ce critérium, laisse échapper une restriction singulière, à laquelle on ne pouvait s’attendre et qui lui enlève tous ses titres : « Je jugeai, dit-il, que je devais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement, sont toutes vraies, mais qu’il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement[3]. »

Il y a donc une évidence légitime et une évidence illégitime. Mais alors nous voilà rejetés dans l’incertitude d’où nous croyions une bonne fois être sortis. On nous dira peut-être qu’avant de se prononcer sur le caractère de l’évidence, il faut mûrement réfléchir, peser le pour et le contre, et ne se décider qu’après examen. Soit ! Mais qu’est-ce cela sinon se démontrer à soi-même la vérité de ces propositions que l’on dit être indémontrables, parce qu’elles seules, croit-on, rendent possible la démonstration des autres vérités ? Enfin, s’il en est ainsi, comment peut-on se tromper ? S’il y a des propositions évidentes, si au nombre de celles-ci se trouvent les règles de la logique, comment l’erreur parvient-elle à se glisser dans nos raisonnements ? Il faut donc admettre que parfois Terreur ressemble tellement à la vérité, qu’on est obligé, pour ainsi dire, de s’y laisser prendre.

On le voit, la proposition qu’on ne peut tout démontrer donne lieu à des difficultés très-graves ; elle n’est donc pas elle-même une de celles qui peuvent se passer de démonstration ; aussi ceux qui la soutiennent ne se font-ils pas faute d’en donner. Or, si elle a besoin de démonstration, elle se détruit elle-même, car, si pendant un instant on la révoque en doute, toute proposition à l’aide de laquelle on chercherait à l’établir, est elle-même ébranlée, puisqu’on s’en servirait à titre de proposition indémontrable.

L’erreur de cette doctrine provient de ce que ses adeptes se font une idée fausse de ce que doit être la démonstration. Pour eux, démontrer une proposition, c’est faire voir qu’elle est contenue comme cas particulier dans une proposition plus générale. Or, s’il en était ainsi, et si l’espèce avait besoin de démonstration, elle serait indispensable à plus forte raison pour le genre. Si, pour me prouver que Pierre est mortel, vous recourez à cette affirmation que tous les hommes sont mortels, vous énoncez une proposition qui, à mes yeux, est encore plus sujette à caution que la première ; en effet, outre qu’elle renferme celle dont je doute, à savoir que Pierre est mortel, elle en implique encore une infinité d’autres tout aussi discutables.

On se trompe donc sur l’essence même de la démonstration ; c’est, au contraire, l’espèce qui démontre le genre, et c’est pourquoi on peut tout démontrer, et qu’en conséquence, on doit chercher à tout démontrer. Quand je vois tous les hommes que je connais mourir tour à tour, quelques-uns par l’effet de la maladie, d’autres par accident, d’autres par l’âge, je me demande s’il ne serait pas essentiel à l’homme d’être sujet à la mort, et je regarde provisoirement, hypothétiquement comme avéré que les hommes sont mortels. Si cette proposition est vraie, il s’ensuit que Pierre, actuellement vivant, doit mourir tôt ou tard ; et le jour où cette conjecture se vérifie, ma croyance en la vérité de la proposition générale se fortifie, et elle se confirmera à mesure que je verrai mourir les autres hommes. Il arrive un moment où cette croyance est chez moi tellement puissante, que je n’ai pas besoin d’attendre l’événement pour être certain de la nécessité de son arrivée. Et telle est si bien l’origine de cette certitude que, si Pierre présentait un cas extraordinaire de longévité, si, après deux cents, trois cents ans, il était encore en vie et plein de vigueur, on se mettrait à douter de cette affirmation. Il n’est point de vérité actuellement si bien établie qu’on ne remette en question, si, par un sophisme quelconque, on en tire une conséquence fausse.

Passer du particulier au général par voie d’induction, redescendre du général au particulier par voie de déduction, voilà le procédé constant de l’esprit humain. Quant à la généralisation, elle se fonde sur l’analogie qui est à son tour une espèce d’induction par laquelle on est porté à attribuer à un sujet tout l’ensemble des qualités que possèdent d’autres sujets, parce qu’on lui en reconnaît quelques-unes. C’est par analogie que nous faisons des étoiles dites fixes les centres de systèmes planétaires semblables à celui dont la Terre fait partie. Si cette généralisation est légitime, il s’en suit, par voie déductive, que les étoiles fixes doivent manifester des mouvements propres accusant l’existence de leurs satellites. Et un jour, en effet, on constate ces mouvements, et l’on détermine le lieu et la masse de planètes hypothétiques. Puis un autre jour on découvre le satellite de Sirius, puis celui d’autres étoiles encore, et la proposition, d’abord hasardée, reçoit un commencement de démonstration expérimentale jusqu’à ce qu’elle finisse par être universellement admise.

Telle a été la marche de toutes les sciences dont les découvertes sont récentes, et que nous avons vues se créer, pour ainsi dire, sous nos yeux.

III. — Des moments du développement des sciences.

L’examen des faits particuliers, c’est-à-dire la comparaison des phénomènes connexes, à l’aide de la mesure et du calcul, conduit à des lois, propositions générales exprimant les rapports constants, immuables de ces phénomènes. Quand la science naissante est en possession d’un nombre plus ou moins considérable de lois semblables, on risque des hypothèses, on énonce des principes. Ces principes renferment, sous une forme prudente, une assertion sur les caractères de la cause des phénomènes[4]. Naturellement, il faut que les principes expliquent d’abord tous les phénomènes jusqu’alors constatés. Mais là ne se borne pas leur action ; ils servent en outre à faire de nouvelles découvertes. En effet, si on leur applique les règles de raisonnement que l’on est en droit de regarder comme légitimes, vu l’usage qu’on en a fait antérieurement avec succès, on en tire, par voie de déduction, des conséquences pour le moment purement logiques. Si les faits sont. contraires à ces conséquences, les principes qu’on a énoncés sont à rejeter. Mais si les faits viennent à concorder avec elles, la confiance dans ces principes en reçoit un accroissement notable ; et, à mesure que les vérifications se multiplient, elle augmente de plus en plus, et elle finit par atteindre un degré qui la met sur la même ligne, ou à peu près, que la certitude de notre propre existence.

Les principes sont donc loin d’être des vérités évidentes par elles-mêmes. Au contraire, ils s’annoncent dès le début comme des vérités obscures, incertaines, demandant réflexion. À part quelques hommes de génie et des esprits aventureux, tout le monde les repousse. Ils finissent cependant par s’implanter dans la science, non sans avoir eu quelquefois leurs martyrs ; ils se font accepter par un nombre de plus en plus considérable de penseurs ; puis enfin, débarrassés des nuages qui les cachaient aux regards de tous, ils éclairent de leurs rayons les vastes champs de la science humaine.

Quelle histoire que celle de l’astronomie ! Qui le premier osa soutenir que la Terre était ronde, admettre l’existence des antipodes, et de pays où les objets tombaient de bas en haut ? Quelle n’est pas, au vie siècle, l’indignation de l’Égyptien Cosmas à l’idée qu’on pouvait, en acceptant de pareilles aberrations, révoquer en doute les vérités démontrées par l’Écriture sainte ! Et, mille ans plus tard, quel étonnement, que de doutes d’un côté, que d’indignation, que de fureurs de l’autre, quand Copernic enleva à la Terre la place que l’homme lui avait attribuée au centre du monde, et en fit un humble satellite du soleil ! Et cependant cette proposition si hardie, qui choquait si fort le bon sens, qui fit commettre à l’inquisition tant de crimes, qui figure parmi les causes qui firent monter Giordano Bruno sur le bûcher, et que Galilée dut rétracter comme une erreur[5], les siècles suivants en ont fourni des preuves de plus en plus concluantes, et c’est de nos jours seulement que, grâce à la perfection des instruments d’astronomie, on a pu voir, en petit, dans les profondeurs des cieux la route que la Terre parcourt autour du Soleil !

Puis vint Kepler qui trouva les fameuses lois qui ont immortalisé son nom. C’est sur elles que Newton se base pour énoncer son hypothèse de l’attraction universelle. Déjà lui-même la soumet à des vérifications ; il reconnaît que la force qui attire vers la Terre les corps pesants, est la même que celle qui maintient la Lune dans son orbite. La découverte de la rotation de l’anneau de Saturne, celle de la planète Neptune, confirmèrent d’une manière éclatante la certitude de ce grand principe ; et lorsque, dans ces dernières années, on a cru devoir expliquer les inégalités des mouvements de Sirius par l’existence d’une planète qu’on a fini par apercevoir, il a reçu, pour ainsi dire, une consécration suprême qui montre que tout l’univers visible lui est soumis.

L’hypothèse de Kant sur l’origine de notre système planétaire, que Laplace imagina de nouveau en lui donnant l’autorité de sa vaste science, reçoit une démonstration inattendue par l’analyse spectrale qui établit l’identité des éléments chimiques de notre univers. Nous avons donc vu, pour ainsi dire, s’établir de nos jours la certitude, on peut dire absolue, de propositions de la plus haute importance.

Mais, dira-t-on, ce sont des propositions expérimentales ; les propositions rationnelles échappent à cette explication. N’est-ce pas, répondrons-nous, un principe rationnel que rien ne vient de rien, et que rien ne retourne à rien, formulé par Lucrèce, par Épicure, par Démocrite, et, sans doute, par des penseurs plus anciens encore ? Et c’est dans les temps tout modernes qu’on en a donné la première démonstration expérimentale. Mais si cet axiome, qu’on prétend être évident par lui-même, a, pour cette raison, été connu dans l’antiquité la plus reculée, comment se fait-il que le principe de la conservation de la force, qui est à mettre sur la même ligne, dont les conséquences sont au moins aussi fécondes, et dont l’évidence est aujourd’hui palpable, comment se fait-il qu’il n’a été mis au jour que vers le milieu du xixe siècle ? N’est-ce pas une preuve incontestable que l’évidence des principes est une propriété acquise, consécutive, et susceptible d’augmentation et de diminution ?

On peut donc diviser la marche des sciences en cinq moments ou périodes. Certaines d’entre elles les ont parcourues toutes, d’autres en sont restées à la première.

Période d’observation. On collectionne des faits et on les classe (botanique, zoologie, et, en général, les sciences biologiques).

Période de généralisation. On découvre des lois, on hasarde des hypothèses aussitôt renversées qu’énoncées (géologie, chimie, etc.)

Période de symbolisation. La science d’observation a son couronnement ; on formule une hypothèse suprême d’où l’on peut tirer des conséquences par voie déductive (physique, théorie mécanique de la chaleur, magnétisme, etc.).

Période de vérification. On contrôle l’hypothèse en cherchant à réaliser les conséquences qu’on en tire. À mesure que l’expérience en confirme la vérité, elle acquiert un degré de plus en plus marqué d’évidence, et la foi en son exactitude croît de plus en plus (mécanique céleste, acoustique, optique mathématique, etc.).

Période de consécration. La confiance est désormais inébranlable ; on a une telle foi dans l’infaillibilité des principes et des méthodes que l’on ne prend plus la peine d’en vérifier les conséquences (mécanique, géométrie, algèbre, arithmétique). Quand la science en est arrivée à ce point, des penseurs s’imaginent qu’ils tirent certaines vérités de leur cerveau, et que l’expérience leur est inutile. Quelques-uns même essayent alors de construire le monde réel par la seule force de leur intelligence.

On voit comment s’explique l’apodicticité des théorèmes mathématiques. Les sciences mathématiques, en effet, n’ont ce caractère que grâce à la confiance que nous inspirent leurs principes et leurs méthodes, confiance justifiée d’ailleurs par de longs et éclatants succès. On a commencé par remarquer que la somme des trois angles d’un triangle était plus ou moins définie, car l’on ne peut y agrandir un angle sans en diminuer par contre un autre. On a aussi remarqué, comme nous l’avons tous fait dans notre enfance, que le rayon se portait six fois sur la circonférence. Ces faits traduits en lois, on a, pour expliquer ces lois fondées sur une observation constante, émis certaines hypothèses : ce sont les axiomes et les postulats. On a ramené les dimensions de l’espace à trois. On a considéré l’espace en lui-même comme homogène, c’est-à-dire comme composé de parties de même nature. On a supposé un espace homogène à deux dimensions, le plan ; puis un espace homogène à une dimension, la droite. On a formulé les propriétés générales de la droite, du plan et de l’espace, puis on a défini les lignes, les surfaces et les solides, et les combinaisons diverses que l’on peut obtenir au moyen de lignes et de surfaces. Enfin, on a appliqué à ces notions les procédés logiques qui nous permettent de tirer une nouvelle idée de la comparaison de deux propositions. On a donc commencé par déduire, au moyen du raisonnement, la démonstration des faits déjà observés ; puis on a tiré des conséquences non encore observées, mais en les vérifiant au moyen d’une construction soignée, et faisant la figure aussi exacte que possible, on a vu qu’elles étaient justes. Peu à peu, nous avons acquis une confiance de plus en plus grande dans les principes et les méthodes ; et aujourd’hui notre assurance est si ferme que le plus souvent nous ne croyons pas. devoir soumettre au contrôle de l’expérience les déductions auxquelles nous sommes arrivés. De temps en temps nous le faisons encore, nous vérifions sur des cas particuliers l’exactitude de certains résultats géométriques ou algébriques ; et certes, si l’on découvrait par voie déductive la formule des nombres premiers, je crois que l’inventeur ne manquerait pas d’en contrôler la justesse et d’en faire de nombreuses applications[6].

Une autre preuve que c’est bien là l’origine de la certitude des vérités mathématiques, c’est qu’aujourd’hui on hésite encore parfois à ranger parmi elles les propositions de la mécanique. Pour uns c’est une science expérimentale fondée sur les notions sensibles de mouvement ou de vitesse. Les postulats de cette science, par exemple, qu’un corps ne peut se mettre de lui-même en mouvement ou en repos, semblent des propositions empiriques. Les notions de mouvement et de vitesse ne sont ni plus ni moins d’origine sensible que celles d’espace et de distance, et la proposition citée n’est pas plus empirique que celle-ci : Une ligne droite renfermée dans un espace limité finira par en sortir si on la prolonge suffisamment. La mécanique est donc arrivée, elle aussi, à la période de consécration ; seulement, en comparaison de la géométrie, voilà moins de temps qu’elle y est parvenue. Ses principes ont même, dans ces dernières années, subi une modification assez notable ; on ne définira plus aujourd’hui la force une cause de mouvement ou d’équilibre. Et si l’on range la mécanique parmi les sciences mathématiques prétendument rationnelles, pourquoi ne pas y faire figurer la mécanique céleste qui n’est qu’une application de la mécanique ? puis certaines parties de la physique qui en sont une autre application ? et où s’arrêter ?

On le voit donc, les sciences, au point de vue où la question est placée, ne diffèrent que par leur degré de développement. Un jour, les principes de la chimie seront tellement certains que les cornues et les alambics deviendront inutiles pour décrire les combinaisons et leurs propriétés, de la même façon qu’aujourd’hui, un aveugle connaissant le calcul, peut expliquer le phénomène de l’arc-en-ciel. Les mathématiques sont des sciences qui ont perdu leur partie expérimentale désormais superflue, la chimie est une science qui n’a pas encore sa contre-partie rationnelle, purement théorique[7].

Une objection se présente sans doute à l’esprit du lecteur. Si la certitude des principes s’accroît à mesure que les faits d’expérience les confirment, il s’ensuit que cette certitude peut être sans doute très-grande, mais n’est jamais pleine, absolue ; par conséquent, toute proposition n’est que probable. Or cette conclusion répugne à l’esprit humain ; il éprouve un invincible besoin de se reposer quelque part. Laissons pour le moment cette objection de côté. Nous montrerons tantôt que toute certitude, au point de vue subjectif de la conscience, est absolue, mais qu’au point de vue objectif, elle est toujours incomplète, réservée, provisoire, comme il convient à toute assertion qui repose sur l’expérience.

IV. — Classification des sciences d’après leur objet.

Il y a lieu de rechercher maintenant d’où dépend le plus ou moins de développement d’une science. Il est naturel de l’attribuer au degré de simplicité de son objet. Pour justifier cette manière de voir, il suffit de classer les sciences sous ce point de vue. L’on se convaincra en même temps que l’objet de toute science est nécessairement abstrait.

Toutes les sciences ont pour objet l’univers et ses êtres ; mais ce qui constitue leur caractère propre, c’est leur manière d’envisager les êtres réels dont elles s’occupent. Ils sont d’autant plus compliqués qu’elles y remarquent plus de qualités, c’est-à-dire, qu’elles signalent entre eux plus de différences. L’objet de la science sera réduit à sa plus simple expression lorsqu’on supprimera par la pensée toutes les différences entre les choses, lorsqu’on les considérera toutes comme égales. Elles deviennent dans ce cas des unités. Les groupes d’unités sont les nombres, et l’arithmétique sera la science des nombres. Notons déjà que le nombre est une idée plus complexe que la simple pluralité ; le nombre suppose un groupement, et les groupes, étant différents, donnent lieu à des comparaisons dont les résultats sont énoncés comme propriétés des nombres. Quand je dis d’un panier composé de pommes, de poires et d’oranges qu’il contient vingt fruits, je regarde tous ces fruits comme des unités égales en faisant abstraction de toutes leurs différences. Le nombre est essentiellement discontinu.

Si de l’idée d’un nombre je passe à celle d’un nombre en général, j’obtiens celle de la quantité. La quantité algébrique n’est au fond qu’un nombre dont l’unité n’est pas déterminée, et qui peut être grand, petit, fractionnaire ou incommensurable. Par cela même la quantité est continue. L’univers algébrique se compose de parties égales, ou de groupes inégaux, mais censés convertibles en parties égales. Je dis censés convertibles, car deux quantités données n’ont en général pas de terme de comparaison commun, elles n*ont pas d’unité. Cependant la quantité se comprend seulement en tant qu’exprimée par un nombre, soit fractionnaire, soit irrationnel. De là, les longueurs, les surfaces, les vitesses, les masses, les forces, considérées sous le rapport quantitatif, sont, en dernière analyse, représentées par des nombres.

Introduisons une nouvelle différence. Les unités peuvent dans les groupes qu’elles forment prendre toutes les positions possibles. Des cailloux, par exemple, peuvent se disposer d’un nombre infini de manières différentes. Je puis faire entrer en ligne de compte l’arrangement ; alors je m’occupe de la figure. La géométrie est la science des figures. Une figure est définie quand on donne la position de ses différents points[8]. En thèse générale, cette position est fixée par l’énoncé de leurs distances et de leurs directions par rapport à certains axes ou certains points de l’espace dont la position est regardée comme connue, distances et directions exprimées par des longueurs et des angles. Les longueurs et les angles étant des quantités, et les quantités s’énonçant au moyen des nombres, la géométrie s’appuie en définitive sur l’algèbre, et par elle sur l’arithmétique. Notons en passant qu’on ramène la géométrie des solides à la géométrie plane, et celle-ci à la géométrie rectiligne.

Toute figure se décrit par un mouvement de ses génératrices ; mais la géométrie considère la figure en tant seulement que décrite, et non dans sa description même. La parabole dessinée par un projectile est, pour elle, une parabole, peu importe la manière dont le projectile se comporte en chacun de ses points : ceux-ci ne diffèrent, pour elle, que par leur position. La mécanique fera intervenir un nouvel élément de différenciation : les points de la parabole seront étudiés sous le rapport de la vitesse dont y était animé le mobile. Vitesse virtuelle, mouvement de transport, force, telles sont les nouvelles idées dont s’occupera la nouvelle science[9]. La trajectoire du mobile est une figure, mais chaque point de cette figure est censé posséder une qualité propre, sa force d’impulsion que l’on peut représenter par une longueur, ce qui fournit une surface. On a déjà dit que la mécanique est une géométrie à quatre dimensions. De sorte que les problèmes de la mécanique se ramènent à des problèmes de géométrie, et, en fin de compte, à des problèmes d’arithmétique.

La mécanique céleste est une application de la mécanique. Les corps célestes y sont considérés comme des masses animées de certains mouvements et de certaines forces. Toutes leurs autres propriétés de configuration, de coloration, de chaleur, sont mises de côté.

En mécanique, tous les mouvements sont censés de même espèce. En physique on s’occupe de la nature du mouvement, mouvement de transport ou mouvement vibratoire, et, s’il s’agit de mouvements vibratoires, on y considérera le sens et la vitesse des vibrations. De là viennent les sciences des propriétés des différents mouvements, thermique, acoustique, optique, magnétique, et celles de la transformation des mouvements, théorie mécanique de la chaleur, de l’électricité, etc.[10]. Encore une fois, les derniers résultats de la physique s’expriment par des nombres et des formules de nombres.

La chimie n’est à coup sûr qu’une extension de la physique. La physique ne voit dans l’univers que des molécules conçues en soi comme équivalentes, mais douées de mouvements vibratoires propres ; pour la chimie, les molécules sont des agrégats d’atomes jouissant de propriétés spéciales et variées suivant leur groupement et leur mode de vibration. Seulement la chimie n’a pas encore pu formuler ses idées à cet égard.

Quant aux sciences biologiques, on sait qu’elles tendent à ramener les phénomènes vitaux à des phénomènes physiques et chimiques. Et, à son tour, la science de la sensibilité et de la pensée, la psychologie, est poussée, malgré ses résistances, à réduire les faits sensibles et intellectuels à des faits physiologiques.

Comme on le voit, l’arithmétique repose sur les notions d’unité et de nombre ; l’algèbre, sur celle de quantité qui se définira au moyen du nombre. La géométrie s’appuie sur la notion de figure qu’elle définit au moyen de quantités, à savoir des distances et des directions exprimées par des droites et des angles. En mécanique, le mobile est conçu comme capable de parcourir un certain espace dans une certaine direction en un temps donné. Les rapports des différentes vitesses dont il est à chaque instant animé dans diverses directions déterminent sa trajectoire. Son mouvement et sa vitesse à chaque moment sont ainsi représentés par une ligne d’une certaine longueur placée d’une certaine façon, par une figure, par conséquent. Les problèmes de la mécanique sont ainsi ramenés à des problèmes de géométrie et d’algèbre. En physique, l’objet est la trajectoire même du point (mouvement vibratoire des molécules), trajectoire définie par le sens du mouvement vibratoire et la force d’impulsion qui écarte le point de sa position d’équilibre où une autre force le ramène. La physique est donc une espèce de mécanique plus délicate. La chimie, à son tour, tend à expliquer la qualité des corps naturels par des combinaisons et des enchevêtrements des mouvements propres des atomes ; seulement, elle n’est pas assez avancée pour rendre compte des particularités des phénomènes à l’aide de formules physiques ou mécaniques. Les sciences biologiques et psychologiques sont nécessairement encore beaucoup plus arriérées, puisque leur développement dépend probablement, entre autres, des progrès de la chimie.

L’ensemble des sciences forme donc un édifice dont la base est l’arithmétique, et dont les différents étages s’élèvent à mesure que l’intelligence humaine saisit des rapports de plus en plus compliqués. Les hypothèses, les postulats et les théorèmes d’une science servent d’axiomes pour les sciences subséquentes qui s’appuient sur elle. Ainsi les propositions fondamentales de l’arithmétique sont des axiomes pour l’algèbre, les propositions fondamentales de l’algèbre sont des axiomes pour la géométrie, et ainsi de suite.

Par contre-coup se trouve résolue la question capitale dont la solution nous est indispensable pour aborder le fond de notre sujet. Ces sciences-là ont un système de symboles, un système algorithmique, dont les hypothèses sont nettes et précises. L’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la mécanique, certaines parties de la physique sont dans ce cas. Les signes correspondent donc à une idée claire, parfaitement définie. Il est possible qu’une idée soit définie dans l’esprit sans qu’elle ait pour cela sa définition exacte dans le langage, car on ne peut expliquer le sens de tous les mots par des mots. Ainsi la définition du nombre est impossible, mais comme nous savons tous ce que c’est qu’un nombre, cette circonstance n’empêche pas l’invention du signe. On ne peut définir le nombre, parce que, comme nous le dirons encore plus bas, il renferme quelque chose de réel. La réalité n’est susceptible que de description. De là, on ne peut définir l’objet d’aucune science ; la définition de cet objet est au contraire le résultat final de la science, si jamais une science pouvait être achevée.

Le signe est donc un mot, mais un mot qui ne peut avoir qu’un seul sens, non susceptible d’extension, de restriction, de métaphore ; il rend le même service que le mot dans l’expression de la pensée, et, comme lui, il l’aide à se former. Seulement, comme c’est un mot d’une précision absolue, il ne peut s’appliquer qu’à des idées d’une précision égale ; et les résultats de la réflexion sur ces idées sont à leur tour également précis et susceptibles d’être représentés par des combinaisons de signes, par des formules, qui ne sont que des propositions symbolisées.

Les sciences symbolisées portent sur des idées de cette nature ; de là, chez elles, l’emploi des signes. Les autres sciences n’étant pas dans ce cas, les signes, quand elles les emploient, n’ont qu’une valeur indécise et vague. La physique est en voie de se symboliser parce que l’on commence à se rendre assez bien compte de ce que peut être un agrégat de molécules, et de ce que sont les forces moléculaires qui y fonctionnent. La chimie est moins avancée, parce qu’elle ne sait pas encore au juste ce que c’est qu’une molécule c’est-à-dire un agrégat d’atomes. La physiologie est encore bien plus arriérée, car elle n’a, pour ainsi dire, aucune idée de ce que peut être une cellule. Or nous verrons que les idées fondamentales de la logique n’ont pas encore été toutes saisies avec la netteté et la précision indispensables, d’où l’impossibilité où l’on serait, avant une réforme préliminaire, de lui appliquer un système symbolique.

Nous venons de dire que les idées fondamentales de la science ne sont pas toutes susceptibles de définitions parlées. Les unes, qui correspondent à des choses, se prêtent seulement à des descriptions qu’on doit faire d’une fidélité absolue. C’est ainsi que l’on apprend à l’enfant ses premiers mots, des noms propres, en lui disant : Ceci est maman, ceci est papa ; cela est le chien, cela est le chat. Les autres, celles qui correspondent à des idées pures, ou à des combinaisons arbitraires d’idées, les idées conventionnelles, sont susceptibles de définitions logiques rigoureuses. En géométrie je ne puis définir l’espace et la forme, mais je puis définir la perpendiculaire, l’oblique, le triangle, le cercle. C’est dire que je ne puis définir en algèbre la quantité, en arithmétique, le nombre.

La création des symboles ou des différents langages algorithmiques a donc marché parallèlement à la création des sciences symbolisées ; les symboles se sont, pour ainsi dire, engendrés naturellement. L’arithmétique a imaginé les signes des nombres, 1, 2, 3… L’algèbre, à son tour, a exprimé les quantités par les signes, a, b, c… Les fonctions, c’est-à-dire les relations qui lient entre elles certaines quantités, ont servi à définir les figures. Le mouvement d’un corps a pu être, alors, représenté par une figure, puis les forces physiques, par des modifications du mouvement des molécules. Les forces chimiques et biologiques n’étant pas encore actuellement assez bien connues pour être caractérisées par des formules symboliques, dans le vrai sens du mot, échappent à la pensée.

C’est la partie conventionnelle des notations qui donne lieu à l’extension idéale des sciences. Nous verrons plus tard comment, en arithmétique, on arrive aux idées de nombres fractionnaires et de nombres incommensurables, comment en algèbre on est conduit à parler de quatrièmes, de cinquièmes puissances, de quantités imaginaires, etc. On comprendra dès lors qu’on peut créer une géométrie à quatre dimensions ou telle que les trois angles n’y soient pas égaux à deux droits. L’homme, une fois en possession de formules générales trouvées à l’occasion de cas particuliers, peut alors les appliquer à d’autres cas particuliers qu’il ne trouve que dans sa fantaisie créatrice et inventer ainsi des sciences imaginaires. Donc, pour en revenir à un point déjà traité, s’il est vrai que les mathématiques ont des formules tellement générales qu’on peut en faire l’application non-seulement à tous les phénomènes réels, mais à tous les phénomènes possibles, c’est là un avantage que toutes les sciences peuvent posséder un jour. C’est la propriété inhérente à toute formule hypothétique.

V. — De la place de là logique dans l’ordre des sciences.

Il nous reste maintenant à déterminer la place de la logique dans l’ensemble des sciences. On est libre sans doute jusqu’à un certain point de rattacher à la logique des théories qui lui sont plus ou moins étrangères ; on peut étendre ou rétrécir dans de certaines limites le champ qu’on lui attribue. Mais il est trois questions capitales, antérieures à toutes celles que nous pouvons nous poser concernant l’univers, et dont la solution nous paraît être l’objet fondamental de ce qu’on appelle logique. Ces trois questions, les voici : Comment la science est-elle possible ? comment arrive-t-on à la possession de la vérité ? comment démontre-t-on la vérité ? On peut donc définir la logique, la science de la forme abstraite de toute science.

À ce titre la logique sert de fondement à l’édifice des connaissances humaines. Son objet est encore plus abstrait que celui de l’arithmétique. L’arithmétique s’occupe du nombre, et le nombre représente encore une réalité ; le nombre, c’est quelque chose qui n’est ni la quantité, ni la figure, ni la force, tandis que la logique s’occupe de l’idée, de l’idée qui comprend et le nombre, et la quantité, et la figure et la force, de l’idée qui ne contient plus rien de réel, ou, si l’on veut, qui ne contient plus qu’une réalité complètement indéterminée, indifférente. Toute autre science cherchera à établir la vérité de ses propositions ; la logique recherche comment on établit la vérité d’une proposition en général. Cette science est donc supérieure et antérieure à toutes les autres, non pas, sans doute, dans l’ordre chronologique, mais dans l’ordre même des choses. Toute connaissance, si informe qu’elle soit, repose sur la pensée, et la pensée elle-même a ses lois qui expliquent comment la connaissance a pu se constituer telle qu’elle est.

La logique comprend trois parties : — une partie générale où l’on examine si la vérité est possible ; une partie inductive, où l’on traite des procédés de généralisation, , et de la légitimité de l’induction, de l’analogie, de l’abstraction et de la synthèse ; et une partie déductive qui nous apprend comment d’un certain nombre de propositions on peut, par la comparaison, en tirer d’autres qui y sont impliquées.

La première partie nous fera connaître les postulats de la logique — cette science, par son caractère spécial, ne peut, en effet, avoir des axiomes ; dans quelle autre science les puiserait-elle ? — nous en ferons tantôt l’énumération. La seconde partie ne reste pas stationnaire ; elle fait de nouveaux progrès à mesure que l’on ouvre des voies nouvelles qui nous conduisent à la vérité ; et, pour n’en donner qu’un exemple, les anciens, qui ne connaissaient pas l’expérience, étaient privés du moyen le plus puissant d’induction. Les caractères de la vérité sont aujourd’hui beaucoup mieux connus, et ceux de l’erreur mieux définis. La logique déductive a pour but de confirmer la vérité ou de découvrir l’erreur qui peut se dissimuler dans les prémisses et éclater dans les conséquences. Son rôle est important dans la période de vérification des sciences. Il est rarement possible de s’assurer directement de l’exactitude d’un principe hypothétique. Pour tourner la difficulté, on en tire des conséquences rigoureuses, et on le vérifie indirectement par elles. Or, s’il y a des sciences symbolisées, comme l’arithmétique, l’algèbre, la mécanique, etc., la logique, par qui seule cette symbolisation est possible, est nécessairement, elle aussi, dans sa partie déductive, une science symbolisée, ou tout au moins susceptible de l’être ; ses opérations doivent pouvoir être traduites en formules, et ses notations et ses formules seront vraisemblablement plus simples que celles même de l’arithmétique.

En fait, c’est ce qui a lieu. Les formules du syllogisme, telles qu’elles nous ont été livrées par Aristote, sont assimilables à celles de l’algèbre, mais il leur manque ce qui constitue véritablement le caractère scientifique : la précision. C’est ce caractère que nous aurons à leur donner.

Si l’on demande maintenant comment il se fait que des symboles exacts n’ont pas encore été imaginés, nous répondrons que c’est à cause de leur simplicité même[11]. Les sauvages, qui savent pourtant distinguer entre deux arbres quel est le plus chargé de fruits, et entre deux fruits quel est le plus gros, n’ont jamais éprouvé le besoin d’une science arithmétique ou géométrique, parce que les opérations qu’ils font, étant tout élémentaires, ne nécessitent qu’un effort de pensée peu compliqué, et ne pourraient être abrégées par l’usage de figures ou bien d’une notation quelconque. Bien des gens du peuple, et c’était très-commun autrefois, font leurs calculs de tête, parce que ces calculs sont très-simples. Ainsi en est-il de la logique. Les raisonnements sont tellement naturels à l’intelligence qu’on ne les aiderait que peu par l’emploi artificiel de symboles auxquels, par conséquent, on ne pouvait pas songer à recourir.

Quelle est donc l’utilité du travail que nous entreprenons ? Cette question se lie intimement à celle de l’utilité de la logique : nous y reviendrons plus tard. Pour le moment, notre entreprise n’eût-elle d’autre utilité que d’apporter un argument nouveau en faveur de la classification des sciences et de la théorie de la démonstration données dans les pages précédentes, qu’elle serait suffisamment justifiée. Notre travail n’eût-il encore que cet avantage de démontrer par une autre voie la légitimité des axiomes et des règles jusqu’ici énoncés pour former des raisonnements exacts, qu’il aurait encore sa raison d’être. Mais une circonstance spéciale lui donne tout au moins un intérêt de curiosité assez puissant. Les règles que la logique formule pour bien définir, juger et raisonner, ont été, chose étrange dans une science à pareilles prétentions, obtenues empiriquement, c’est-à-dire la plupart du temps sans ordre et sans méthode ; et, chose plus étrange encore, et, à coup sûr, inattendue, certaines d’entre elles sont inexactes et incomplètes. Et cependant voilà plus de deux mille ans que les règles d’Aristote sont reproduites comme des vérités indiscutables.

Or, s’il en est ainsi, si seulement même en lisant cette affirmation de notre part, la foi du lecteur dans les principes de la logique, du raisonnement, de la pensée, se trouve ébranlée, ne fût-ce qu’un instant, qu’est-ce donc que l’apodicticité et l’apriorité des prétendues vérités primordiales, rationnelles, innées dans notre intelligence ? Ce doute d’un. instant, ce doute pour le moment tout spéculatif, puisqu’il n’est encore fondé sur aucune raison, n’établit-il pas victorieusement à lui seul que toute certitude scientifique repose sur l’expérience, et n’est jamais que provisoire ?

VI. — Les postulats de la pensée.

La logique inductive ne rentre pas dans notre cadre, mais notre sujet exige que nous exposions brièvement le problème de la logique générale : La vérité est-elle possible ?

Le signe, avons-nous dit, correspond à une idée précise ; et une idée précise est celle qui est adéquate à l’objet qu’elle représente, celle qui n’est ni plus étroite ni plus large ; c’est, en un mot, cet objet en tant que pensé. Comment une idée, chose en soi si différente d’un objet, en peut-elle être cependant l’image, la représentation exacte ? Voilà une première question.

L’objet de la science est obtenu par abstraction. L’abstraction est-elle une opération légitime ? voilà une seconde question.

Enfin la science consiste dans l’exposé systématique des idées que nous avons sur les choses qui en font l’objet. Nos idées sont exposées systématiquement lorsqu’elles sont reliées par ordre de prémisses à conséquences. La science symbolisée est un ensemble de formules et de résultats enchaînés par ordre de substitution. Comment l’enchaînement des idées correspond-il à l’enchaînement des choses ? Qu’est-ce qui autorise la substitution du lien logique au lien réel ? Telle est la troisième et dernière question que l’on peut se poser à propos de la science en général. À ces questions, nous allons répondre.

Ces trois questions sont elles-mêmes soumises à un problème préalable, que nous avons rencontré sur notre chemin dans les premières pages de cette étude : Quelle est l’origine et quelle est la nature de la certitude ? Car, si la certitude n’est pas possible, il est bien inutile de se poser des problèmes et d’en chercher la solution. Il a déjà été dit (à la fin du paragraphe III), qu’il faut distinguer la certitude objective de la certitude subjective.

La certitude objective, raisonnée, absolue, est une chimère ; la certitude subjective, intime, pratique, ou, si l’on veut, la conviction, la foi, la ferme assurance, est un fait nécessaire.

Établissons ces deux points en peu de mots. Que l’on ne puisse atteindre la certitude scientifique, ou, en d’autres termes, qu’il n’existe pas de critérium absolu de certitude, de critérium qui me permette de distinguer une idée fausse d’une idée vraie, une idée conforme à son objet, d’une idée qui ne lui est pas conforme, cela résulte de cette simple considération, que le seul critérium naturel est l’objet lui-même, et l’objet ne m’est malheureusement connu que par l’idée que je m’en fais ; et, si je veux remplacer ce critérium naturel par un critérium artificiel, je dois d’abord m’assurer qu’il peut remplir le même office, ce qui est radicalement impossible.

Nous pouvons donc formuler notre conclusion en ces termes :

La recherche d’un critérium absolu de certitude ne peut aboutir, attendu qu’au nombre des données du problème figure, à titre de quantité connue indispensable pour le résoudre, précisément une quantité inconnue, à savoir, l’objet réel.

Voilà le premier point justifié. Il n’est pas plus difficile de prouver le second.

Puisque l’homme cherche un critérium de certitude, c’est qu’il se regarde comme obligé de mettre sa pensée d’accord avec la réalité, car une pensée qui ne remplit pas cette condition, n’a pour lui aucune valeur. Par conséquent, avant de penser, il veut s’assurer s’il lui est possible d’établir cette conformité nécessaire. Dans les termes du problème figure donc une croyance, toute subjective, il est vrai, dans la présence en nous d’un phénomène appelé pensée, dans l’existence d’une réalité en dehors de nous, dans la possibilité d’un accord entre la pensée et la réalité, car on ne recherche pas ce que l’on considère comme impossible. Dans le problème, on se demande si cette croyance est légitime ; mais se poser un problème et chercher à le résoudre, est déjà un acte de pensée, c’est déjà reconnaître implicitement la validité de la pensée ; la question que l’on se pose revient à ceci : Avant de penser, assurons-nous (par la pensée) si nous pouvons penser.

Quelque solution que l’on donne au problème, qu’elle soit positive ou négative, il est de fait résolu affirmativement, puisqu’elle se fonde implicitement sur la légitimité de la pensée. En d’autres termes, quand la raison se révoque en doute, elle joue une véritable comédie dont elle ne peut être la dupe.

C’est ainsi que s’explique cette illusion perpétuelle, mais inévitable, qui fait qu’à chaque instant nous croyons posséder la vérité.

La certitude objective n’a pas de critérium, mais on croit à tout moment la tenir, parce que, pour en désespérer à jamais, il faudrait que la raison doutât toujours d’elle-même, ce qu’elle ne fait jamais sérieusement. Aussi elle repousse ce doute, d’ailleurs tout spéculatif, qui la met en désaccord avec elle-même, et qui la réduit au néant.

La conviction de l’homme est formée du moment que toute contradiction cesse dans son esprit, en d’autres termes, du moment que sa raison est en tout d’accord avec elle-même. Ce critérium de la certitude subjective, tout subjectif lui-même, la raison le transforme en un critérium objectif. De sa nature, il n’est jamais que provisoire, puisque l’accord constaté aujourd’hui, peut ne plus exister demain.

L’hypothèse fondamentale de la logique, ce que nous avons appelé ailleurs le postulat de la raison, peut donc s’énoncer comme suit :

Un système scientifique d’accord avec lui-même dans toutes ses parties, est vrai.

Il faut entendre par toutes les parties du système, tant les observations que les déductions, et les expériences qui s’y rapportent.

À proprement parler, on devrait dire qu’un semblable système s’impose à la raison ; question de mots : ce qui s’impose à la raison est admis par elle comme nécessairement vrai.

De cette hypothèse découlent trois corollaires.

I. — Une proposition est (admise comme) vraie, quand l’ensemble des propositions qui s’y rattachent comme prémisses ou comme conséquences, ne renferme aucune contradiction.

Par conséquent l’évidence, loin d’être un critérium, est un résultat.

II — La certitude objective, et, par suite, l’évidence absolue, est impossible.

L’ensemble des prémisses ou des conséquences d’un système n’est jamais complet ; on tend vers la certitude absolue, mais on ne l’atteint jamais.

III. — L’objectivité de la science résulte de l’accord de toutes ses parties entre elles.

Ainsi donc, pour en revenir à la question qui a été examinée plus haut, la certitude des mathématiques, la croyance en leur objectivité provient de ce que les propositions théoriques sont toujours d’accord entre elles sans jamais révéler de contradiction, et d’accord aussi avec l’expérience quand on les fait entrer dans le domaine des faits.

L’homme croit donc, en vertu d’une loi nécessaire de sa raison, que la vérité est possible, que la pensée peut être en harmonie avec la réalité. Or, pour qu’un pareil accord se réalise, il faut que l’on puisse passer ; 1° de l’idéal au réel ; 2° de l ! identité idéale à l’identité réelle ; et enfin, 3° de la connexion idéale à la connexion réelle. Tels sont les principes nécessaires, inévitables de toute pensée, et, par conséquent, de toute science. Pour que le savoir soit possible, il faut que l’esprit puisse : 1° conclure de l’idée des choses aux choses elles-mêmes ; 2° poser comme identiques les résultats de l’abstraction des différences ; 3° substituer l’analyse ou la synthèse logique à l’analyse ou à la synthèse réelle. Ces, principes, nous les nommons postulats ; ils sont en connexion intime et nécessaire avec l’hypothèse primitive. Hypothétiques eux-mêmes, leur démonstration, toujours incomplète, progresse au fur et à mesure de l’édification de la science.

Il est nécessaire de faire voir le lien de ces trois postulats. De tout temps on a comparé l’esprit à un miroir qui reflète l’image des choses. La figure de l’image est une fonction de la forme de l’objet et du modelé du miroir. Ces trois termes sont indissolublement unis : étant donnés deux d’entre eux, on peut déterminer le troisième. Quant à mon esprit, je ne le connais qu’imparfaitement ; et voilà pourquoi je n’ai de l’objet qu’une notion incomplète. Peu à peu, à mesure que l’homme s’instruit mieux des choses qui l’entourent, il apprend à se mieux connaître, et, par suite, la somme de son savoir sur les choses s’accroît en même temps. Mais cette influence réciproque de l’homme sur les choses et des choses sur l’homme, ce progrès continuel n’est possible que si l’homme admet provisoirement qu’il peut avoir la notion des choses, qu’il peut, à certains égards, regarder l’idée comme l’image fidèle de l’objet, qu’il est en possession d’une part de vérité, en un mot. L’image est fidèle, sans doute, en ce sens qu’elle ne peut être autre ; mais elle est déformée. Avec le temps, l’homme reconnaîtra les points défigurés, et déterminera le côté de son esprit qui a produit la déviation (redressement des prétendues erreurs des sens, etc.).

Voilà le premier postulat démontré dans sa nécessité et sa légitimité.

En second lieu les choses ne se présentent pas en dehors de moi comme isolées, indépendantes ; au contraire, elles sont modifiées chacune par la présence des autres. Soit, par exemple, une chose en soi ; dans l’univers elle n’existe pas comme chose en soi, comme chose inaltérée, mais elle est dissimulée dans des combinaisons variées. C’est ainsi que l’oxygène n’existe pas en soi ; il est disséminé dans l’air qu’on respire, combiné dans l’eau avec l’hydrogène, dans l’acide carbonique avec le carbone, etc. Et même quand, par des procédés chimiques, on l’enferme sous une cloche, il y est encore soumis à la pression atmosphérique, à la température de la cloche, aux vibrations extérieures qu’elle reçoit, etc. Bref, la chose m’apparaît sous des formes diverses qui sont des fonctions de et d’autres choses en soi également inconnues. Représentons l’ensemble des choses, autres que par Y, on peut dire que je vois dans des phénomènes divers qui sont des fonctions de et de Y, et qu’on peut représenter par etc. Je me propose maintenant de dégager de ces fonctions multiples. Le problème est-il susceptible de solution ? Je n’en sais rien ; mais il est une chose que je sais pertinemment, c’est qu’il ne l’est pas, si cet ne peut pas être considéré comme restant identique à lui-même dans toutes les combinaisons où il entre, si par exemple je ne puis pas affirmer que l’oxygène, une fois extrait de l’eau, est le même qui se trouvait dans l’eau, bien que tous ses caractères apparents soient changés. En d’autres termes, mon esprit demande à pouvoir regarder certaines différences comme accidentelles, et la chose en soi comme douée d’une substance permanente à travers ses accidents. C’est ce qu’exprime le second postulat : On peut poser comme identiques les résultats de l’abstraction des différences[12].

Passons au troisième point. Voilà cet dégagé des équations où il était enfermé ; je suis arrivé à me faire une certaine idée de ce que peut être l’oxygène en soi. Cet oxygène jouit de certaines propriétés qui sont les diverses manières dont il se comporte en présence d’autres corps ; ses propriétés sont donc, peut-on dire, en nombre infini. Cela veut-il dire que, pour m’assurer que tel gaz renfermé sous une cloche est de l’oxygène, je doive constater qu’il jouit de toutes les propriétés de l’oxygène ? Non ; j’admets qu’il existe une connexion intime entre elles, et que l’une d’elles, bien constatée, est un indice de l’existence de toutes les autres ; j’admets que, s’il se combine d’une certaine manière avec l’hydrogène, et d’une certaine manière avec le carbone, et d’une autre manière avec l’azote, c’est en vertu d’une qualité qui lui est propre. Mon esprit croit constater un lien entre ces propriétés, elles m’apparaissent comme intimement unies Tune à l’autre, et j’admets que ce lien pensé correspond à un* lien réel. Ce postulat légitime toutes nos inductions et tous nos raisonnements ; c’est grâce à lui que nous pouvons énoncer des lois.

Tels sont les trois postulats logiques qui dominent toutes les sciences, et d’où découle la force probante de tous les procédés démonstratifs.

(A continuer.)
J. Delbœuf.
  1. J’ai discuté les fondements de la Géométrie dans un ouvrage intitulé Prolégomènes philosophiques de la Géométrie (Liège et Leipzig, 1860), et incidemment ceux de la mécanique dans mon Essai de Logique scientifique (1865). Ceci était écrit avant que j’eusse eu connaissance de la Géométrie de M. J. F. V. Gérard, que l’auteur m’a envoyée tout récemment (The elements of Geometry, or first step in applied Logic, Longmans, London, 1874, dans les Advanced series de Morell.) Il me cite dans la préface ; et dans les lettres qu’il m’a écrites à ce sujet, il veut bien reconnaître l’influence que la lecture de mes Prolégomènes a exercée sur son ouvrage ; seulement il ne les a connus que lorsque les deux premiers livres de sa Géométrie étaient déjà sous presse, et il a dû faire les remaniements sur les épreuves, ce qui d’ailleurs est manifeste. En Angleterre, comme chacun sait, on suit encore la géométrie d’Euclide qui, du reste, au point de vue de la rigueur logique, me paraît surpasser celle de Legendre et celle de M. Blanchet. Avant déporter un jugement motivé sur le livre de M. Gérard, il faudrait l’avoir lu très-attentivement, et je n’en ai pas encore eu le temps, je n’ai fait que le parcourir. J’ai cependant été frappé de l’ordre qu’il a mis dans ses propositions (ordre qui fait défaut dans Euclide), de la manière dont il a soigné leur enchaînement, quoique la théorie des parallèles me semble manquée ; du choix judicieux qu’il a fait entre les corollaires ou les modifications des théorèmes principaux, et j’ai surtout remarqué l’introduction où il a réuni les axiomes et les définitions de la géométrie, et les théorèmes dont la connaissance est indispensable pour les développements successifs des principes. Si donc le livre de M. Gérard finit par détrôner Euclide et vaincre la routine, mes prévisions, et je dirai, mes vœux, se trouveraient réalisés bien plus tôt que je ne me le figurais.
  2. C’est ainsi qu’en géométrie la proposition que la droite est le plus court chemin d’un point à un autre est généralement considérée comme un axiome, tandis que la proposition qu’entre deux points on ne peut tirer qu’une ligne droite, pour les uns, est un axiome, pour les autres, un théorème dont il faut chercher la démonstration. Le postulatum d’Euclide, au contraire, susceptible d’être énoncé de bien des façons, qui toutes reviennent à la suivante que par un point on ne peut mener qu’une parallèle à une même droite, est généralement regardé, non comme un axiome, mais comme un théorème plus ou moins récalcitrant à la démonstration. Pourquoi ? en quoi cette proposition diffère-t-elle de la première ou de la seconde ? Personne jusqu’à présent n’a pu le dire. Qu’il me soit permis d’ajouter que dans mes Prolégomènes de la Géométrie je donne la démonstration du postulatum, ainsi que des deux propositions sur la droite que je viens de rappeler. M. Gérard fait de même dans sa géométrie (Voir note précédente).
  3. Discours de la méthode, 4e partie.
  4. Il ne faut pas prendre ces mots à la lettre : la science positive ne s’égare pas dans la recherche des causes intimes, et, quand elle énonce un principe, c’est sous cette forme dubitative et modeste : Les choses se passent comme si les phénomènes avaient telle ou telle cause, par exemple, comme si les corps étaient attirés l’un vers l’autre en raison directe des masses et en raison inverse du carré des distances ; ou bien — autre exemple — comme si les vibrations lumineuses étaient transmises par un milieu élastique dont les molécules se meuvent perpendiculairement au rayon de propagation. La science n’a donc pas la prétention de rien affirmer sur l’essence des choses, sur l’essence de la force qui maintient les corps célestes dans leur orbite, ou sur l’essence de la lumière. De plus, quand de nouveaux faits surgissent qui semblent échapper à l’hypothèse, on complète celle-ci par des hypothèses accessoires : c’est ainsi qu’on a dû admettre que l’éther n’est pas mû par le mouvement des corps qui s’y meuvent ; puis, plus tard, qu’une partie de l’éther renfermée dans les corps est entraînée avec eux.
  5. Copernic, dans la préface de son célèbre ouvrage sur la Révolution des corps célestes (1543), prévoit qu’il sera, à cause de la nouveauté et de l’absurdité apparente, un objet de risée. La congrégation de l’Index a condamné (1616) ce livre comme hérétique, et, jusqu’à présent, le décret n’a pas été rapporté. Bien mieux, à l’occasion du projet d’élever une statue à Giordano Bruno sur le lieu même de son supplice (1600), la Revue des universités catholiques (mai 1876) dit de lui que ce fut un malfaiteur vulgaire, puni selon ses mérites d’après les lois justes de ce temps. Et pour elle, sans doute, son bourreau, le grand inquisiteur Santorio, fut un saint homme.
  6. Dans mes Prolégomènes de la Géométrie, j’ai déduit systématiquement les axiomes et les postulats. C’est là que l’on trouve la justification de ces définitions nouvelles : La droite est une ligne homogène (c’est-à-dire dont toutes les parties sont semblables), le plan est une surface homogène. Quand je dis nouvelles, il y a une restriction à faire. Leibniz, à ce que m’a appris Ueberweg dans la critique qu’il a faite de mon œuvre (Journal philosophique de Fichte, vol. 37, p. 161), fondait de grands espoirs sur ces définitions de la droite et du plan : Recta est linea, cujus pars quævis est similis toti ; plana est superficies, in qua pars est similis toti, Leibniz dit qu’il reviendra quelque part sur ce sujet, mais Ueberweg, malgré son érudition étonnante, n’avait pu découvrir les développements annoncés.

    Les géomètres ne sont pas d’accord sur les propriétés générales de la droite et du plan, les uns repoussant ce que les autres admettent. Ainsi Euclide rejetait certains principes d’Archimède, par exemple, que de deux lignes concaves du même côte et ayant les mêmes extrémités, l’enveloppée est la plus courte. Quelquefois des discussions s’engagent sur la vérité des définitions. Ainsi Robert Simson, à propos de la définition X du livre XI d’Euclide, qu’il regarde, à tort il est vrai, comme fausse, tout étonné que cette fausseté n’ait pas été pendant si longtemps aperçue, s’écrie : Et ex hoc quidem modestiam discere debemus, atque agnoscere quam parum nobis cavere possimus, quæ est mentis humanæ imbecillitas, ne in errores incidamus etiam in principiis scientiarum quæ inter maxime certas merito estimantur. « Et cela certes doit nous apprendre à être modestes, et à reconnaître combien, vu la faiblesse de l’esprit humain, il nous est difficile de nous garder de toute erreur, même dans les principes des sciences qui passent à juste titre pour être des plus certaines. » (Voir la Géométrie de Gérard.)

    Un autre argument en faveur de la théorie que je soutiens ici est fourni par les géométries imaginaires. L’espace a trois dimensions, c’est admis ; mais, de même que la géométrie plane a pour objet un espace abstrait à deux dimensions, de même on peut créer une géométrie pour un espace de quatre et, en général, d’un nombre quelconque de dimensions. Or, entre ces géométries diverses, toutes logiques et toutes enchaînées, laquelle choisir comme la vraie, comme la réelle ? celle que l’expérience aura désignée. Ainsi encore on peut imaginer un système planétaire où les corps s’attireraient d’après une fonction de la distance autre que le carré, seulement cette fonction ne correspondrait pas à la réalité. La difficulté n’est donc pas de créer des systèmes a priori parfaitement combinés, mais de trouver un système représentant ce qui existe. Or, au début de toutes les sciences, on voit éclore théories sur théories. Arrivent des faits nouveaux qui ne tardent pas à les renverser, jusqu’à ce qu’enfin par ces éliminations successives, les vrais principes se dégagent et se fassent généralement adopter. (Cf. un article que j’ai publié sur ce sujet dans la Belgique contemporaine, 1861, tom. II, p. 302, 199).

  7. Il y a d’autres choses à dire sur ce sujet. On soutiendra par exemple que les lois mathématiques sont universelles : en effet je suis certain que, si l’on trace un triangle dans la planète Mars, ce triangle aura la somme de ses angles égale à deux droits, tandis que je ne suis pas sûr qu’il y croisse des arbres, ni surtout que les arbres y soient des sapins ou des chênes analogues aux nôtres. — Mais, comme je l’ai fait voir dans mes Prolégomènes de la Géométrie, cette différence provient de ce que la notion de l’espace géométrique est différente de celle de l’espace physique. Celui-ci est conçu comme étant partout différent, et celui-là comme étant partout le même. C’est pour une raison semblable que, d’un côté, les lois mathématiques sont éternelles, tandis que, de l’autre côté, les événements de l’histoire se succèdent toujours différents. En mathématiques, le temps se compose d’instants identiquement équivalents ; en histoire, le temps représente une série d’instants toujours dissemblables.
  8. La figure comprend deux éléments, un élément algébrique : la grandeur, et un élément proprement géométrique, la forme. C’est en fondant la géométrie sur la notion de forme, définie hypothétiquement, que j’ai pu, dans mes Prolégomènes de la Géométrie, poser les principes et les démonstrations de cette science, tout en y introduisant plus de rigueur.
  9. Dans mon Étude sur la question du mouvement insérée à la suite de mon Essai de logique, je fais de la force, l’objet de la mécanique, et je la définis l’équivalent mécanique de la position géométrique. En mécanique on se demande, en effet, pourquoi un point donné, un grain de sable, par exemple, est à la place qu’il occupe, et cette place est l’expression adéquate de toutes les forces qui ont agi sur ce point pour le mettre là où il est. Partant de cette définition, j’ai engendré l’univers par l’expansion de la masse universelle concentrée en un point unique. Cette expansion, cette dilatation donne à chaque point matériel une force caractéristique en rapport exact avec sa position. Cette force c’est l’attraction, et j’ai démontré qu’elle doit fonctionner en raison inverse du carré de la distance. Tout changement de position est donc accompagné d’un déploiement de forces (positif ou négatif). Pour moi, par conséquent, l’univers, dans son état initial, ne serait pas de la matière diffuse, mais de la matière concentrée, dont les particules auraient été successivement arrachées à leur centre, et leur tendance à y revenir engendrerait le jeu des forces universelles. Un jeune professeur de l’université de Liège, M. W. Spring, vient de publier dans les Bulletins de l’Académie de Belgique (mai 1876) des travaux remarquables dans lesquels il fait voir, entre autres choses, que toutes les sources connues d’électricité se ramènent, en définitive, à des ruptures d’adhérences et, par suite, à des créations de distances.
  10. Voir, entre autres, dans les recueils de l’Académie de Belgique (1876), les tout récents travaux de Vandermensbrugghe, répétiteur à l’université de Gand. Mentionnons aussi à cette occasion l’invention de cet instrument merveilleux, le radiomètre.
  11. Quand j’ai écrit ces lignes, je ne connaissais pas les ouvrages composés par des logiciens anglais, notamment par Boole, sur le même objet. J’en dirai quelques mots au commencement de la troisième partie de ce travail. Enlisant cette troisième partie, le lecteur comprendra pourquoi je n’ai pas cru nécessaire de modifier ici mon texte.
  12. En algèbre la solution des équations simultanées repose sur la supposition que les mêmes inconnues y ont la même valeur.