L’algorithmie de la Logique/02

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LOGIQUE ALGORITHMIQUE[1]


DEUXIÈME PARTIE

CARACTÈRES GÉNÉRAUX D’UNE ALGORITHMIE.

I. — Questions préliminaires.

Nous abordons maintenant la deuxième partie de notre travail. Nous avons à examiner comment une science peut revêtir une forme symbolisée. L’analogie doit nous* guider dans cette recherche. L’arithmétique et l’algèbre nous offrent des modèles dont l’étude nous fournira les indications nécessaires. Qu’est-ce que l’objet et qu’est-ce que le but d’une science ? quel est le rôle respectif des définitions de choses et des définitions de mots ? dans quelles limites se renferme la légitimité des conventions arbitraires ? sur quoi repose la différence entre les hypothèses, les postulats, les théorèmes ? ce sont là toutes questions que nous rencontrerons sur notre route et dont la solution nous servira dans la suite. Nous aurons ainsi la pleine conscience de ce que nous faisons quand nous procéderons à la construction de l’algorithmie de la logique déductive.

Rien d’aussi difficile, à mon avis, que d’énoncer les principes d’une science, axiomes, postulats, problèmes, théorèmes ; et il n’est pas plus aisé de tracer les définitions tant de la science elle-même que des objets dont elle s’occupe. On peut dire qu’à cet égard tous les traités sont toujours à refaire. Quelque admirable que soit la géométrie d’Euclide, quelque supérieure qu’elle soit aux ouvrages classiques qui lui ont succédé, il y a bien des choses à y reprendre ; on peut même lui reprocher la faiblesse de certaines démonstrations, et c’est cependant la partie qui y est traitée avec le plus de soin. Bien mieux, je ne crois pas que l’objet de la géométrie soit bien défini, et, dans un ouvrage antérieur, je pense avoir montré que cet objet c’est la figure, que les éléments de toute figure sont la grandeur et la forme, et que le postulat fondamental de la géométrie est l’indépendance de la grandeur et de la forme, fondée sur l’homogénéité hypothétique de l’espace.

Chose à noter, plus les idées sont présumées simples, plus les définitions semblent devenir ardues. Qu’on jette les yeux sur la façon dont sont exposées les notions préliminaires de l’arithmétique et de l’algèbre dans les traités les plus en vogue : c’est un tissu de tautologies, de cercles vicieux, de contradictions, de non-sens parfois. Loin de moi la pensée de les dénigrer : je veux seulement signaler jusqu’à quel point la matière est délicate. Je n’ai pas l’intention de critiquer à fond, dans ce travail, les bases de ces sciences ; mais comme je recherche le fondement des signes arithmétiques et algébriques, je suis bien obligé de reconstruire la base d’un édifice à mon sens mal assis, de prouver mon assertion, et de justifier ainsi, sinon les définitions nouvelles, du moins la tentative de les découvrir.

II. — Critique des fondements de l’arithmétique et de l’algèbre.

Je m’arrête aux définitions qui ont cours. Je les emprunte à deux manuels remarquables à plus d’un titre : celui de M. Bertrand (2e éd., 1851) et celui de M. Cirodde (17e éd. 1864).

Ils débutent tous deux de la même manière : l’un définit la grandeur, l’autre la quantité. Or ces notions ne sont pas l’objet de l’arithmétique[2].

Grandeur ou quantité, c’est tout ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution. M. Bertrand seul prévoit une objection : la beauté, l’utilité, la vertu seraient des quantités à ce titre. Il la résout en disant que les mathématiques ne traitent que des grandeurs mesurables, et qu’ainsi l’étude du beau et de l’utile n’est pas une branche des mathématiques. Et si on mesurait pourtant le beau et l’utile — on essaie aujourd’hui de mesurer les phénomènes de l’âme — deviendraient-ils l’objet des mathématiques ? N’y a-t-il pas ici une véritable confusion ? On mesure l’eau qui tombe en pluie, la température, la pression et l’électricité atmosphériques, est-ce que l’étude de la pluie, de la température, de l’électricité et de la pression atmosphériques est une partie des mathématiques ? Évidemment non ! La définition n’est donc pas exacte. En effet, ce qui peut augmenter ou diminuer, par exemple, la pluie, la chaleur, peut fort bien n’être pas exclusivement une grandeur, mais peut être envisagé uniquement sous le rapport de la grandeur. La grandeur est donc un rapport exclusif sous lequel on peut envisager les objets.

Voilà un premier point établi, c’est que l’objet d’une science est un rapport entre l’objet réel et l’esprit qui l’étudié.

Poursuivons. Est-il bien sûr qu’une grandeur puisse augmenter ou diminuer ? est-ce qu’un mètre, qui est une grandeur, est susceptible d’augmentation ou de diminution ? puis-je accroître ou réduire à volonté une parcelle déterminée de terrain ? ce n’est pas à coup sûr en détachant une partie pour la vendre, ou en faisant l’acquisition d’une parcelle voisine. Un nombre quelconque peut-il devenir plus petit ou plus grand • ? non, certes, non.

Passons. Qu’est-ce qu’augmenter ou diminuer ? c’est rendre plus grand ou moins grand. Mais alors voilà la grandeur définie par elle-même, sans compter que les mots plus et moins pourraient encore nous arrêter.

Il serait bien trop long, on le comprend sans peine, d’éplucher ainsi tous les mots de nos auteurs : chacun d’eux pourrait être l’objet d’une dissertation. Examinons toutefois encore les définitions suivantes qui sont fondamentales.

« Mesurer une grandeur, dit Bertrand, c’est la déterminer avec précision en la comparant à une autre grandeur de même nature que l’on regarde comme connue. La grandeur qui sert à en mesurer d’autres prend le nom d’unité. Le résultat de la mesure d’une grandeur s’exprime par un nombre. »

Qu’est-ce que déterminer avec précision, exemple : le rapport de la circonférence au diamètre ? La grandeur est-elle indéterminée tant qu’elle n’est pas mesurée ? Dira-t-on qu’il est absolument indispensable que je me serve de la chaîne et des jalons pour me faire une idée de l’étendue d’un jardin ? Soutiendra-t-on du moins que, tant que cette étendue n’est pas mesurée, elle n’est pas aussi bien connue ? Cependant, quand désireux d’acheter une maison avec jardin, j’apprends que le jardin contient deux ares, je puis fort bien ne pas me rendre compte de ses dimensions, tandis qu’un coup d’œil jeté sur l’immeuble lui-même m’en dit beaucoup plus que toutes les mesures du monde[3].

Continuons. Je compare ce jardin. à acheter avec un autre jardin connu, par exemple, celui que je possède actuellement ; je le trouve à peu près égal, ou plus grand, ou plus petit : est-il pour cela mesuré, et le résultat de ma comparaison est-il un nombre ?

Que signifient ensuite les mots grandeur de même nature ? Un panier contient des pommes, des poires et des oranges, en tout, quinze fruits, où est l’unité ? Un voyageur en chemin de fer porte avec lui un paletot, une valise, un parapluie et un volume, et, au moment où il descend, il s’assure qu’il n’a oublié aucun de ces quatre objets, nous avons bien là un nombre : où est donc la grandeur à mesurer ? où la comparaison ? où la même nature ? où l’unité ?

N’examinons point la question des nombres fractionnaires et incommensurables. Sur ce point, M. Bertrand se contredit à quelques lignes de distance. Laissons de côté la distinction parfaitement fausse, mais dans tous les cas oiseuse, que l’on fait entre nombre abstrait et nombre concret[4]. Arrivons à la définition de l’arithmétique.

« L’arithmétique, dit M. Bertrand, comprend l’art d’effectuer les opérations auxquelles les nombres donnent naissance, et l’étude de leurs propriétés. »

C’est là définir par disjonction : cela revient à dire que l’arithmétique est l’art de faire des additions, des soustractions, des multiplications et des divisions. Mais d’abord est-ce un art ou une science ? Et puis, les nombres ont donc des propriétés et donnent naissance à des opérations : lesquelles et pourquoi ? Je me demande en vain quelles peuvent être a priori les propriétés du nombre 7 en soi, et à quelle opération il peut donner lieu.

La définition de M. Cirodde est sujette à des observations analogues : « L’arithmétique est la partie élémentaire de la science des nombres ; elle a pour but de donner des moyens faciles pour représenter les nombres, ainsi que pour les composer et les décomposer. »

Comment s’appelle la science des nombres dont l’arithmétique est la partie élémentaire ? De plus on ne définit pas une science par son but ; c’est comme si on disait que la géométrie, ainsi que son nom l’indique, est la science qui nous fournit des moyens faciles pour procéder au mesurage des terres.

Les définitions de l’algèbre donnent prise aux mêmes critiques et à de plus sérieuses encore. Un spécimen suffira. M. Bertrand (5e éd. 1867) écrit : « L’algèbre a pour objet d’abréger, de simplifier et surtout de généraliser la résolution des questions que l’on peut se proposer sur les nombres. Pour atteindre ce but, l’algèbre emploie les lettres et les signes. »

Si tel était l’objet de l’algèbre, l’arithmétique serait parfaitement inutile. En quoi d’ailleurs l’algèbre me permettra-t-elle d’abréger, de simplifier ou de généraliser la résolution de cette simple question faite sur deux nombres : chercher le produit de 9 par 7 ?

Faut-il ajouter qu’après le chapitre des définitions et celui de la numération, on passe tout à coup, sans que rien les rattache l’un à l’autre, aux chapitres de l’addition, de la soustraction, de la multiplication, etc. ? Comment l’idée de ces opérations vient-elle à l’esprit ? pourquoi y a-t-il quatre, six, dix opérations ? où fait-on la distinction des vérités, de principe, de définition, de déduction ? Ce sont là toutes idées qui se présentent à l’esprit du lecteur réfléchi, et tous ces points sont laissés dans l’ombre.

Ces hommes éminents ont dû cependant se poser ces questions. M. Bertrand s’est certainement demandé d’où vient l’idée de nombre puisqu’il croit devoir dire qu’elle a son origine la plus naturelle dans la considération de plusieurs objets distincts. Il y a là, sous cette forme simple, une idée très-profonde et exprimée avec beaucoup de justesse, si l’on retranche les mots soulignés. Et quand il fait remarquer que le nombre concret n’est pas un nombre, que c’est une grandeur, M. Bertrand, choisissant peut-être un mauvais exemple, énonce en peu de mots une grande vérité que M. Cirodde a eu le tort de méconnaître. Quel dommage seulement que ces savants ne se soient pas efforcés de procéder systématiquement à l’édification de l’arithmétique comme Euclide à celle de la géométrie, Euclide dont on peut répéter ce que le poète a dit d’Homère, c’est qu’après deux mille ans il est jeune encore de gloire et d’immortalité.

III. — Prolégomènes philosophiques de l’arithmétique.

Quelle est l’origine de ces confusions regrettables ? c’est que l’on n’a pas bien examiné dans quel cas il y avait définition réelle et dans quel cas définition nominale. Je l’ai énoncé à plusieurs reprises : la science ne peut donner une définition adéquate de son objet, elle ne peut que le circonscrire. Si abstrait que soit l’objet, si étroit que soit le côté par lequel on l’envisage, il retient toujours quelque chose de réel, sans quoi la science ne serait pas l’image de la réalité ; c’est ce quelque chose qui échappe à la définition, qu’elle se donne précisément pour mission de nous faire comprendre. La définition réelle de l’objet est donc le terme qu’elle vise à atteindre, si toutefois il est possible de l’atteindre jamais. L’objet de l’arithmétique est le nombre, celui de l’algèbre, la quantité, celui de la géométrie, la forme, etc., mais le nombre, la quantité, la forme, etc., ne peuvent se définir en tête de la science qui s’en occupe, puisque c’est ce qui reste de réel, après abstraction faite de certaines différences, et que le but de la science est de rassembler les éléments de cette définition. Il suffit d’ailleurs que l’on s’entende parfaitement sur la délimitation de l’objet, et que cet objet ne soit pas susceptible d’être confondu avec un autre.

En arithmétique donc, comme nous l’avons vu précédemment, les idées de nombre et d’unité sont des idées corrélatives, indéfinissables. Si, mis en présence d’une pluralité d’objets divers, je les regarde tous comme égaux, c’est-à-dire, si je fais abstraction de toutes leurs différences, et ne veux voir que leurs ressemblances — c’est là le rapport exclusif sous lequel je les considère — chacun d’eux devient une unité, et les différentes espèces de groupes que je peux faire avec ces unités, quel que soit l’arrangement de ces groupes, sont des nombres. L’égalité des unités, telle est l’hypothèse fondamentale de l’arithmétique. C’est ne rien dire, par conséquent, que définir le nombre une collection d’unités ; autant vaut dire que le nombre est un nombre d’unités ; ou, si l’on veut encore, ce n’est là qu’une description et non une définition. Le nombre est l’expression scientifique de l’idée sensible de pluralité[5].

Cela compris, on a, par convention, représenté les différents nombres par des symboles qui sont 1, 2, 3 10, 11… 20… 100…

À ce sujet plusieurs remarques. Il ne faut pas confondre les symboles et les chiffres ; pas plus qu’il ne faut confondre les mots et les lettres. Les chiffres sont des figures arbitraires au moyen desquelles on compose les symboles d’après certaines règles conventionnelles. Ces règles sont données par la numération[6]. Dans le système décimal, le nombre cent s’exprime par trois chiffres disposés d’une certaine façon. C’est une sorte d’écriture à apprendre, voilà tout. Si l’on me demande ce que représente le nombre 4, je prendrai quatre objets, semblables autant que possible, et je les montrerai réunis. Cette réponse est la même que celle que l’on fait à l’enfant qui demande ce que c’est que l’oreille. Les propriétés des nombres diffèrent avec le système de numération. En lui-même le groupe 7 n’a pas de propriété, à moins que l’on ne regarde comme une de ses propriétés d’être égal à la somme des groupes 3 et 4 ; et encore c’est là une décomposition idéale, et le résultat d’une comparaison entre trois groupes différents. Mais du moment que la pensée le saisit comme nombre, et surtout que la parole ou l’écriture l’exprime d’après un système convenu, il entre dans des rapports définis avec tous les autres nombres possibles. Ainsi, des peuples qui sauraient compter jusqu’à cent et qui auraient un mot arbitraire pour chacun des nombres, ne pourraient créer une science arithmétique bien compliquée. Pour une raison analogue le calcul avec les chiffres romains ne pouvait guère donner lieu qu’à des règles très-simples, et, pour ainsi dire, toutes primitives. On peut donc dire, d’une façon absolue, que c’est la symbolisation systématique qui donne naissance aux problèmes que l’on peut se poser sur les nombres. L’arithmétique des Australiens qui, dit-on, n’ont pas de mots pour désigner un nombre supérieur à quatre, doit être tout-à-fait rudimentaire, bien que, pratiquement, ayant, je suppose, à partager les fruits d’un arbre également entre les membres de la tribu, ils puissent procéder à cette opération avec une certaine méthode. Sans cette symbolisation, il ne pourrait être question, par exemple, de règles sur la divisibilité, règles qui, on le sait, varient avec le système de numération choisi.

L’idée de créer un système de numération se présente à l’esprit dès que l’on se pose le problème de la composition des nombres. Les groupes d’unités sont différents entre eux : deux tas de noix, en supposant, bien entendu, que toutes les noix soient semblables, peuvent différer sous le rapport du nombre des noix qu’ils renferment. Étant donnés plusieurs objets égaux, ou censés égaux, combien de groupes différents puis-je former avec eux ? Alors l’expérience, et rien que l’expérience, vient me l’apprendre. J’ai un tas de noix et un panier vide. Je commence par mettre une noix dans mon panier, voilà le premier groupe ; je puise dans le tas, et mets dans le panier une seconde noix ; j’ai un second groupe ; et je continue ainsi jusqu’à ce que le tas soit épuisé. Je postule alors que je puisse former tous les nombres possibles en ajoutant ainsi successivement par la pensée l’unité à elle-même. Ce postulat dérive de l’hypothèse sur l’égalité absolue des unités, et en est la traduction pratique.

Composer les nombres, ce n’est, en réalité, qu’une façon de se rendre compte de leurs différences. De là résulte, par parenthèse, cette conséquence, que le plus petit des nombres est un, et non pas deux, comme on le dit parfois ; ce qui ne veut pas pourtant dire que l’unité est un nombre. L’unité et le nombre sont deux idées opposées et corrélatives comme le tout et la partie. Le nombre un est le nombre qui ne comprend qu’une unité.

On peut donc ranger les nombres par ordre de grandeur, et, quand ils sont rangés de cette façon, chacun d’eux surpasse d’une unité celui qui le précède. Le premier problème de l’arithmétique est cet arrangement des nombres ; et l’énoncé de la loi de cet arrangement est un théorème : on range tous les nombres par ordre de grandeur en commençant par l’unité et en ajoutant toujours une unité au nombre qui précède. Tout théorème est l’énoncé du résultat d’un problème, et c’est à ce titre qu’il est susceptible d’être démontré, c’est-à-dire prouvé.

Nous avons tantôt défini l’arithmétique la science des nombres. Cette définition a maintenant reçu un premier développement : l’arithmétique consiste, entre autres, à nombrer les nombres, et, à mesure qu’elle se développera, l’idée de nombre se complétera.

Les nombres peuvent-ils se composer autrement ? Tel est le second problème que l’analogie vient suggérer à l’esprit, et qui va donner naissance, par des développements successifs, à toutes les opérations. Or, je ne tarde pas à remarquer qu’au lieu d’ajouter l’unité à elle-même, je puis ajouter en une fois plusieurs unités ou un nombre à un autre nombre. Le nombre composé de cette façon, appelons-le somme ; le problème nous donne l’idée d’une opération : L’addition est une opération par laquelle, étant donnés les symboles de deux[7] nombres, on obtient le symbole de leur somme.

On remarquera : 1° que sans le symbole écrit ou parlé, il ne peut être question d’addition, ni de règles de l’addition ; 2° que l’idée d’addition est empirique ; mais que le mot et ses congénères seront désormais employés en arithmétique dans un sens restreint et précis. Je puis, en me servant du langage vulgaire, dire qu’on a ajouté des noix aux raisins, mais en arithmétique ajouter ne se dira que des nombres ; 3° que tous les nombres, sauf le nombre un, peuvent être formés par addition. Le nombre un est donc un nombre qui n’est pas somme ; le nombre deux est la plus petite des sommes. L’idée de nombre s’est de nouveau développée : Tout nombre, sauf un, peut être considéré comme une somme.

La proposition 2 + 3 = 5 est donc un théorème susceptible de démonstration. Par définition on a : 5 = 1 + 1 + 1 + 1 + 1 ; 2 = 1 + 1 ; et 3 = 1 + 1 + 1[8] ; d’où 2 + 3 = 1 + 1 + 1 + 1 + 1 ; donc 2 + 3 = 5.

Voilà, sans contredit, un théorème bien simple, et cependant les trois principes logiques déduits précédemment y viennent jouer leur rôle ; car, pour énoncer que 2 + 3 = 5, j’ai recours au raisonnement ; je fais abstraction des différences qu’il y a entre 2 + 3 et 5, ces deux expressions n’étant identiques que sous un seul rapport ; et enfin j’admets que mes idées sont conformes aux choses, qu’elles sont les choses vues sous un certain aspect. Notons en passant que je n’ai nullement besoin du prétendu axiome que deux choses égales à une même troisième sont égales entre elles. Je substitue une expression à une autre, parce que j’ai dans la logique postulé ce droit (Voir troisième partie).

Un problème relatif à l’addition suscite l’idée de la soustraction, opération dite inverse. La soustraction peut fournir l’occasion de considérations intéressantes dont je dirai tantôt un mot. Pour le moment, faisons remarquer que tout nombre peut être considéré comme la différence de deux autres, et que, quand deux nombres sont égaux, leur différence est nulle. La soustraction donne ainsi naissance à un nouveau symbole, le zéro, correspondant à une nouvelle idée. Il ne faut pas confondre ce 0, avec le chiffre 0, qui figure dans la numération et qui sert uniquement à maintenir le rang. Ce chiffre, en effet, pourrait être représenté par une case vide, par exemple. C’est la soustraction seule qui éveille en nous l’idée de nullité, ou, comme on dit par pure extension de mots, l’idée d’un nombre nul. C’est elle aussi, qui, dans certains problèmes, amène en résultat des nombres négatifs. Les nombres négatifs sont des différences qui ne sont pas des nombres. Ils tirent leur origine d’une combinaison arbitraire, mais fondée sur une généralisation légitime, de symboles connus. Quel est, en effet, le but de la soustraction ? c’est, étant données une somme et l’une de ses parties, de trouver l’autre partie. Si la somme donnée est trop petite et la partie trop grande, l’on aboutit à un non-sens ; mais du moins le résultat nous avertit que c’est un non-sens. On verra tantôt, à propos de la discussion, comment on doit interpréter ces résultats absurdes ; en attendant, ils nous révèlent un nouvel aspect des choses : c’est que la différence entres et 5 n’est pas la même que celle entre 5 et 3 ; ce n’est pas la même chose que j’aie deux francs de moins que mon camarade, ou que mon camarade ait deux francs de moins que moi[9]. Quand on fait une addition, on peut intervertir les termes, et écrire indifféremment 7 + 5 ou 5 + 7 ; il n’en est pas de même quand on fait une soustraction, on ne peut prendre la somme pour la partie.

Si les nombres à ajouter sont égaux, on convient de simplifier la notation, et, au lieu de 3 + 3 + 3, d’écrire 3 X 4. On remarque en effet que la somme 3 + 3 + 3 + 3 a la même forme que la somme 1 + 1 + 1 + 1 qu’on représente par 4. En écrivant 3 x 4, on indique donc une espèce de nombre dont l’unité est 3, et ce nombre est dit le produit de 3 par 4.

Comme on le voit, l’idée de la multiplication a une origine naturelle, et elle surgit nécessairement dans l’esprit à un certain moment de son développement scientifique. Ce n’est donc pas une opération librement imaginée. Les seules choses arbitraires qu’il y ait en elle sont le signe et la disposition des facteurs. De plus, quant à cette disposition même, on ne tarde pas à s’assurer qu’ils peuvent prendre la place l’un de l’autre et que 3 x 4 = 4 x 3.

La multiplication est une opération par laquelle on compose un nombre au moyen de deux autres en donnant à l’unité du premier la valeur numérique du second.

La définition ordinaire que l’on donne de cette opération est fautive : il en résulte, en effet, que l’addition de 3 + 3 + 3 + 3 serait une multiplication[10].

La multiplication est donc une nouvelle manière de composer les nombres. Mais ils ne peuvent tous se former de cette manière ; il y en a qui ne sont pas des produits, ce sont les nombres premiers. Telle est la définition de ces nombres, analogue, comme on le voit, à celle du nombre unité.

La multiplication donne naissance à la division. Tout nombre peut être considéré comme quotient, mais tout quotient n’est pas un nombre. Le quotient qui n’est pas nombre est une fraction. L’origine de la fraction est parallèle à celle du nombre négatif ; elle gît dans une division impossible, et elle engendre une nouvelle expression symbolique.

Arrêtons-nous un instant ici pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur le chemin parcouru. La symbolisation une fois réalisée, les opérations se sont présentées à l’esprit, pour ainsi dire, d’elles-mêmes, et se sont engendrées naturellement et méthodiquement ; c’est ce que nous verrons encore mieux tout à l’heure. Elles ont donné lieu à des problèmes généraux dont les résultats ont été formulés en théorèmes, et elles ont amené des symboles nouveaux et inattendus, dont la signification doit être étudiée avec circonspection. Il y a toujours à se demander, comme nous le dirons plus explicitement dans un instant, si les règles applicables aux symboles naturels sont valables pour ces symboles inévitables introduits par la force des choses. Quant à la démonstration des théorèmes, par exemple, que l’on peut intervertir les termes d’une addition ou les facteurs d’une multiplication, on peut voir qu’elle ne repose pas sur une conclusion du général au particulier, mais plutôt sur une induction du particulier au général. On s’aperçoit directement que 2 + 3 = 3 + 2, ou que 2 x 3 = 3 X 2, et l’on se dit que l’on pourrait voir de même que 3 + 4 = 4 + 3, et que 2 X 4 = 4 X 2. Le mode de preuve apparaît comme indépendant de la grandeur des nombres sur lesquels on expérimente, et l’on en conclut facilement que des nombres quelconques seraient justiciables de ce procédé de démonstration. C’est ainsi qu’en géométrie on prouve que les trois angles d’un triangle font deux droits en se servant d’un triangle particulier, et que la preuve est néanmoins générale, parce que les qualités individuelles de ce triangle, la longueur des côtés et la grandeur des angles, n’y viennent jouer aucun rôle. Ceci montre encore que les prétendus axiomes de l’arithmétique sont inutiles ; telles sont les propositions que le tout est plus grand que la partie, que deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, etc. Je vois tout aussi bien et même mieux la vérité du cas isolé que celle de la proposition générale. Ces prétendues vérités a priori sont donc des théorèmes induits provenant d’une généralisation de cas particuliers.

On voit aussi par là comment l’idée d’un nombre acquiert des prédicats successifs. Le nombre 7, par exemple, m’apparaît d’abord simplement comme nombre 7, puis comme somme, puis comme nombre premier, ensuite comme nombre impair, etc.

Nous avons jusqu’à présent deux opérations directes et deux opérations inverses ; poursuivons notre route.

Si les facteurs d’un produit sont égaux, on convient de simplifier la notation, et au lieu de 5 X 5, on écrit 52. De même on écrira : 53, 54 etc. Et l’on dit de 5 qu’il est élevé à la 2e à la 3e à la 4e etc., puissance.

On ne peut intervertir la base et l’exposant : ainsi 52 n’est pas égal à 25. Ici encore, la démonstration de cette proposition négative va du particulier au général. De là il résulte qu’à l’élévation aux puissances correspondent deux opérations inverses : 1o Étant donnés la puissance et l’exposant, retrouver la base ou la racine ; 2o Étant données la puissance et la base, chercher l’exposant. Cette dernière opération est, comme on le sait, l’origine de la théorie des logarithmes.

L’élévation aux puissances est une manière nouvelle de composer des nombres. Mais de même qu’il y a des nombres qui ne sont pas des produits, de même il y en a qui ne sont pas des puissances. De là, les opérations inverses amènent des racines ou des exposants qui ne sont pas nombres ; ce sont les nombres incommensurables[11]. Les expressions symboliques qui les désignent ont donc une naissance semblable à celle de la fraction ou du nombre négatif.

L’arithmétique s’arrête-elle ici ? pas le moins du monde, car l’analogie suggère une série indéfinie de nouvelles opérations. Si, par exemple, l’exposant est égal à la base, on peut convenir de modifier la notation et d’écrire 25 au lieu de 55 ; et l’on aura encore une opération directe et deux opérations inverses. Et ainsi de suite (Voir plus loin).

À mesure que l’on crée arbitrairement de nouveaux symboles, et qu’il s’en présente d’inattendus, il faut recommencer avec eux la série des opérations déjà trouvées pour voir si elles ne donneront pas occasion à de nouvelles règles, et si les anciennes règles leur sont d’une application valable. C’est ainsi que je dois examiner comment on additionne et l’on soustrait des nombres négatifs, des produits, des fractions, des puissances, des racines, des exposants, etc. ; comment l’on multiplie et l’on divise les puissances, etc. C’est ainsi, c’est-à-dire en résolvant des problèmes qui s’imposent naturellement, que je découvre des théorèmes tels que ceux-ci : pour multiplier les puissances d’un même nombre on ajoute les exposants ; pour les diviser on soustrait les exposants, etc. Ces théorèmes à leur tour engendrent de nouveaux symboles imprévus, par exemple, les exposants négatifs, nuls et fractionnaires. Et c’est dans l’interprétation de ces symboles bizarres, résultant de combinaisons en apparence parfaitement légitimes, que le mathématicien doit avoir grand soin de ne pas se laisser égarer.

La science arithmétique se développe ainsi à la façon d’un arbre dont chaque branche donne naissance à plusieurs branches qui à leur tour se divisent et se ramifient à l’infini, et c’est ainsi que l’on peut dire en fin de compte qu’elle donne les moyens de composer les nombres (Voir plus haut la définition de l’arithmétique donnée par M. Cirodde).

Une question serait ici à examiner : à quoi sert l’arithmétique ? On peut se poser une question semblable à propos de l’algèbre ; elles reviendront plus tard, quand nous nous demanderons quelle est l’utilité de la logique. Pour le moment nous allons étudier rapidement le symbolisme de l’algèbre.


IV. — Prolégomènes philosophiques de l’algèbre

L’algèbre est la science des quantités. La quantité est un nombre dont l’unité est indéterminée. En d’autres termes, la quantité est divisible en des unités indéfiniment diverses, c’est là l’hypothèse fondamentale de l’algèbre. Par conséquent l’algèbre s’interprète toujours par l’intermédiaire de l’arithmétique, bien qu’elle soit au dessus de l’arithmétique.

Passons rapidement en revue les opérations directes de l’algèbre.

Composition des quantités. — Addition, a + b + c +… = a + b + c +… Si les termes sont égaux, si l’on a : a + a + a +…, on convient de mettre devant ce terme un coefficient représentant le nombre de fois qu’il est répété ; on écrit donc : a + a + a +… = Na. De là, par extension du moment que N, au lieu d’être un nombre, est une quantité, une nouvelle opération et de nouvelles espèces de quantités.

Multiplication, a X b X c X… = a X b X c X… = abc

Si les facteurs sont égaux, si l’on a : a X a X a X…, on convient de mettre au dessus de a à droite un exposant désignant le nombre de fois que a est pris comme facteur ; on écrit donc : a x a X a x… = aN. De là, par extension, du moment que N, au lieu d’être un nombre est une quantité, une nouvelle opération et de nouvelles espèces de quantités.

Élévation aux puissances. Le symbole général de l’élévation aux puissances est ab. Mais b peut être lui-même élevé à la puissance c, et c, à son tour élevé à une autre puissance, de manière que l’on aura une formule telle que aab

Si, a, b, c… sont égaux, on peut convenir de représenter, une pareille expression, par exemple, par Na ; et de là, si N, au lieu d’être un nombre, est une quantité, on obtient par extension de nouvelles espèces de quantités.

On pourrait de même, en poursuivant le même procédé, représenter cba par Na, et obtenir ainsi de nouvelles espèces de quantités, et toujours de nouvelles espèces de quantités à l’infini.

Cependant l’arithmétique et l’algèbre arrêtent généralement la composition des nombres ou des quantités après l’élévation aux puissances, et de cette façon on limite à sept le nombre des opérations. Ce fait a sa raison d’être dans cette circonstance capitale que l’on ne peut poser ab = ba, tandis que l’on a : ab = ba, et a + b = b + a. Ce n’est pas ici le lieu de m’étendre sur ce point ; il me suffit de le signaler aux méditations des mathématiciens.

Ici vient se placer une remarque qui est pour notre objet de la dernière importance. On dit souvent que l’algèbre ne fait que généraliser les opérations de l’arithmétique. Cette assertion est en partie fausse. Les opérations arithmétiques sont des cas particuliers des opérations algébriques, en d’autres termes, celles-ci sont des extensions de celles-là. Arithmétiquement parlant, on ne peut, pour me servir d’un exemple vulgaire, additionner une pomme et une poire, tandis qu’en algèbre la chose n’offre aucune difficulté. Il n’est pas, autrement dit, nécessaire que a et b soient de même nature pour que a + b = a + b, bien que, en pratique, les formules algébriques se ramènent toujours à des formules arithmétiques. De même, on comprend très-bien ce que signifie 3 X 4, tandis que la signification de a X b n’est guère si simple. L’expression 3 X 4 est un nombre, comme 3 et 4 ; mais a X b n’est pas une quantité de même nature que a et b ; c’est, comme je l’ai dit, une autre espèce de quantité ; suivant les cas, ab et a peuvent différer autant qu’une surface et une longueur, ou que la distance et la vitesse, ou que la masse et le volume, etc., et ce que nous disons de ab et de a, s’applique parfaitement à abc et ab, et ainsi de suite. C’est de la même façon que la masse peut être représentée par une expression de la forme abcd.

Il suit de là que l’arithmétique et l’algèbre sont deux sciences différentes, quoique appartenant à la même famille. Comme suite naturelle de son hypothèse fondamentale, l’algèbre postule la possibilité d’étendre l’application des principes de la science des nombres aux quantités.

On ne peut inférer le degré de parenté de deux sciences en partant de l’analogie des notations. Par conséquent, si l’on emprunte, ce qui est de droit, certaines notations de l’algèbre pour les faire servir à la logique, il faut se tenir continuellement sur ses gardes, et éviter de confondre ces deux sciences si essentiellement différentes. Boole a donc tort de dire « que les dernières lois de la logique sont mathématiques dans leur forme, et qu’elles sont, excepté en un point, identiques aux lois générales du nombre »[12] Il peut y avoir coïncidence, ressemblance, mais non identité.

Génération des opérations inverses et des quantités dérivées. — Nous avons jusqu’à présent engendré directement les diverses espèces de quantités, et imaginé conventionnellement et librement les symboles au fur et à mesure de leur création. Nous allons voir des symboles naître spontanément par dérivation, réclamer une interprétation, et donner lieu à des règles particulières.

La marche à suivre est naturellement indiquée. Dès qu’une nouvelle quantité, exprimée par un symbole nouveau se présente, il faut la faire entrer dans les opérations déjà inventées, et voir si les règles connues lui sont applicables. On a, par exemple, créé le symbole ab représentant une nouvelle espèce de quantité ; on doit immédiatement le soumettre aux opérations précédemment déterminées, soient l’addition et la soustraction. On arrivera, par exemple, à poser l’égalité : ab ± ac = a (b ± c). Quant à la démonstration de cette égalité, elle repose sur une extension dont la légitimité n’est jamais admise que provisoirement, c’est-à-dire que tant qu’aucune difficulté ne se révèle. En effet, si a, b et c sont des nombres, la démonstration est facile, mais elle cesse de l’être quand a, b, c sont des quantités continues. Ce qui prouve encore une fois que la démonstration ne va pas du général au particulier, mais du particulier au général — en attendant que la légitimité de l’analogie se justifie de plus en plus par la concordance des résultats.

De même, quand on appliquera la multiplication aux quantités de la forme ab, on arrivera à formuler l’égalité : ab + ac = ab + c, dont la légitimité ne peut se confirmer qu’a posteriori.

La première règle à suivre consiste donc à n’omettre aucun chaînon dans la chaîne des applications.

Je me contenterai de donner un spécimen de l’emploi de cette règle. Ce ne sera pas du temps perdu parce que les considérations que nous ferons valoir ici n’auront pas besoin d’être reproduites lorsque, en traitant la logique, nous retrouverons une matière tout-à-fait semblable.

La première opération inverse qui se présente, c’est la soustraction. Étant données une somme s = a + b et l’une de ses parties a, retrouver l’autre partie. La partie à retrouver s’écrit par convention s — a, et l’on dit de a qu’il est soustrait ou retranché de s. On a donc : s — a = b ; d’où : a + b — a = b. Donc, dans un polynôme, une expression de la forme a — a peut se supprimer sans inconvénient, ou, en d’autres termes, a — a = 0. On voit en outre que + b = b.

Si de cette même somme s je retranche b, il viendra : s — b = a + b — b = a, d’où l’on peut conclure que l’expression + b — b peut aussi se supprimer. Si l’on compare les deux expressions a — a, et + b — b, qui sont toutes deux égales à 0, on voit que le signe + placé devant une quantité a ou b n’en change en rien la valeur, conséquence que nous venions déjà de déduire ; donc a + (+ b) = a + b. Ce signe + qui s’accole comme résidu à la quantité, a donc une autre signification que celle du signe de l’addition.

Il ne faut pas croire que l’égalité a — a = 0, soit un axiome a priori. C’est, au contraire, une formule démontrable qui n’a d’emploi que dans certains cas déterminés, et qui a besoin d’être convenablement interprétée. Quand j’ai fait une lieue de chemin, et que je fais une nouvelle lieue en revenant sur mes pas, j’ai, algébriquement parlant, fait un chemin nul ; mais, en réalité, j’ai parcouru bel et bien deux lieues. Quand je mets deux poids égaux dans les deux bassins d’une balance, en fait ces poids s’ajoutent, mais, si l’on ne considère que la position du fléau, ils s’annulent. Cette règle n’est donc justifiable que sous certaines conditions ; le principe a — a = 0 est inventé pour les besoins de la cause, il n’a en lui-même rien d’a priori ou d’inné. C’est donc à tort que certains logiciens de l’école de Kant y ont voulu voir le symbole du principe de contradiction.

La quantité a, qui est égale à s — b, peut elle-même être considérée comme une somme dont l’une des parties est c, et dont, par conséquent, je puis soustraire c ; ce qui me donne le reste a — c = s — b — c. De même de a — c je puis retrancher une partie d, ce qui me donne le résultat s — b — c — d ; et ainsi de suite. Or de s, retrancher d’abord b, puis c, puis d, etc., c’est, en fin de compte, retrancher le polynôme b + c + d +… ; donc : s — b — c — d —… = s — (b + c + d +…), formule qui nous donne la règle à suivre pour soustraire d’une quantité une somme donnée.

Si j’étends cette règle, et que de s je retranche la somme s + c = s’, en vertu d’un résultat précédent, j’aurai : s — s’ = s — s — c = 0 — c = — c, quantité que l’on appelle négative, et qui s’oppose à la quantité + c qui prend dès lors le nom de positive.

Les quantités négatives ne rentrent dans aucun ordre de quantités jusqu’à présent connu. Force est donc bien de rechercher les règles de l’addition et de la soustraction de cette espèce de quantités.

Nous savons déjà que a + ( + c) équivaut à a + c ; voyons à quoi revient a + ( — c). Des deux égalités s + c = s’ et s — s’ = — c, on tire, en vertu des conventions, s = s’ — c ; et s = s’ + ( — c) ; ce qui nous montre que s’ + ( — c) = s’ — c, et nous fournit la manière d’additionner une quantité négative.

De même, si nous passons à la soustraction, comme nous savons déjà que s — (+ a) = s — a, il ne nous reste à connaître que les règles de la soustraction d’une quantité négative. Or je dis que a — ( — b) = a + b = s ; car, en vertu de la convention et de la proposition précédente, on aurait : a = s + ( — b) = s — b.

Cette démonstration très-simple de la règle de la soustraction d’une quantité négative, reviendra modifiée dans l’algorithmie de la logique. On démontre parfois cette règle en s’appuyant sur ce principe empirique, que, si d’une quantité on retranche une quantité trop grande d’une certaine différence, le résultat sera trop petit de cette même différence ; et l’on trouve alors que a — (— b) = a — (a — s) = a — a + s = s = a + b. La règle, comme on le voit, n’est donc pas établie en vertu d’une convention.

Quels que soient d’ailleurs les moyens que l’on choisisse pour démontrer cette règle de la soustraction, ils présentent tous ce caractère qu’ils visent surtout à mettre en évidence que les résultats en sont d’accord avec ceux des autres règles déjà connues. Si l’on se demande maintenant quelle est l’origine des quantités négatives, on voit sans peine qu’elle gît dans une inconséquence, dans une extension arbitraire, bien que naturelle, de certaines conventions ou définitions. Dans l’expression a — b, a et b sont sans doute quelconques, mais pourtant, au début de la convention, b était plus petit que a ; qu’adviendrait-il, se demande-t-on, si b était plus grand que a ? Cette question est en soi légitime, bien qu’illogique ; et elle aboutit à une énonciation d’un certain nombre de règles sur des transformations de symboles et sur leur interprétation.

C’est le lieu de faire ici une remarque qui, je crois, n’a pas encore été faite : c’est que si la soustraction, qui a donné naissance aux quantités négatives, n’avait pas, en tant qu’appliquée aux quantités négatives, ramené des quantités positives, mais avait engendré une nouvelle espèce de quantités, par exemple, des quantités négatives à la seconde puissance, l’algèbre aurait menacé de s’étendre sans limite, sans jamais cependant sortir du champ de l’addition et de la soustraction.

Après m’être étendu aussi longuement sur les deux premières opérations de l’algèbre, je puis exposer très-brièvement ce qui a trait aux opérations subséquentes.

Multiplication et division. — À l’occasion de l’application des principes de la multiplication aux quantités négatives, se rencontre la fameuse règle des signes — qui n’est pas conventionnelle, comme quelques-uns l’ont affirmé par erreur — mais dont la démonstration aurait peut-être besoin d’être plus rigoureuse. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir ce sujet. Il est seulement à noter que la multiplication par une quantité négative est une opération qui n’a pas de sens raisonnable ; que ce n’est qu’un artifice nécessaire dont il faut user avec prudence, si l’on ne veut pas s’égarer. En voici un exemple comme preuve.

Une compagnie de transport demande un prix a pour transporter des marchandises de Paris à Marseille. Quel sera son prix pour les transporter de Marseille à Paris ?

Mis sous une forme moins naïve, ce problème résolu algébriquement amènerait — a pour réponse. Cela voudrait-il dire que la compagnie doit payer cette somme à l’expéditeur, et lui transporter ses marchandises par-dessus le marché ? Ce serait tout bonnement absurde. Et pourtant il peut se présenter des cas où pareille interprétation serait de rigueur. Si, par exemple, la compagnie, faisant erreur, au lieu de diriger les marchandises sur Marseille, les transportait à Anvers, elle devrait évidemment une indemnité à l’expéditeur. Il ne faut donc pas se hâter de tirer une conclusion quand on tombe sur une solution renfermant des quantités négatives ou, en général, irrationnelles. Il y a, à cet égard, dans l’algèbre de M. Bertrand, des remarques extrêmement judicieuses, et si l’on peut parfois être d’un avis différent du sien, il est, d’un autre côté, impossible de ne pas réfléchir sur les difficultés qu’il soulève.

La division conduit aux fractions. La fraction algébrique est très-difficile à interpréter en elle-même. Encore une fois, c’est un symbole qui n’a de signification que pour autant que l’on remonte aux données du problème, et qu’on les suive à travers les transformations des formules.

Les fractions étant de nouvelles quantités, on doit reprendre, pour elles, la théorie de toutes les opérations, y compris celle de la division.

Ici se place une remarque analogue à celle qui a été faite à propos des quantités négatives : c’est que ces diverses opérations répétées autant qu’on veut, n’importe dans quel ordre, n’engendrent pas de quantités d’une espèce nouvelle ; le résultat final est toujours une quantité, fractionnaire ou non-fractionnaire, positive ou négative.

Élévation aux puissances. Il faut aussi soumettre au principe de l’élévation aux puissances les quantités négatives et fractionnaires. Les opérations inverses donnent naissance aux quantités irrationnelles et imaginaires[13], c’est-à-dire à de nouvelles combinaisons de signes dont le sens doit être déterminé avec soin pour chaque cas particulier qui les amène[14]. En un mot, il faut remonter chaque fois à leur origine.

Faisons enfin cette troisième remarque, dont la portée est la même que celle des précédentes. C’est que les combinaisons des quantités négatives, irrationnelles, imaginaires, engendrent, non des quantités d’un ordre nouveau, mais toujours des quantités à symboles connus.

V. — Conclusions.

Ici se termine la partie de l’algèbre où sont exposés les principes généraux de cette science. La seconde partie, celle où l’on traite des équations et de leur solution, peut se définir la théorie des applications de l’algèbre. Comme on le voit, ces principes généraux reposent en partie sur des notions abstraites, mais ayant retenu une part de réalité, en partie sur des conventions relatives à la notation de ces notions. Les notations premières sont essentiellement conventionnielles ; mais, dans le but de généraliser d’une manière absolue les formules algébriques, on étend les conventions d’une façon arbitraire, bien que conséquente, et l’on rencontre ainsi des notations imprévues, qui ne sont pas entièrement arbitraires, et qui, à l’opposé des autres, ont besoin d’être interprétées — ce qui n’est pas toujours facile. En résumé, d’un côté des notions et des symboles créés librement pour représenter ces notions, de l’autre, des symboles inévitables dont la signification est à trouver. Ainsi j’ai affecté le symbole a à exprimer une idée précise et nette, mais j’ai à chercher quelle idée représente le symbole — a qui s’est offert à moi.

On a pu voir aussi par ce qui précède, en quoi le langage algorithmique diffère du langage vulgaire. Le premier est d’une précision absolue dans son principe. Les expressions diviser en deux (une pomme), la moitié (d’une pommé), par exemple, signifient toute autre chose selon qu’elles sont usuelles ou scientifiques. Et si l’on compare les notations algébriques aux notations chimiques on saisit facilement en quoi ces dernières sont insuffisantes et obscures. Lorsque, pour marquer la combinaison de l’oxygène et de d’hydrogène, on écrit H + O, le signe + exprime quelque chose de complètement mystérieux et n’éveille dans l’esprit rien de net et de précis. C’est une métaphore, et l’on doit se garder de la prendre pour l’expression de la réalité. Il ne serait pourtant pas difficile de montrer, dans ces mêmes notations chimiques, des symboles beaucoup plus légitimes, tels que ceux qui ont rapport aux équivalents ou à l’atomicité. Ici le signe correspond à une notion nette, peu importe d’ailleurs qu’elle soit vraie ou fausse.

L’abstraction fondamentale par laquelle on obtient les notions qui font l’objet de la science, est l’hypothèse de cette science. Ces notions sont donc réelles par le fond qu’on leur laisse, idéales par la délimitation qu’on lui a donnée.

Les postulats de la science sont les propositions premières sur lesquelles elle s’édifie ; ils sont la traduction pratique de l’hypothèse et la démonstration s’en fait a posteriori par la concordance des résultats entre eux et avec les faits. Le postulat de l’arithmétique est la possibilité de la formation de tous les nombres par l’addition successive de l’unité à elle-même ; celui de l’algèbre, l’extension des propositions sur les nombres, dont l’unité est déterminée, aux quantités, où l’unité est indéterminée ; celui de la géométrie, l’indépendance de la forme et de la grandeur dans la figure ; celui de la cinématique, indépendance des mouvements ; etc.

Les problèmes sont des questions que l’on se pose sur l’objet de la science, et les théorèmes sont les réponses que l’on donne à ces questions. De ces problèmes, les uns surgissent à l’occasion des notions mêmes, les autres, à l’occasion de leurs notations. À cet égard, tout problème peut être l’objet d’une discussion, c’est-à-dire qu’on peut le généraliser en faisant sur chacune des données toutes les suppositions possibles, et en interprétant les résultats. C’est la discussion qui fixe définitivement la portée des notations algorithmiques et détermine les limites de leur emploi.

Ainsi sont résolues les questions de principe dont l’examen importait au but que nous poursuivons : et c’est en nous conformant aux règles que nous venons de donner que nous fonderons l’algorithmie de la logique.

J. Delbœuf.
(La fin prochainement.)
  1. Voir la Revue du 1er septembre.
  2. C’est ce que reconnaît implicitement M. Bertrand : « Les mathématiques, dit-il, sont la science des grandeurs, et encore des grandeurs mesurables. » Définition sujette à examen : est-ce une grandeur mesurable que la racine carrée d’un nombre négatif ?
  3. M. Cirodde dit : « Nous ne pouvons nous former une idée de la grandeur d’une quantité qu’en la mesurant, c’est-à-dire en la comparant à une autre quantité de même espèce. » Mais cette quantité doit donc être à son tour mesurée, sans quoi on ne peut s’en faire aucune idée, et où s’arrêtera-t-on ? » L’unité est une quantité que l’on prend arbitrairement pour servir de commune (?) mesure dans la comparaison des quantités de même espèce(?). On appelle nombre la collection ( ?) de plusieurs unités, c’est-à-dire de plusieurs quantités de même espèce et égales entre elles ? »
  4. Comme exemples de nombres concrets, M. Bertrand donne 7 litres, et M. Cirodde, 50 mètres ; en sont-ils bien sûrs ?
  5. Les animaux ont certainement l’idée de pluralité ; ont-ils celle de nombre ? Ce serait une question à résoudre par l’expérience. Je me suis autrefois servi dans ce but, mais sans succès, de tarins et de serins extrêmement familiers. Ils étaient logés dans une petite pièce d’une espèce d’entresol, et, à mon appel, ils venaient immédiatement me trouver soit au rez-de-chaussée, soit à l’étage ; ils se perchaient sur mon doigt, et je leur présentais avec la bouche quelques grains de chènevis, puis ils retournaient à leur cage. Ils auraient joué à ce jeu des heures entières. Or, je m’avisai un jour de voir si je pourrais leur apprendre à me quitter lorsqu’ils auraient reçu trois grains de chènevis ; et, pour cela, dès qu’ils avaient saisi le troisième grain, par un mouvement brusque je les effrayais, ils se sauvaient, puis je les rappelais aussitôt. Je voulais m’assurer s’ils finiraient par fuir d’eux-mêmes avant le moment critique. J’ai fait entendre plus haut qu’ils n’y sont pas parvenus, bien que j’aie consacré à cet exercice plusieurs jours consécutifs, et chaque fois de longues heures. Je voudrais que quelqu’un reprît le même problème avec un chien. On lui présenterait, par exemple, sur une assiette, cinq, et sur une autre, six bouchées, et on lui interdirait de toucher à l’assiette qui en contient cinq. Les morceaux seraient d’abord rangés en ligne, puis sans ordre. S’il réussissait à faire la distinction, on pourrait passer aux nombres sept et huit ; puis même essayer de lui faire discerner les nombres pairs des nombres impairs. Si j’en ai un jour le temps je tenterai cette épreuve ; en attendant, je la signale aux amateurs d’expériences de psychologie comparée. (Voir dans la Revue scientifique du 8 juillet 1876 l’article de M. N. Joly sur l’intelligence des bêtes.)
  6. Boole, cité par Bain, dans sa Logique (1870), tome I, p. 191, dit : « Un signe est une marque arbitraire ayant une interprétation fixe et susceptible de se combiner avec d’autres signes en restant soumis à des lois fixes qui dépendent de leur interprétation mutuelle. »
  7. Il faut dire deux et non plusieurs, car on ne réunit jamais que deux nombres à la fois.
  8. C’est ainsi en effet qu’il faut écrire, et non 3 = 2 + 1.
  9. Dans une note insérée aux Bulletins de l’Académie de Belgique (1876) M. Folie fait remarquer, à propos de la transformation des coordonnées, que l’angle de l’axe des X avec celui des Y, n’est pas le même que celui de l’axe des Y avec l’axe des X.
  10. On connaît cette définition : La multiplication est une opération par laquelle, étant donnés deux nombres, on en forme un troisième en opérant sur le premier comme on a opéré sur l’unité pour avoir le second. Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que ce second nombre fût considéré comme égal, par exemple, à l X 4, et non comme égal à 1 + 1 + 1 + 1. De plus, si l’on considérait le multiplicateur 4 comme formé par l’élévation au carré de 2 fois l’unité, ne pourrait-on pas conclure que pour obtenir le produit, il faut prendre 2 fois le multiplicande, puis élever au carré ? Tout cela prouve qu’une bonne définition n’est pas chose facile à trouver.
  11. Il faudrait un terme spécial pour ces sortes de nombres ; le terme d’incommensurable est trop général et s’applique, par exemple, au rapport de la circonférence au diamètre, qui n’a pas la même origine.
  12. Boole, analysé par Bain, Logic, I, p. 191. N’ayant pas le texte de Boole sous les yeux, il est possible que ma critique porte à faux.
  13. Il y a beaucoup de façons pour une quantité d’être irrationnelle ou imaginaire. Le vocabulaire algébrique devrait, sous ce rapport, s’enrichir.
  14. Ainsi, pour moi, il n’est pas douteux que √ — 1 est un signe analogue à ceux de + et de — ; et que l’on peut en dire tout autant de l’expression cos φ ± √ — 1 sin φ.