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L’amour ne meurt pas/00

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PROLOGUE


Il y avait danse, ce soir là, au Vesper, à Old Orchard. C’était au début de juillet 1930. La grande salle à manger, transformée pour la circonstance en une salle de bal au parquet ciré, retentissait des accords des instruments à cordes. Tantôt lente et mélodieuse, la musique entraînait dans une valse gracieuse d’antan : c’était doux et mélancolique comme une mélopée qui chante la jeunesse disparue. Tantôt plus vive, plus rapide, elle faisait évoluer comme des marionnettes les couples de danseurs. Les musiciens, contorsionnistes ou saltimbanques pris d’une crise d’épilepsie ou de danse de Saint-Guy, attaquaient un jazz et, affolés, contagionnés, les danseurs, accouplés comme des lianes qui ont entrelacé leurs branches, enroulé sur elles-mêmes leurs tiges flexibles et perdu leur tuteur, tourbillonnaient en une danse folle, se pliant, se courbant, se tordant encore, sarments que le vent agite au gré de ses caprices.

Autour de la salle, assises sur des chaises ou des bancs bien adossés aux murs, des personnes d’un âge raisonnable contemplaient avec admiration ou critiquaient avec sévérité les gestes gracieux ou les mouvements désordonnés, les poses réservées ou la nonchalance et l’abandon de la jeunesse qui folâtre sans cesse. Dans un coin de la salle, seul et semblant éviter toute compagnie, un petit vieillard paraissant écrasé sous le poids des années ou du chagrin, suivait avec intérêt et anxiété, de ses petits yeux gris, les pas et le maintien d’une jeune fille belle comme l’aurore. Timide et réservée, cette jeune fille, qui paraissait avoir seize printemps, donnait ses deux mains à son partenaire de danse sans les lui abandonner ; et le jeune homme, plein de respect pour la timidité de sa compagne, tenait une des petites mains de la jeune fille au bout de son bras tendu, pendant que son autre main effleurait les doigts satinés appuyés sur la hanche à peine ébauchée de la jeune fille. Tous deux, avec des mouvements gracieux, cadençaient leurs pas au rythme de la musique qui jouait une valse méditation. Quand le dernier accord de la danse résonna, la jeune fille remercia son charmant compagnon, et elle alla s’asseoir auprès du petit vieillard. Quelques minutes plus tard elle l’entraîna sur la véranda pour respirer l’air frais de la mer. Et le vieillard jetait un châle de cachemire sur les épaules de l’enfant qui lui souriait et le regardait avec ses grands yeux pleins de tendresse ; la vieillesse couvrait l’adolescence de son manteau protecteur, la jeunesse soutenait et réchauffait le vieil âge. Tous deux marchaient d’un pas lent ; le petit vieux, la tête basse, semblait chercher dans les ombres des colonnes de la véranda l’ombre ou l’image d’un être disparu, et la jeune fille, le regard rêveur tourné vers la voûte céleste, interrogeait les étoiles sur son propre avenir.

Assis sur la véranda, vis-à-vis l’embrasure d’une fenêtre de la salle, je fumais un pur havane dont la fumée s’échappait à travers la cendre grise en longues spirales ou en cercles bleuâtres. Je regardais d’un œil indifférent les mouvements chorégraphiques des jeunes couples ; j’entendais, sans les écouter, les tendres propos des amoureux groupés autour de moi, et j’admirais l’élégance de la jeune fille qui se promenait avec le vieillard dont la tristesse m’intriguait. De la fenêtre ouverte s’échappait une chaleur parfumée, celle qu’on perçoit un matin de printemps, auprès d’une serre dont les fenêtres ont été ouvertes pour y laisser pénétrer l’air tiède. La lune, au grand disque d’argent poli, montait dans un ciel sans nuage ; les étoiles scintillaient par myriades ; la mer, immense miroir dont l’horizon lointain formait le cadre, semblait dormir tant elle était tranquille. Seul le flot, qui se roulait sur le sable blanc, murmurait le refrain des soirs calmes de l’été. Tout près quelques baigneuses, sirènes aux voix captivantes, se jouaient encore dans l’onde…

Il était dix heures ; la danse finissait. Les invités, par petits groupes, se dispersaient ; les voix s’apaisaient et ne chuchotaient plus que des mots d’amour, ces mots que le cœur entend et comprend mieux que les oreilles. C’était l’heure de la rêverie, heure qu’on aime parfois à voir revenir quand l’âge fait beaucoup plus long le chemin qu’on a parcouru que celui qu’on a encore devant soi. Mon regard s’étendait au loin sur ma vie disparue et des nuages sombres s’élevaient de là déroulant leurs longues spirales comme les pellicules d’un film, en images transparentes des souvenirs de mon enfance et de ma jeunesse. Mon cigare, me brûlant les doigts, me ramena à la réalité juste au moment où les deux personnages, le vieillard et la jeune fille, qui m’avaient intrigué, tournaient le coin de la véranda et disparaissaient. Je ne puis entrer encore et gagner ma chambre ; la nuit est si belle ; son silence est si doux après le tapage et le brouhaha du jour à Old Orchard ; la brise est si fraîche et si réconfortante après la chaleur qui nous a accablés depuis le matin. Puis j’aime tant naturellement la solitude ! que je veux jouir encore pendant une heure du silence, de la brise et de la solitude. Je donne libre cours à mon imagination. Mais presque toujours ma pensée se retrace l’image du petit vieillard et de la jeune fille qu’il paraît tant aimer. Il me semble qu’il y a un mystère dans la vie de ces deux êtres, ou que quelque grand malheur dans leur passé, au moins dans celui du vieillard, les unit d’une manière plus étroite. Dans le sourire même de la jeune fille il paraît y avoir quelque tristesse ; la vieillesse de l’homme paraît prématurée ou produite plutôt par une cause morale que par l’épuisement physique. Un double sentiment de pitié et de sympathie pour l’homme et d’admiration pour la beauté de la jeune fille excite l’ardeur de ma curiosité et raffermit ma résolution de pénétrer les secrets intimes de ces deux vies.

Un matin, quelques jours plus tard, je revenais sur la plage de ma promenade que j’avais prolongée plus que d’habitude. La mer, bouleversée par une forte tempête durant la nuit, avait rejeté sur les sables une variété infinie de débris. Je m’étais amusé à en examiner un bon nombre avec une attention toute particulière. Un moment je me penchai et je ramassai sur un bout de planche un petit poulpe que je considérais minutieusement tout en marchant. Je pensais à toutes les histoires de marins naufragés qui luttent avec les pieuvres monstrueuses. J’examinais, je pensais et je marchais toujours lorsque tout à coup j’allai buter sur la carène d’une goélette, depuis longtemps rejetée sur la plage et que la mer, dans la rage de ses grandes marées, avait à moitié ensevelie dans le sable. Ses grosses poutres de bois, équarries à la hache et liées entre elles par d’énormes fiches de fer, servent maintenant de banc pour les personnes fatiguées par la promenade et pour celles qui veulent s’isoler, méditer, contempler la mer ou lire des romans loin de toute distraction. Je relevai la tête et je vis avec étonnement le petit vieillard assis à ma place de prédilection, là où j’aimais tant passer de longues heures de repos complet. Je m’approchai tranquillement de lui ; il ne bougea pas ; il ne semblait pas me voir ; il était immobile, paraissant absorbé dans une idée fixe. À quelque distance, la jeune fille s’amusait à ramasser des coquillages. Je recherchais en vain sur les traits de l’homme en face de moi, la ressemblance d’un ancien ami que j’avais cru retrouver la première fois que je l’avais aperçu. Mais jusqu’ici rien ne me permettait de reconnaître cet homme, qui avait les traits ridés, le teint jaune, les cheveux blancs et rares. Ses sourcils longs et épais donnaient un air d’austérité à sa figure. Sa moustache blanche s’affaissait sur ses lèvres dont les coins se continuaient avec des rides profondes. Le dos un peu voûté faisait pencher la tête en avant. On eût dit le chagrin personnifié pleurant depuis longtemps sur une tombe chérie.

Je m’assis à quelque distance sur la même poutre de la carène blanchie par le soleil. Tout à coup le petit vieillard parut se ranimer ; ses paupières affaissées se relevèrent ; ses yeux gris et ternes jetèrent soudain un reflet brillant en m’apercevant ; ses joues se teintèrent d’un rouge fade. Je l’avais reconnu dans l’éclat passager de son regard ; c’était un de mes meilleurs camarades au temps de notre vie d’étudiants. Je m’approchai de lui et je lui serrai la main avec toute l’effusion de la joie qu’on a de retrouver un vieil ami après une longue absence. Cependant la froideur, la gêne ou je ne sais quel sentiment de la part d’Elphège R… parurent répondre à l’enthousiasme de mon élan. Oui, c’était bien Elphège R… le compagnon inséparable d’autrefois, Elphège l’ami sincère. La belle jeune fille était sa petite-fille Germaine qui l’accompagnait partout, cherchait à le distraire et à chasser loin de lui les idées noires qui l’envahissaient parfois.

Peu à peu, Elphège et moi, nous redevenions les bons amis d’autrefois. Sa froideur et sa gêne disparaissaient petit à petit. L’intimité entre nous grandissait tous les jours. Nous nous recherchions mutuellement ; lui semblait heureux d’avoir rencontré une âme compatissante, un cœur affectueux dans lequel il pourrait épancher le trop-plein de son chagrin et de ses peines de cœur ; et moi j’étais sensible aux marques d’affection et de confiance qu’il me témoignait à tout instant. Le matin de bonne heure, nous faisions de longues marches sur la plage déserte. Nous nous asseyions souvent sur la vieille épave où nous avions renouvelé connaissance ou sur les troncs d’arbres rejetés par la mer. À l’heure du bain, nous nous isolions de la foule, sur les bancs de sable que la mer forme pendant les grosses tempêtes. L’après-midi ou le soir, nous refaisions nos marches sur la plage ou nous nous retirions à l’écart dans un coin de la véranda. Nous voulions reprendre en ces jours de repos ce que le temps avait enlevé à notre vieille amitié pendant une longue séparation. Que de souvenirs nous avons rappelés pendant ces longues causeries qui paraissaient toujours trop courtes. Notre vie d’étudiant nous est revenue tout entière. Mais parfois mon pauvre ami redevenait rêveur. Certaines inquiétudes paraissaient s’emparer de son esprit. Je respectais toujours les sentiments qu’il tentait de me cacher, car j’étais certain qu’un jour il ouvrirait tous les replis de son cœur à l’amitié comme on va raconter au médecin tous les symptômes de la maladie qui nous afflige, ou dire au confesseur tous les secrets qui inquiètent la conscience, pour obtenir de l’un la consolation et la tranquillité, et de l’autre, le soulagement et la guérison.

Souvent la petite Germaine nous accompagnait dans nos marches. Elle se plaçait toujours entre nous deux, nous prenant le bras qu’elle serrait fortement en s’appuyant comme si elle eût voulu nous rapprocher davantage et nous unir plus intimement. Elle s’apercevait que notre intimité toujours croissante apaisait les souffrances morales et les inquiétudes de son grand-papa dont le sommeil devenait plus paisible, plus réparateur et l’appétit meilleur. Elle prenait un plaisir extrême à nous entendre raconter les épisodes de notre vie d’étudiant. Le plus souvent, le soir, elle venait s’asseoir près de nous pour nous écouter en silence. Elle préférait de beaucoup ces entretiens évocateurs à la danse qu’elle ne se permettait que par simple complaisance pour un ami. Quand elle entendait son grand-papa raconter ses vieilles histoires, ses grands yeux bleus souriaient autant que sa fine bouche.

Après nos marches ou nos causeries de la soirée, je m’enfermais dans ma chambre pendant quelques heures et je couchais sur le papier, pendant que je les avais encore frais à la mémoire, tous les souvenirs que mon bon ami Elphège nous avait racontés quelquefois avec beaucoup de verve, quelquefois les larmes aux yeux. Quand nous sommes revenus au Canada, j’eus le bonheur d’être l’hôte de mon ami pendant quelques jours à Montréal. Le soir, nous nous réunissions dans son bureau et là près de son pupitre au-dessus duquel il avait accroché les multiples photographies prises à différents âges de l’épouse qu’il ne cessait de pleurer, nous relisions les notes que j’avais prises à Old Orchard ; nous les commentions, nous y ajoutions d’autres souvenirs et parfois mon ami me suppliait d’en retrancher certains épisodes qui ne cadraient pas avec son chagrin. Je lui obéis et avant de partir, je lui laissai toutes mes notes réunies en un faisceau le priant de les rédiger comme il l’entendrait. Quelques jours plus tard, je recevais le récit qu’il me demanda de présenter tel quel aux lecteurs. Je n’y ai rien retranché ; je n’y ai rien ajouté. J’ai voulu respecter le désir de mon ami si affligé.