Aller au contenu

L’amour ne meurt pas/01

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I

la rencontre


Il y a bien longtemps, c’était en octobre 1885, les cours de la Faculté de Médecine de l’Université Laval, à Montréal, s’ouvraient dans le vieux Château Ramezay. Là étaient abritées alors les deux seules facultés de Droit et de Médecine, dans les quatre ou cinq petites chambres bien exiguës du rez-de-chaussée. L’Université était bien pauvre en matériel, mais très riche en professeurs, non pas par le nombre mais par la qualité. Leur dévouement et leur désintéressement constituaient tout son actif. Il n’y avait pas un seul laboratoire ; pas un seul microscope ; deux ou trois éprouvettes et quelques bouteilles que le professeur de chimie allait chercher au-dessous de l’escalier.

Depuis ma cléricature, je ne suis jamais entré dans le vieux Château où je retrouverais beaucoup des souvenirs des quatre années heureuses écoulées entre ses murs. J’y reverrais beaucoup de confrères aimés, beaucoup d’amis sincères depuis longtemps disparus, quelques-uns ballottés au loin sur une terre étrangère, beaucoup plus reposant dans un lieu d’où l’on ne revient plus. Quand je passe, ce qui est rare, devant cette vieille bâtisse, j’ai le cœur gros, bien gros. Les souvenirs affluent en foule à mon esprit, des souvenirs d’étudiants, des souvenirs encore plus beaux et plus inoubliables, les souvenirs de mes premières et de mes dernières amours qui ont duré toute ma vie et qui ne s’éteindront qu’avec mon dernier soupir. Je m’aperçois que mes jours ont fui avec une rapidité vertigineuse. Je constate, hélas ! depuis longtemps que mes cheveux ont la blancheur de la neige. J’ai vieilli, mais le vieux château, aux murs centenaires, semble au contraire rajeunir. La main de l’homme le retouche souvent ; elle en efface les rides, en remplit les lézardes, lui redonne des couleurs fraîches et jeunes. Aussi semble-t-il, en vieillissant, toujours défier du temps l’irréparable outrage.

Il est isolé et désert maintenant, ce vieux manoir. Il semble dormir du sommeil calme des vieillards qui trouvent plus de jouissances dans l’assoupissement de leurs sens parce que leur cerveau n’a plus que des rêves remplis des souvenirs de leur jeunesse, adoucis par le temps. Dans ce manoir d’un autre âge, on n’entasse plus que les vieilles choses des vieux temps ; on en a fait un musée. Il est isolé et désert, le vieux manoir, parce que l’Université, qui a grandi, l’a abandonné comme une chose démodée, usée, trop petite pour y loger. Il est isolé et désert parce que la ville, dont la population a quadruplé, étend ses limites au loin dans toutes les directions, déplaçant ainsi son centre vers le nord, vers l’ouest et vers l’est. Autrefois, le vieux manoir était au centre de la ville, en plein quartier des affaires, de la promenade et sur le boulevard fashionable. Aujourd’hui, pauvre vieux manoir, il est comme une chose oubliée dans le coin d’une rue peu fréquentée.

Jadis ce quartier de la ville était peuplé par la foule remuante et empressée des hommes d’affaires, des avocats, des notaires, des courtiers, des étrangers, des étudiants, des professeurs. C’était là, le matin, le lieu de la vie active, du struggle for life, du monde qui s’interpelle, se pousse, se bouscule pour arriver bon premier. Dans l’après-midi, la physionomie du quartier changeait complètement. La population, plus dense, plus variée, moins empressée ou moins affolée, cheminait avec plus de lenteur ; c’était l’heure des désœuvrés, des curieux, des amoureux, du monde qui s’ennuie, des femmes qui étalent leurs richesses et leurs toilettes ; c’était l’heure des rendez-vous. Peu après trois heures, les beaux équipages, les phaétons, les coupés, les victorias, les landaus, les tilburys, les charrettes anglaises, venaient de l’est, du nord ou de l’ouest de la ville par les rues St-Denis ou Beaver-Hall et circulaient aux pas lents et dansants de leurs beaux chevaux sur les rues St-Jacques et Notre-Dame, entre les rues Bonsecours et McGill, jusque vers les six heures. Les riches s’arrêtaient aux portes des grands magasins Mussen, Hamilton, Morgan, Hensley, Carsley pour y voir les nouvelles modes ou y faire leurs emplettes.

La chaussée était toujours encombrée des riches équipages qui excitaient l’envie des pauvres piétons. Sur les trottoirs, la foule considérable, composée des gens de la classe aisée et de ceux qui cherchent plus les distractions que le repos, allait avec la lenteur des désœuvrés ou des amoureux. On s’arrêtait aux vitrines pour admirer les nouveautés ; on se formait en groupe pour causer des nouvelles du jour, annoncer ou apprendre un mariage, des fiançailles, s’inviter à un bal, à une soirée ou simplement pour caqueter. Tous les âges aimaient cette promenade et en jouissaient. Et les étudiants donc ! Et les jeunes filles ! Nous rencontrions là ceux ou celles que nous avions vus la veille, dans une soirée, un bal ou au thé. Les connaissances se renouvelaient ; puis nous marchions deux par deux, nous contant fleurette, insouciants de l’encombrement ou plutôt l’escomptant pour ralentir le pas, retarder notre marche et demeurer plus longtemps ensemble. Vers les cinq heures beaucoup entraient chez Alexander, le grand pâtissier à la mode, pour y prendre une crème, une glace, le thé ou croquer un chocolat. À six heures la foule se dispersait peu à peu ; les équipages s’éloignaient, faisant en sens contraire la route qui les avaient amenés. Puis c’était le silence et la solitude.

Étudiants, nous ne pouvions pas toujours jouir de ces trois heures de promenade ou aller flirter aussi longtemps que nous l’aurions souhaité. Nous nous contentions le plus souvent du quart d’heure de répit accordé entre deux cours, et nous nous rendions jusqu’à l’église Notre-Dame ou à l’Hôtel des Postes ; puis nous revenions à la hâte entendre nos professeurs discourir d’un ton monotone sur la matière médicale ou toute autre branche de la médecine. Parfois nous nous contentions de nous grouper à la porte de l’Université, et joyeux carabins, gais lurons, nous passions notre quart d’heure de grâce à contempler les beaux équipages qui passaient, la foule qui cheminait, mais surtout à flirter avec les beaux petits minois qui connaissaient nos habitudes et nos instants de récréation. Nous étions toujours certains qu’à l’heure convenue, nous les verrions plutôt de près que de loin. Nous admirions les toilettes claires des jeunes filles, leurs grands chapeaux fleuris, leurs riches fourrures, ou, suivant la saison, leurs robes lourdes et épaisses, longues, très longues selon la mode du temps, qui ne montraient rien du tout alors. Nous admirions bien plus encore leurs jolies joues roses, leurs lèvres de carmin et les œillades de leurs grands yeux bleus ou noirs. Et parfois les regards des jeunes filles, plus agaçants, plus provocants, jetaient le trouble en nos âmes paisibles d’étudiants, et sous l’empire de je ne sais quel magnétisme, nous suivions et rejoignions bientôt ces jeunes hypnotiseuses qui nous faisaient oublier nos cours et nos professeurs.

Aujourd’hui devant le vieux château, plus de boulevard, plus de promenade, plus d’équipages, plus de jolies coquettes et de gais carabins. Tout est disparu et les rues St-Jacques et Notre-Dame sont désertes et silencieuses l’après-midi. Les grands magasins ont disparu et ont émigré sur la rue Ste-Catherine qui est devenue le lieu de promenade fashionable. Et dans le parterre sans fleurs du vieux château l’on ne voit plus que de vieux canons et d’antiques obusiers mal assis sur leurs affûts démodés, et des tas de boulets et d’obus que la rouille dévore. Et que font là ces vieilles choses ? que disent-elles ? Ce sont des reliques des jours de gloire ; elles sont là, à la porte ou sous les fenêtres du vieux manoir, comme de vieilles sentinelles qu’on a oublié de relever, ou comme de vieux chiens de garde qui dorment paisiblement aux pieds de leur maître lui-même endormi dans une quiétude parfaite.

Quand je passe aujourd’hui devant ce vieux château déserté, perdu dans ce quartier de la ville sans vie, je pense à toutes les espiègleries, à toutes les friponneries, à tous les plaisirs des étudiants qui n’étaient pas toujours de bon aloi ou d’accord avec les règles de la bienséance et de la galanterie ; à l’ancien Salon de L’Aurore qui avait une vogue incroyable chez les étudiants, non pas tant parce qu’on débitait de bonnes liqueurs à bon compte que parce qu’il y avait deux jolies filles qui faisaient de l’œil aux carabins. Elles étaient jeunes, avaient le visage rond, les joues colorées naturellement, le menton creusé d’une petite fossette, la bouche toujours souriante, des dents blanches, des yeux grands et bien fendus, le nez un peu chiffonné, la taille fine, le pied petit. Elles se ressemblaient comme deux sœurs jumelles ; mais l’une était brune et l’autre blonde. En fallait-il plus pour plaire aux étudiants toujours friands des beaux fruits ? De leur côté, les deux jeunes filles aimaient les étudiants. « À la Bisaillon » c’était courir à L’Aurore et payer chacun son écot. Il en coûtait cinq sous ; mais combien de nous allaient à la Bisaillon sans le sou, pour le simple plaisir ou désir de mettre en imagination un baiser sur les joues veloutées ou les lèvres roses et tendres des deux belles filles de L’Aurore qui refusaient toujours de telles galanteries. Je pense aussi quelquefois au tapage que nous faisions les jours de pluie ou de neige à ne pas mettre le nez dehors. Cantonnés dans nos salles de cours ou de récréations nous fumions à faire croire à un incendie ; et nous chantions les vraies chansons des étudiants d’alors qui n’étaient pas toujours des cantiques à la Vierge Immaculée.


Un certain jour du mois d’octobre 1885, nous étions un petit groupe d’étudiants, amis intimes, à la grille de la palissade de l’Université, causant des plaisirs et des aventures des vacances à peine terminées.

« Si nous n’avions pas, me dit Joseph Édouard, mon ancien confrère de classe au collège, cette malheureuse épidémie de variole qui ravage notre ville en ce moment, je te ferais connaître une jeune et gentille demoiselle que j’ai rencontrée pendant mes vacances. Mais tu le sais, le fléau qui sévit chasse les petits oiseaux et la ville est triste et déserte comme un bosquet sans ramage ou un jardin sans fleurs. »

Cette terrible variole, dont me parlait Joseph Édouard, était à l’état épidémique à Montréal depuis plusieurs mois ; aussi toute la classe aisée de la population, qui avait pu quitter la ville, s’était empressée, le printemps, de gagner les places de villégiature aussi éloignées que possible de la grande ville et elle ne se hâtait pas d’y revenir à l’automne. Aussi la promenade des rues St-Jacques et Notre-Dame était-elle déserte. Les beaux jours de septembre étaient finis et octobre semblait vouloir les continuer ; la température était douce ; le ciel toujours serein ; c’était comme un renouveau de l’été, et cependant la ville restait toujours triste, triste surtout pour les étudiants. Peu à peu vers la fin d’octobre l’épidémie diminua et l’on revit, à de rares intervalles, les jeunes filles et les grandes dames réapparaître à la promenade.

Pour mon ami Joseph Édouard et pour moi-même, le mois d’octobre s’écoulait trop lentement. Nous en trouvions les jours plus longs que d’habitude. Mon ami ne cessait de me raconter les plaisirs de ses vacances, ses conquêtes en amour, ses rencontres agréables avec quelques beautés particulières. Il me parlait surtout souvent, oh ! très souvent, des deux jeunes filles qui avaient le plus frappé son imagination. Il les revoyait dans ses rêves qu’il me racontait toujours. Tous les jours il me promettait de me présenter ses nouvelles connaissances et en particulier les deux plus aimables et les plus jolies dès qu’elles reviendraient à la ville. Novembre était arrivé, mais les amies étaient toujours absentes. Les jours paraissaient s’allonger indéfiniment dans cette hâte que j’avais de connaître ces beautés si attrayantes.

Enfin les beaux équipages et les voitures riches de toutes les variétés circulaient en plus grand nombre. La foule des piétons envahissait les trottoirs de la promenade. Les jeunes filles et les jeunes femmes, bronzées par le soleil de la campagne ou le hâle de la mer, jetaient de nouveau la note claire de leur babil dans la foule des promeneurs. La vie des rues St-Jacques et Notre-Dame renaissait joyeuse et brillante. Je suivais, avec quelques amis, le va-et-vient de la foule animée qui grandissait tous les jours et cependant il me semblait que j’étais seul, complètement isolé dans ce monde auquel je me mêlais par habitude et au milieu duquel j’avais eu tant de plaisir l’année précédente. Je retrouvais des amies que j’accompagnais comme un automate pendant les récréations entre les cours de l’Université. Nous nous disions le plaisir de nous revoir ; nous causions de nos vacances ; nous rappelions les excursions sur l’eau ou dans les champs et les bois, les promenades au clair de lune. Cependant dans cette foule, je n’étais plus le même, je n’étais plus moi-même. Dans nos conversations, je ne trouvais aucun plaisir, aucun attrait. Je n’avais plus la même gaieté, le même entrain ; j’étais plutôt songeur et parfois distrait. La foule animée et joyeuse ne me disait plus rien. C’était par habitude que je me mêlais à elle et que je la suivais. Le teint hâlé qui jetait un nouveau reflet sur la beauté de la jeune fille n’avait plus l’attrait d’autrefois. Mon esprit était toujours ailleurs. La faute en était à mon ami Joseph Édouard qui me faisait toujours espérer la rencontre de ses deux jeunes et jolies amies dont il me parlait sans cesse. Je ne sais ce qui se passait en moi. Une voix intérieure ne cessait de me redire qu’une des deux jeunes filles, qu’une des deux sœurs que mon ami promettait de me présenter serait un jour la bien-aimée de mon cœur ; qu’elle deviendrait ma fiancée, mon épouse, ma confidente dans mes inquiétudes futures, et mon soutien dans les déboires et les misères qui assiègent trop souvent le médecin dans l’exercice de sa pratique au contact de toutes les infirmités physiques et morales.

J’avais une hâte fébrile de connaître ces deux amies et d’en aimer vraiment une, parce que je m’imaginais que l’amour m’aiderait, m’encouragerait, me soutiendrait dans mes études que je voulais entreprendre sérieusement pendant ma deuxième année de cléricature. Je voulais me mettre franchement au travail ; mais j’avais peur que sans but bien fixe, bien déterminé, que sans stimulant réel, que sans aiguillon, je ferais la paresse comme l’année précédente, pendant laquelle j’avais pris un goût spécial aux plaisirs, honnêtes tant qu’on voudra, mais tout de même plaisirs qui font perdre un temps précieux. J’ai toujours compris que l’amour est l’aiguillon le plus ardent qui pousse vers les grandes choses, les actions les plus célèbres, que l’amour, en un mot, conduit le monde, et que si parfois il le dirige mal, il l’élève presque toujours à des hauteurs sublimes. Aimer et vouloir le rang, les honneurs, la fortune, la gloire et le bonheur pour l’objet de notre amour, n’est-ce pas là un but digne d’être atteint par les efforts de l’étude, du travail, du courage et de la constance ? C’est ainsi que je comprenais et que j’ai toujours compris l’amour. C’est pour cela que je voulais aimer, aimer d’un amour sincère, une âme grande, noble, qui m’aurait aidé à en atteindre le but. Je ne comprenais rien sans l’amour ; j’avais un cœur aimant, une âme passionnée, et il me fallait un cœur et une âme qui pussent répondre à mes aspirations, sans cela c’était le vide autour de moi.

Qu’avais-je donc fait l’année précédente ? Pendant l’année scolaire 1884-85, j’étais libre de tout lien d’amitié ou plutôt d’amour ; aussi mon cœur, ulcéré à la suite de la rupture du seul amour que j’eusse encore cru vraiment ressentir, cherchait-il dans toutes espèces de distractions le baume à appliquer sur les plaies qui me semblaient saigner abondamment. Mais qu’était-ce que cet amour de collégien de dix-neuf ans qui s’amourache de la seule jeune fille de quinze ans qu’il rencontre dans une famille au milieu de laquelle il passe des vacances à la campagne ? Courir les champs à la recherche de marguerites avec lesquelles on se tressera des couronnes ; s’égarer dans les bois pour cueillir des framboises ou des bluets ; vagabonder sur les grèves, y chercher des cailloux blancs pour les jeter dans l’onde et y tracer des cercles qui vont s’agrandissant ; s’asseoir au bord des ruisseaux qui murmurent des chants mélancoliques ; graver des lettres entrelacées sur l’écorce des arbres ; s’écrire des lettres enflammées quand on s’est quitté après les vacances, est-ce là de l’amour ? Je l’avais cru ; j’avais dix-neuf ans et elle n’en avait que quinze. Mais quelques années ont passé ; la flamme ardente des premiers jours a diminué peu à peu, puis elle s’est éteinte tout à coup, me laissant dans l’obscurité. J’avais tout d’abord cru au vrai bonheur durable, mais les illusions de la prime jeunesse se sont dissipées et mon cœur en est resté ulcéré pendant quelque temps. Aussi ai-je cherché la guérison dans toutes les distractions possibles, mais honnêtes : les soirées, les danses, les réunions littéraires, les leçons de dessin, etc.

Pendant ma première année de médecine, je me contentai de suivre les traditions et les coutumes du temps qui se sont peut-être encore conservées jusqu’à nos jours, c’est-à-dire que je fis, comme les autres étudiants, à peu près rien de bon. Le matin je me rendais régulièrement aux cours et cliniques à l’hôpital, et l’après-midi à l’Université ; mais mes soirées étaient gaspillées en flâneries ou en danses.


Enfin novembre (1885) frileux, grelottant s’acheminait lentement vers l’hiver et les jours sombres. Les arbres dénudés depuis déjà longtemps craquaient parfois au souffle impétueux des tempêtes de neige ou des pluies torrentielles. Les beaux jours étaient rares et souvent la promenade était déserte. Pendant les mauvais jours, les étudiants, à l’abri dans le corridor de l’Université, se contentaient de regarder, à travers les glaces de la porte, ruisseler l’eau sur les trottoirs ou la chaussée, ou la neige, soulevée en tourbillon, s’amonceler en face de l’hôtel de ville. Quand les nuages se dissipaient quelque peu, et que le ciel redevenait serein, nous reprenions nos marches au milieu de la jeunesse qui ne manquait pas de revenir.

Un certain après-midi de la fin de novembre, le ciel était clair, la température plutôt froide, mais l’air sec, nous rentrions à nos cours à deux heures, avec l’espoir que nous jouirions enfin, dans quelques instants, de la fin d’un jour d’automne idéal, et que notre promenade serait plus fructueuse en rencontres agréables. Malheureusement, nous avions compté sans la bonne humeur et les dispositions favorables de nos professeurs, qui ressentent eux-mêmes l’influence de la température. Ils se sentent en forme, aussi prolongent-ils leurs cours respectifs. On eût dit qu’ils prenaient plaisir à exercer notre patience. À tour de rôle, ils empiètent sur notre récréation dont ils nous auraient privés complètement si nous ne leur avions indiqué, par ce frottement de pieds sur le parquet que connaissent encore les étudiants d’aujourd’hui, qu’il était temps pour eux de se retirer.

Enfin le cours de quatre heures est terminé quoique tardivement. Nous prenons notre course vers le corridor et la porte pour jouir enfin de quelques minutes de répit. L’autre cours va sonner, hélas ! peu importe, c’est une habitude, un repos, un délassement. Il faut voir passer de jolis minois, ne fût-ce qu’un instant. Et qui sait si je ne verrai pas celles que j’attends depuis déjà si longtemps. Nous mettons le pied sur le seuil de la porte juste au moment où un groupe de jeunes filles passe devant l’université. Mon ami Joseph Édouard a tout juste le temps de me pousser du coude ; il lève le bras, porte la main à son chapeau qu’il enlève d’un geste gracieux. Je salue de même. J’ai compris : ce sont elles ! elles, enfin arrivées. Elles passent et je les vois aller, toutes deux grandes, élégantes dans leurs toilettes ajustées. Je les vois à peine et je préfère déjà l’une d’elles : la plus grande. J’admire sa taille, sa démarche, la couleur de ses cheveux et que sais-je encore ? Tout l’ensemble me frappe, m’éblouit ; pourquoi ? Je ne sais. Je ne lui ai pas vu la figure ; je ne connais pas la couleur de ses yeux. Sont-ils doux, sévères, bleus, bruns, noirs ? Quel est son teint, son expression ? Sa bouche est-elle souriante, ses dents sont-elles belles ? Je n’en sais rien, je ne me le demande même pas. C’est elle que je vois ; je ne vois plus sa compagne. Je voudrais déjà m’attacher à ses pas, la suivre partout. Elle a pour moi l’attraction de l’aimant. Immobile près de mon ami, je la regarde longtemps s’éloigner et disparaître. Mon ami me parle ; que me dit-il ? Rentrer au cours ? Je ne sais ; je ne l’entends pas ; je ne le comprends pas. Enfin mon ami, me prenant le bras, m’entraîne au cours pendant lequel toutes sortes de distractions m’assaillent. La voix de mon professeur me parut plus monotone que jamais. Ah ! qu’il est ennuyeux ! J’avais hâte de sortir, de la revoir en imagination et de la suivre sur le chemin qu’elle venait de parcourir. Il me semblait que je retrouverais facilement la trace de ses pas, que je respirerais le parfum qu’elle avait laissé dans l’air. Oh ! la revoir le plus vite possible…

Le dimanche suivant, dans l’après-midi, mon ami Joseph Édouard m’amena chez la jeune fille qui me semblait être l’image vivante de celle que j’avais vue et revue dans mes rêves depuis quelques jours. Notre visite trop courte se passa en conversations indifférentes pour moi. Nous nous adressâmes mutuellement les compliments usuels de la première rencontre et puis ce fut à peu près tout entre nous deux. En effet, je parlai peu ; mais en revanche je l’écoutai, avec une attention soutenue, causer avec mon ami Joseph Édouard. Elle était gaie, lui taquin. Ils se racontaient les événements survenus depuis leur dernière rencontre ; ils se remémoraient les incidents, les plaisirs de l’été qu’ils avaient passé dans le même endroit de villégiature. Ils auraient parlé longtemps que j’aurais écouté avec un intérêt toujours croissant, sans me lasser d’entendre sa voix, qui avait des intonations et des accents vibrant à l’unisson de certaines fibres de mon âme et de mon cœur. Je me sentais pénétré par certains effluves qui se dégageaient de sa personne tout entière. Pourquoi éprouvai-je sitôt certaine attraction pour elle ? Elle m’avait parlé si peu, à peine dit quelques mots ; elle m’avait regardé si peu, tant elle paraissait attentive dans sa conversation avec mon ami. Depuis ce jour, je l’ai compris, un geste, un mot, un regard ont beaucoup plus de force d’attraction que la durée des longues conversations, que la multiplicité des rencontres ou que les fréquentations les plus intimes. D’où me venait cet enchantement subit ? De ses yeux ? De sa voix ? De ses cheveux blonds ? De l’ensemble de ses traits réguliers et de sa taille qui la faisaient toute belle à mes yeux, à mon âme, à mon cœur ? De son esprit qui me la représentait toute charmante et charmeuse ? C’était le coup de foudre. Je l’aimais déjà pour toute la vie, à ne voir plus qu’elle dans ma vie. Et depuis mon amour ne s’est jamais démenti. Depuis quarante-cinq ans de ce jour, je n’ai jamais vu qu’elle, je n’ai jamais aimé qu’elle. Sa vie a été ma vie ; ses désirs ont été mes désirs ; ses pensées, mes pensées. Depuis ce jour je n’ai vécu que pour elle comme elle n’a vécu que pour moi. Oui, j’ai toujours conservé fraîche et parfumée la Rose que j’ai cueillie ce jour-là, et quand elle est morte, ma vie s’est éteinte avec la sienne. Jusqu’au jour où ma Rose viendra me chercher, ce que je lui ai demandé en la suppliant quand elle me dit son dernier adieu en me serrant dans ses bras et en me donnant son dernier baiser, je ne veux plus penser qu’à elle, n’aimer qu’elle. Depuis qu’elle est partie, dans mes prières du matin et du soir, dans mes invocations fréquentes de la journée, je la prie instamment de venir me chercher. Fasse le ciel que ce jour soit prochain, car il me tarde de la revoir là-haut. Que faire sur la terre sans elle, sans son amour ? Je n’ai plus d’âme ; je suis l’automate qui se meut sans pensées, sans désirs.

Notre visite terminée, je la quittai tout ému, tout troublé. Mais qu’éprouva-t-elle elle-même ? Je ne saurais le dire. Le même soir, je ne sais par quel hasard, je la rencontrais chez une amie commune à nous deux. Avait-elle, elle-même, demandé cette prompte et nouvelle rencontre ? Je ne saurais le dire. Je fus très agréablement surpris de la revoir. Nous passâmes la soirée à danser et à causer. La conversation devint rapidement plus intime. À la fin de la soirée, nous étions déjà deux amis fortement attachés par des liens qui semblaient indissolubles. Je la reconduisis chez elle. Une de ses sœurs l’accompagnait. Sa sœur s’appelait Amanda et elle Rose-Alinda.


Rose-Alinda et Amanda se ressemblaient si peu qu’on les prenait plutôt pour deux amies intimes, deux compagnes inséparables, lorsqu’on les voyait ensemble. Rose-Alinda était l’aînée. Elles étaient toutes deux belles, mais d’une beauté différente. Rose-Alinda était grande, élancée ; Amanda de taille moyenne. Elles avaient toutes deux le buste droit et portaient la tête haute. Rose-Alinda avait les cheveux blonds ; Amanda les avait noirs. La blonde avait un teint blanc plutôt pâle ; la brune avait la peau plus animée sans être trop colorée. Les yeux de la première étaient grands, ronds, d’un beau bleu pâle, un peu gris, changeant facilement de teinte, passant avec rapidité d’une nuance plus faible à une nuance plus foncée suivant les impressions de l’âme ou les mouvements du cœur. Ils exprimaient la douceur, la timidité même, l’amour langoureux ; parfois ils devenaient sévères, mais ce n’était qu’un éclair. Les yeux de la seconde, plutôt petits, mais bien fendus, étaient noirs, brillants. On aurait dit que les paupières, bien ombragées de longs cils soyeux, craignaient de trop s’ouvrir pour en montrer les feux. Rose-Alinda avait l’ovale du visage plus arrondi ; sa sœur, plus allongé. La bouche de la première, plus grande, avec des lèvres plus épaisses, disait la bonté, la soumission et l’amour dévoué ; la bouche de la seconde, petite, aux lèvres minces, indiquait plus d’orgueil, plus d’indépendance, et parfois certains plis y montraient le dédain. La blonde, plus posée, plus tranquille, paraissait plus froide ; mais le cœur, plus ardent chez elle, semblait brûler sous une écorce moins transparente. La brune, plus agitée, moins timide, cachait un cœur froid sous les apparences de la frivolité ; les moindres vibrations en étaient plus marquées, plus sensibles, mais seulement en apparence. On s’attachait plus facilement à la blonde ; on était plus timide auprès de la brune. La première paraissait sincère, la seconde moqueuse. C’étaient deux types complètement différents qu’on aurait pu aimer autant, à la différence qu’on s’attachait plus vite à la première. Toutes deux étaient destinées à faire le bonheur de leurs époux.


Il était tard quand je quittai ces deux nouvelles connaissances dont je m’étais fait déjà plus que deux bonnes amies ; cependant il me semblait qu’il était trop tôt pour réintégrer ma chambre dans la demeure de mon père. Qu’y aurais-je fait ? Dormir ? Le pouvais-je réellement dans l’état d’âme où je me trouvais ? Je dirigeai mes pas je ne sais où, marchant toujours à travers les rues de Montréal sombres, désertes et endormies. La brise froide me fouettait la face, et il me semblait que le vent était chaud. J’avais la tête en feu, mes artères battaient à se rompre ; j’éprouvais des palpitations ; mon esprit affolé divaguait ; mon âme inquiète, et pourquoi ? se troublait. Combien de temps ai-je ainsi parcouru les rues de la ville ? Je ne saurais le dire. Quand je rentrai dans la maison paternelle, tout dormait, excepté mon père qui se levait souvent la nuit, pour fumer sa pipe et voir si tous ses enfants étaient revenus et reposaient paisiblement. Tout dormait, excepté aussi notre petit chien skye-terrier, nommé Barbet, qui ne se couchait jamais que le dernier de nous ne fût entré. Il attendait patiemment au haut de l’escalier, sa tête aux longs poils penchée vers la porte qu’il surveillait avec une attention persistante. Quand le petit Barbet me vit entrer, il descendit l’escalier avec joie, s’accrocha à mes jambes, me fit mille caresses, remonta avec moi et s’étendit à mes pieds quand je me jetai sur mon lit. La fatigue causée par ma longue marche, la froideur de la nuit, ma jeunesse me procurèrent un prompt sommeil.

Le matin, en m’éveillant, ma première pensée fut pour celle que j’appelais déjà ma Rose-Alinda. Je la connaissais à peine et déjà elle commençait à remplir ma vie. Son nom revenait sans cesse sur mes lèvres.

Mon cœur en était plein ; mon âme la désirait ardemment. Je continuai tout éveillé les rêves qui avaient bercé mon imagination pendant la soirée et mon sommeil. Je bâtissais déjà ces châteaux que la jeunesse et l’amour aiment à élever au milieu de jardins fleuris, au sommet des collines éclairées par un soleil radieux et dans des décors enchanteurs. Il m’en coûtait de me lever, d’abandonner sitôt ces chimères que je prenais pour des réalités, pour me plonger dans les ennuis de la vie de l’étudiant en médecine. C’était l’hôpital qui m’attendait avec ses cris de souffrance, ses regrets, ses agonies et ses tristesses sans fin ; c’étaient les cours avec leurs longues heures de monotonie. Ce matin-là je ne voulais ni d’hôpital, ni de cours, ni de distractions d’aucune espèce. Je voulais rêver au bonheur, et je ne voulus pas me détacher de mon lit où je semblais cloué. Je rêvai longtemps, les yeux dans le vague. J’aurais voulu être le millionnaire, l’avocat, le médecin, l’industriel qui peuvent à volonté obéir aux penchants de leur cœur. Parfois je me disais : qu’importent la richesse, la vocation, la carrière, pourvu que je sois à ses pieds, implorant d’elle un regard, un serrement de mains, un baiser. Hélas ! je n’étais qu’un simple