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L’amour ne meurt pas/02

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CHAPITRE II

études et rêveries


L’ambition m’apparut alors comme seule capable de dénouer cette énigme de ma vie. Ma résolution était prise ; j’aurais de l’ambition et de l’amour. À l’aide de ces deux puissants mobiles, il me serait facile d’aplanir tous les obstacles et d’arriver jusqu’à ma Rose. Avec l’ambition d’étudier beaucoup, de passer de bons examens, j’étais sûr de faire un bon médecin et peut-être un médecin célèbre. Je travaillerais beaucoup ; je suivrais assidûment les hôpitaux ; je me formerais la main et l’esprit aux choses de la pratique médicale ; je me perfectionnerais toujours, et bientôt l’heure arriverait où me jetant aux pieds de ma Rose-Alinda, je lui dirais : « Rose-Alinda, ma Rose, comble enfin mes vœux. Vois, je t’apporte des diplômes que j’ai conquis avec honneur. Je t’apporte les espérances d’une vie heureuse et les promesses de l’aisance et peut-être de la richesse. Regarde autour de moi le champ qui m’a été confié comme je l’ai bouleversé, comme je l’ai labouré. Regarde comme la semence que j’y ai jetée a été abondante ; comme elle a germé ; comme elle a poussé forte et vigoureuse. Rose, ma Rose, viens avec moi et nous ferons la moisson ensemble. Vois comme elle promet ; les grains ont mûri ; les épis sont dorés. Viens, viens, mon Alinda. Récoltons ensemble ce que j’ai semé pour toi. Je couperai les plus belles gerbes et je t’en tresserai des couronnes. L’or de ces prés brillera sur ta tête plus que le diadème qui ceint le front des reines ; et tu seras belle entre les belles. Viens, ma Rose, assez longtemps j’ai soupiré ; assez longtemps j’ai pleuré dans mon isolement. Viens et nous élèverons, au milieu de ces prés, une cabane que nous couvrirons de chaume ; nous y allumerons le foyer au centre ; ou, si tu le préfères, nous la construirons près du ruisseau au bord duquel nous nous assiérons souvent pour y chanter notre amour et y couler des jours aussi paisibles que les eaux qui s’en vont tranquillement semer la richesse et le bonheur d’une rive à l’autre. Nous y serons seuls parce que nous aimons la solitude et le repos champêtre et que le monde ne les aime pas. Nul être ne troublera la quiétude de notre vie ; nos jours y seront calmes et nos nuits douces. Ou, si tu le préfères, la moisson terminée, nous escaladerons la montagne, que tu vois au loin ; nous y construirons un château d’où nous dominerons les vallons, les prés et les ruisseaux et les bois ; je t’entourerai d’honneurs et j’appellerai la gloire sur toi, et tu brilleras plus que les plus belles. Voilà encore comme je rêvais tout éveillé.

Je connaissais à peine celle que j’appelais déjà ma Rose-Alinda et son influence se manifestait déjà très sensiblement sur mon cœur, mon âme et ma volonté. Oui, ma résolution était prise ; elle était ferme et elle le resterait : travailler beaucoup, travailler avec ardeur, avec ambition. Si je ne pouvais pas un jour atteindre jusqu’à la gloire et la renommée, je voulais au moins me préparer un bel avenir. Mon amour serait l’aiguillon qui y conduit. J’aimais déjà tant mon Alinda, et je l’aimerais tant et toujours que son image luirait toujours devant mes yeux, dans mon âme, dans mon cerveau, dans mon cœur, comme le phare éblouissant qui tient toujours dans le bon chemin. Je me promettais aussi de ne pas dire trop tôt mon amour à ma Rose. Je l’aimerais en silence ; mais je m’attacherais à ses pas pour toujours la voir, pour toujours respirer le même air qu’elle afin d’y puiser la force, le courage et la persévérance dans les luttes et les épreuves du chemin de la vie. Je la suivrais sans l’importuner. Je me réjouirais de ses plaisirs ; je m’attristerais de ses chagrins. Mais je retiendrais toujours les élans de mon cœur ; j’en étoufferais les soupirs ; je ferais taire les sentiments de mon âme. Je l’aimerais comme on aime la source d’eau pure et froide dans les grandes chaleurs de l’été ; je l’aimerais comme on aime le repos de la nuit après les durs labeurs du jour ; je l’aimerais comme on aime la lumière du jour après une nuit d’angoisses et de souffrances ; je soupirerais après elle comme le voyageur soupire après l’oasis dans le désert brûlant. Oui, je l’aimerais parce qu’elle est bonne, qu’elle est aimable, qu’elle est belle. Mais mon amour, je ne le lui dévoilerais que le jour où je serais digne d’elle. Étaient-ce encore là des rêves ?

Durant l’après-midi, je me rendis aux cours comme d’habitude, mais j’apportais une attention plus grande et plus soutenue que jamais. Mes professeurs ne m’ennuyaient plus comme avant. Je prenais en sténographie sur mes cahiers de notes tout ce que nos professeurs nous disaient ; après le souper ou après la veillée, je transcrivais, en écriture ordinaire, mes notes que j’étudiais en vue de mes examens. La même ardeur au travail se maintint pendant les trois dernières années de mes études, car la pensée de ma Rose me poursuivait toujours et ne cessait de m’encourager. Je pensais constamment à lui préparer un bel avenir. Le matin, au cours ou à la clinique, j’avais mon calepin et mon crayon et je les utilisais beaucoup. Je suivais régulièrement les malades ; je m’attachais à eux. J’observais tous les symptômes et la marche des affections. Je remarquais avec attention l’effet du traitement. À certaines heures de l’avant-midi ou de l’après-midi, j’allais panser les blessés ou les opérés. Tout en travaillant je causais avec eux : je cherchais à adoucir par des paroles encourageantes ce que ma main avait de trop dur. Je m’informais de leur famille. Au vieillard je demandais de me raconter sa vie, ses peines, ses misères, ses joies. Je m’enquérais du nombre de ses enfants, de ses petits-enfants. Je lui demandais si ses enfants et ses petits-enfants avaient de l’amour pour lui ; s’ils se faisaient dire des histoires ? À l’adulte je demandais quelle occupation il avait ; quel métier il exerçait, ce qu’il gagnait par jour et comment il élevait sa famille ? Tous les deux, vieillard ou adulte, répondaient volontiers à mes questions qui ne leur paraissaient jamais indiscrètes ; elles semblaient plutôt leur inspirer confiance et leur faire oublier pour un instant les douleurs cuisantes de leurs plaies et calmer les inquiétudes de leur esprit malade.

Aux petits enfants, toujours craintifs, je parlais du jeu de balle, ou de billes, de toupies ou de cerf-volant. Je m’informais des études qu’ils pouvaient faire ou qu’ils aimeraient faire. Je leur apportais même des jouets. J’avais pitié de ces pauvres petits miséreux que la faim dévore, que le froid glace, que les coups rendent infirmes. Je calmais leur crainte : je séchais leurs larmes. Je m’efforçais d’être doux pour eux. La compassion et la tendresse sont le baume spécifique de toutes les plaies et de tous les maux de l’enfance qui souffre. Bien souvent mes yeux devenaient humides à la vue des souffrances du jeune âge ; mon cœur se gonflait et je pleurais intérieurement. Depuis ce temps, ma sensibilité pour les enfants souffrants s’est toujours accrue. Jamais je ne m’approche du lit d’un enfant malade sans qu’une larme de pitié vienne humecter ma paupière, et, souvent, je suis obligé de détourner l’attention de la mère ou du père, pour essuyer à la dérobée ces larmes qui coulent abondamment de mes yeux. Heureux ceux qui ont des enfants et qui ne les ont jamais vus malades ou souffrants !

Je m’appliquais à être doux, bon, charitable pour tous, quels que fussent leurs maux, leur âge, leur sexe. J’essayais de m’initier à ces délicatesses, à ces tendresses, à ces bontés du médecin qui soulagent et guérissent plus souvent que les médicaments les plus renommés, qui resteront très souvent sans effet quand le moral n’est pas traité simultanément. Je voulais apprendre mon métier dans ses moindres détails. Je comprenais que le médecin est d’autant supérieur qu’il est plus sympathique.

La deuxième année de mes études médicales fut une année très bien employée. Je préparais mon baccalauréat en médecine. Je travaillais beaucoup, énormément et cependant je trouvais des instants pour les plaisirs, les fêtes, les soirées, les bals. Malgré mes travaux assidus et mes distractions nombreuses et variées, je savais me réserver des heures pour la lecture. Pendant cette année, je dévorai les œuvres de Lamartine, de Chateaubriand, de Bernardin de Saint-Pierre. Je les ai lues et relues bien des fois. Graziella, Raphaël, les Méditations, René et Atala, les Natchez, le Génie du Christianisme, Paul et Virginie n’avaient pas assez de pages pour moi. Je lisais ces auteurs, et les relisais ; je les méditais et je n’y trouvais jamais assez d’amour, et pourtant l’on sait comment ces auteurs ont touché toutes les fibres les plus sensibles du cœur humain et les ont fait vibrer dans leurs notes les plus tendres, les plus aiguës, les plus profondes. Mais j’aimais tant ma Rose qu’il me semblait que Lamartine n’avait jamais aimé Graziella ou Julie comme j’aimais ma Rose. La passion de Chactas pour la fille de Lopez n’avait pas l’ardeur qui me consumait pour ma Rose ; mon désespoir aurait eu plus de sublimité que celui de Paul.

Je me reposais de mes études médicales par la lecture de ces auteurs qui nourrissait mon âme et mon cœur de cet élément divin qu’on appelle l’amour. Quelques minutes de cette lecture suffisaient pour me reposer complètement des fatigues et des ennuis que j’éprouvais ! souvent, comme la plupart des étudiants, dans l’étude de la chimie, de la pathologie ou de l’anatomie. En plus la lecture de quelques pages de mes auteurs favoris suffisait pour m’hypnotiser ou me suggestionner au point, je dirais volontiers, de me faire croire que j’étais Raphaël, dans la barque, au retour de la petite maison du pêcheur, sous le rocher de Haute-Combe ; Raphaël répondant au « Je vous aime ! nous nous aimons ! » de Julie : « Oh ! dites-le ! dites-le encore ! redites-le mille fois ! disons-le ensemble, disons-le à Dieu et aux hommes, disons-le au ciel et à la terre ; disons-le aux éléments muets et sourds ! disons-le éternellement, et que la nature le redise éternellement. » Oui, je m’imaginais être Raphaël et je soupirais après ma Julie, ma Rose. Tantôt, j’étais le jeune homme de dix-huit ans couvert de la poussière rose du corail que Graziella arrondissait et usait sur la meule. J’étais le jeune maître qui apprend à Graziella à lire et à écrire ; celui qui a peur de perdre sa compagne, de ne plus la voir, de ne plus l’entendre, de ne plus lire dans ses yeux. « Elle de moins dans ma vie, et il n’y avait plus rien ». J’étais Lamartine qui cherche et retrouve sa Graziella et lui réchauffe les mains sous son haleine, et les pieds sous la laine de sa capote… À tout instant, je m’écriais comme Paul à Virginie : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse »… À la perte de ma Rose, mon désespoir, ma folie auraient été plus grands que ceux de Paul… « Si je n’avais pas eu le même toit, le même berceau que ma Rose, j’aurais cherché au moins le même tombeau ». Aujourd’hui, oh ! ma Rose, tu n’es plus, je désire ardemment le même tombeau.

Dans les méditations de Lamartine, je cherchais les poésies les plus enflammées ; je les relisais et les apprenais par cœur ; je me les redisais. Voilà comment je passais, dans ma petite chambre d’étudiant, les instants libres que me laissaient mes études. Je m’identifiais avec le héros de ces romans de l’amour le plus ardent, qui me semblait également le plus sincère et le plus vrai. Mon imagination vive et enthousiaste me transportait facilement partout où se déroulaient les scènes de ces affections tendres et passionnées. C’est ainsi qu’avant notre union, je cherchais, en imagination, partout en tout temps des scènes d’amour que nous avons retrouvées plus tard et que nous avons voulu revivre réellement, ma Rose et moi. Nous les avons cherchées et retrouvées partout : sur les lacs, les grèves, les plages ou les montagnes du Canada et des États-Unis. Nous avons visité et parcouru l’Angleterre, la France, la Belgique. l’Italie et la Suisse pour y retrouver les lieux que les poètes avaient chantés dans leurs amours. Et là, il nous semblait que c’était un renouveau dans nos amours mutuelles. Sur le lac Léman que Lamartine a glorifié par ses amours, nous avons vu les mânes du poète et de sa Julie, et nous y avons revécu leurs amours.


Au début de ma deuxième année de cléricature je m’étais imposé un règlement de conduite que je suivis fidèlement pendant les trois dernières années. Mon but principal était d’étudier, puis de lire et enfin, pour délasser mon esprit et le distraire, je devais m’amuser. Je sus accomplir ces trois choses en les entremêlant si bien que j’éprouvai peu de fatigue pendant ces années, bien que la plupart du temps je me couchasse très tard. L’étude prenait la plus grande partie de mon temps, mais jamais rien ne m’empêcha que, trois ou quatre fois par semaine, je pusse passer la soirée avec ma Rose-Alinda. Qu’aurait été ma vie sans elle ? Je stimulais mon ardeur à l’étude par la vue et la pensée de ma Rose-Alinda toujours présente à mon esprit. Quand je commençais à transcrire mes notes, quand j’en finissais le dernier mot, je traçais les trois initiales de son nom ; c’était un hiéroglyphe que j’étais seul à comprendre, et qui disait toute ma vie, toutes mes pensées, tous mes sentiments, tous mes désirs. Quand je commençais à étudier ou à lire, et quand je fermais mes livres, je pensais à elle ; c’était comme une invocation à l’amour demandant la compréhension, la constance et le courage, ou c’était une action de grâce à celle qui était ma force.

Dans nos soirées, en tête à tête, ou dans nos promenades, je disais à ma Rose les misères et les ennuis des études de la médecine ; elle me décrivait la grandeur et la sublimité de ma profession. Je lui en dépeignais les tristesses et les heures d’angoisses ; elle m’en montrait les beautés et les consolations. Je mettais les ombres au tableau ; elle y jetait les reflets et les jeux de lumière. J’étais l’âme timide qui tremble ; elle était la force qui relève et le feu qui réchauffe. J’étais la main qui demande ; elle était le cœur qui donne. Elle sut me comprendre ; elle sut m’aimer comme on doit vraiment aimer, et elle me façonna selon son cœur et son esprit qui comprenaient la grandeur de la mission de l’homme sur la terre.

Quels doux moments nous avons passés ensemble dans le petit salon où elle me recevait. Parfois sa famille s’y réunissait et nous causions alors de sujets parfaitement indifférents. Nous rappelions les incidents dont nous avions été témoins dans nos promenades sur les rues Notre-Dame ou St-Jacques, entre les cours ; nous citions les personnes que nous avions rencontrées ; nous admirions ou critiquions leurs toilettes et leurs chapeaux ; nous discourions de nouveau sur le dernier bal ou nous osions faire certains pronostics sur le bal qui se donnait quelques jours plus tard. Peu à peu, un à un, les membres de la famille se retiraient avant la fin de la veillée, et nous ne restions plus que trois au salon : une des sœurs de ma Rose-Alinda faisait l’office de chaperon afin de nous permettre de prolonger la soirée aussi tard que les convenances et la volonté de la mère de Rose le toléraient. C’étaient alors les beaux instants de la veillée. La jeune sœur se mettait au piano, nous jouait quelques sonates ou nous chantait quelques romances. Par délicatesse, comme si elle eût voulu nous faire oublier sa présence, elle nous tournait le dos constamment et semblait sourde à notre conversation. Et nous, nous n’entendions rien à sa musique ou à son chant.

Nous placions nos deux chaises en forme de causeuse. Assis l’un près de l’autre, face à face, à voix basse, nous épanchions nos cœurs l’un dans l’autre. C’était toujours le même passé que nous racontions ; c’étaient toujours les mêmes pensées sur le présent que nous exprimions ; c’étaient les mêmes espoirs que nous entretenions pour l’avenir, et cependant c’était toujours du nouveau pour nous. Nous recommencions toujours, nous répétions souvent les mêmes choses et cela avait toujours l’attrait du nouveau ; c’était toujours le verbe aimer que nous conjuguions dans tous ses modes et ses temps, infinis comme l’éternité, vrais et beaux comme les désirs de la jeunesse qui se renouvellent sans cesse.

Quand Rose-Alinda allait au bal, je l’accompagnais toujours et nous dansions souvent ensemble. Quand nous n’étions pas partenaires, nous nous placions vis-à-vis l’un de l’autre ou au moins nous nous efforcions d’être dans le même quadrille ou le même lancier. Nos yeux se rencontraient sans cesse ; nos mains se croisaient souvent au milieu du quadrille ou du lancier ; et parfois à de courts instants, pendant la coquette ou la grande chaîne, (oh ! moments ineffables) nous nous trouvions dans les bras l’un de l’autre.

Le soir en été, nous allions, une fois ou deux la semaine, au Square Viger, le beau square fashionable de ces jours lointains. Deux fanfares, La Cité et l’Harmonie, qui s’étaient acquis une réputation presque mondiale, y donnaient alternativement des concerts en plein air. Tout le Montréal élégant et fashionable se rendait au Square Viger pour jouir des concerts attrayants et de l’air pur et frais sous les beaux grands arbres du jardin. Nous nous promenions, Rose-Alinda et moi, dans les grandes allées sur les confins du Square, nous éloignant de la foule et fuyant les oreilles indiscrètes. Nous aimions ces promenades, parce qu’il y avait de la musique enchanteresse, des fleurs au parfum varié et des grands arbres touffus qui tamisaient la lumière trop indiscrète des réverbères. L’amour semblait avoir plus de charmes dans ce cadre délicieux.