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L’amour ne meurt pas/08

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CHAPITRE VIII

mon journal de lowell


Lowell, 4 avril, 1887, lundi soir, 7½ hrs.
Ma bonne Rose, ma douce fiancée,

À toi ma première et unique pensée. Je suis enfin libre et seul, seul avec ta pensée et tes deux photographies que je ne cesse de regarder. Enfermé comme un pauvre condamné qui n’attend de délivrance ou d’adoucissement à sa peine que de la bonté d’un juge peut-être sans clémence, je jette des regards vers ma patrie et vers ma Rose. Mes paupières rougies versent des larmes brûlantes que je ne crains pas de laisser couler abondamment parce que je suis seul, absolument seul. Elles traduisent les souffrances morales que j’endure en ce moment aux souvenirs des heureux jours passés qui ne reviendront peut-être jamais. Rose, ma demeure est triste, triste comme le tombeau. Les murs en sont nus, ma couche est glacée. Rien, absolument rien qui me rappelle, même de loin, un tout petit peu, ce que j’ai laissé là-bas. Si je n’avais tes deux photographies, il me semble que j’étoufferais, je suffoquerais dans ce tombeau. Elles sont le phare à demi éteint qui me montre de loin le port abandonné ; elles sont la lueur vacillante d’une petite lampe dans des ténèbres profondes qui fait attendre le jour qui tardera peut-être longtemps à luire de nouveau. Rose, je suis seul, et mon espoir et ma foi dans l’avenir, c’est ta douce image que je contemple et que j’embrasse du baiser des fiançailles…

Je me prépare à me coucher enfin sur le lit misérable du médecin pauvre, sur mon vieux sofa en crin. Il est dur ; les ressorts aplatis sont inégaux ; l’oreiller est fait de grosses plumes piquantes ; les couvertures sont minces et froides. Qu’importe, il me faut connaître la misère par moi-même pour mieux soulager celle des autres. Mon sacrifice est fait et je suis prêt à tout endurer, à tout souffrir pour ma Rose, pour l’aller chercher plus vite. Que ne ferais-je encore de plus dans le même but ? Rose, ma chère Rose, je fais ma prière du soir à genoux devant ton image, demandant ardemment à Dieu de m’exaucer, car je demande le bonheur pour toi, ton amour sincère pour moi et une sainte union pour nous deux. Je te donne un dernier baiser avant de me jeter sur mon grabat. Il me semble déjà que l’appel de la souffrance va ébranler ma cloche et la faire résonner agréablement à mes oreilles qui veilleront seules. Je vois en esprit le dévouement qui veille lui aussi au-dessus de ma couche : il semble se pencher pour secouer, à la moindre alerte, mes membres engourdis par l’ennui et le froid.

Mardi matin, 5 avril, 8½ heures. — Il y a juste une heure que je suis levé. Toute la nuit j’ai grelotté. J’ai à peine fermé l’œil tant il faisait froid dans ma chambre. Ma maîtresse de pension, si bonne, si prévenante, m’avait cependant donné, hier au soir, une autre couverture en laine bien épaisse ; mais le froid était si grand et le feu si rare que les couvertures n’étaient ni assez épaisses ni assez chaudes pour me donner la moindre chaleur et le plus petit confort…

10 hrs a.m. — Je congédie enfin l’ouvrier qui a posé le tapis en corde sur le plancher raboteux de mon appartement. Il me semble maintenant que, malgré la pauvreté et le dénuement de mon logis, je suis comme un roi dans son palais, mais un roi sans terre et sans feu. Je m’en contenterai pourvu que l’apparence misérable n’en chasse pas la clientèle. Quel palais ! il y manque tous les petits riens et les fleurs les plus simples qui parfument et embaument la vie de l’homme, qui l’embellissent et en font le Home-Sweet-Home, même le plus humble, toujours cher au cœur et à l’âme. Et qui prendra soin de ce coin de demeure ? Des mains étrangères. Ah ! si c’étaient là les seules nécessités qui nous obligent à demander une compagne, ce serait bien peu, et la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. La vie a ses chagrins et ses misères ; la pratique de la médecine, ses déboires et ses inquiétudes ; la solitude, ses ennuis ; le cœur, ses élans ; l’âme ses aspirations. Qui peut comprendre et adoucir les chagrins et aider à supporter les misères de la vie ? Qui peut relever le courage dans les déboires de la médecine et en dissiper les inquiétudes ? Pour qui endurer les ennuis de la solitude ? Qui soulagera les élans du cœur ? Qui comprendra les aspirations de l’âme et y répondra ? Seule une amie sincère, une confidente dévouée, une épouse fidèle, en un mot une Rose-Alinda. La plus humble des chaumières devient un palais quand deux cœurs aimants l’habitent ; le plus riche des palais devient un cloître austère quand une femme aimée ne l’embellit pas de sa présence.

9½ heures du soir. — Rose, ma Rose, encore un jour qui disparaît et je ne t’ai pas vue, et je n’ai pas eu un seul patient. Hélas ! qu’il faut être patient pour être médecin ! Attendre, toujours attendre, est-ce là le rôle du médecin ? Oui, du jeune médecin qui n’est pas encore connu ; je m’en aperçois.

C’est aujourd’hui mardi, la journée des amoureux et je suis loin de toi, chère Rose… Notre causeuse dans le petit salon de Montréal demeure-t-elle toujours vide ? Ne t’y assieds-tu plus quelquefois en souvenir de nos doux entretiens et de nos soirées intimes. Ici, la chaise en bois est dure et étroite ; c’est la seule que j’aie pour causer avec ton image sur ma petite table.

J’étais à peindre mon nom sur un de mes stores ; ma palette à la main, tes deux portraits sur ma table devant moi ; je t’appelais et je te disais : « Où donc es-tu, Rose chérie ? Rose, que tu es lente à faire ta toilette ce soir ! Hâte-toi, chère Rose ». Je ne te voyais pas venir ; je n’entendais pas ton pas léger et ta voix si douce… Hélas ! je rêvais… Je me croyais à Ste-Martine, dans mon atelier, à faire pour toi et ta charmante sœur, des peintures sur du satin ou dans des plateaux en porcelaine… Le silence de mon appartement n’était troublé que par les soupirs à demi étouffés de mon cœur qui s’exhalaient comme des murmures plaintifs… Ma cloche a sonné !… Je tremble ; j’ai le frisson ; j’ai froid ; c’est un patient, mon premier patient !… Je reste là cloué sur ma chaise à vouloir me remettre, à prendre un peu de sang-froid… Une deuxième fois le timbre résonne plus fort… J’ouvre, et tout joyeux, Monsieur et Madame Amanda entrent en admirant l’apparence proprette de mon appartement. J’étais plus content de la visite de mes deux bons amis que de celle d’un patient.

« Tiens, regarde, Charles, si c’est fou, s’exclame madame Amanda ; toujours ces images devant lui… Que votre Rose serait fière d’admirer votre bureau et de constater que vous ne l’oubliez jamais, que vous ne pensez qu’à elle ». Nous causons longuement d’objets de fantaisie et de mes projets d’avenir ; mais toujours la conversation revient à ma chère Rose, à ma pauvre abandonnée là-bas.

Mercredi, 6 avril, 7.50 hrs a.m. — Il fait froid dans mon bureau, ce matin ; pas de poêle et par conséquent pas de feu. Mon haleine n’est pas assez chaude pour me réchauffer les doigts qui tiennent difficilement ma plume. Je demande à tes portraits ces regards réchauffants de ma Rose. Hélas ! tes yeux restent froids. Je te tends la main, mais elle retombe glacée à mon côté. Ta figure, chère fiancée, me paraît abattue ; tes yeux sont langoureux ; tes traits amaigris semblent me dire ton ennui, ou la maladie. Pauvre Rose, sont-ce mes yeux qui me trompent ou tes portraits qui changent d’expression ? Tu parais pâle et triste ; as-tu fait quelque mauvais rêve ? Es-tu fatiguée ? Es-tu malade ? Parle, ne me cache rien. Hélas ! quelle tristesse m’envahit et me poursuit toujours !… Je relis tes dernières lettres tous les soirs, c’est un calmant qui m’aide à passer une nuit plus tranquille ; c’est l’opium du cœur… Dans sa réponse à ma lettre, Rose me mande qu’elle pense toujours à moi. Elle ne fait pas autre chose durant tout le jour que de penser à son Elphège adoré. « On prétend, dit-elle, qu’elle en perd la carte, qu’elle en devient folle et qu’on va la conduire à la Longue-Pointe ». Elle s’attriste et fait du mauvais sang à l’idée que son Elphège grelotte et souffre du froid. Elle craint qu’il n’en contracte quelque maladie. « De tout ce qu’on peut souffrir sur la terre, dit-elle, ce qui me paraît le plus terrible, c’est de craindre pour la vie de celui qu’on aime ; n’est-ce pas, Elphège chéri ? Que de larmes j’ai versées en lisant ta missive ! Cependant, mon ange, elle m’a fait du bien ; les bonnes choses que tu me dis me donnent du courage et me font t’aimer davantage ». — Rose me dit qu’elle a revu la promenade des rues St-Jacques et Notre-Dame en faisant ses stations du jeudi saint. Elle trouvait qu’il y avait peu de monde, tandis que sa sœur prétendait que la foule était plus considérable que jamais.


Lowell, 6 avril, 1887.
Rose, ma Rose,

Je devrais écrire 7 avril au lieu de 6 avril, car il est minuit et huit minutes. Pardonne-moi si je viens si tard causer avec toi, ma bonne Rose. À toi ma dernière comme ma première pensée. Je viens du bureau du journal « L’Étoile ». Je suis bien fatigué et cependant chaque mot que je t’écris semble me donner de nouvelles forces. Ta vue ou plutôt la vue de tes portraits me repose… Au Cercle Canadien, propriétaire de « L’Étoile », j’ai choisi comme siège le petit banc du piano pour me rappeler nos derniers beaux soirs chez toi, chérie. Tu t’en souviens, je m’asseyais souvent sur le tabouret, et toi dans la berceuse tout près de moi. Nous causions et quand tu penchais ta tête, mes doigts, petits effrontés, se jouaient dans tes beaux cheveux blonds pour en défaire les boucles soyeuses. Quelle douceur ! Quels charmes ! Beaux jours écoulés, quand reviendrez-vous ? Le temps vous a-t-il pour toujours jetés dans les abîmes de l’éternité d’où vous ne reviendrez jamais ? Oh ! ma Rose, tes beaux cheveux blonds, quand les reverrai-je ?…

J’ai fait à mon bureau de nouvelles améliorations qui l’embellissent. J’ai accroché aux murs quelques cadres ; j’ai épinglé les peintures que j’ai faites à Ste-Martine près de toi ; j’ai suspendu les quelques cartes que tes sœurs et toi m’avez données le jour anniversaire de ma naissance. Au centre, j’ai placé tes deux photographies comme deux belles roses dans un charmant bouquet d’immortelles… Il fait froid ce soir. Je ferme la porte de mon petit bureau, plutôt de ma chambre à coucher, pour y conserver le peu de chaleur que mes deux lampes à pétrole peuvent me donner, faible chaleur qui dit la misère et la pauvreté du jeune médecin… Bonsoir, ma Rose, emporte ma dernière pensée…

Jeudi, 7 avril, midi et demi. — Rose, ma Rose, je n’en peux plus ; je suis oppressé ; j’étouffe ; il faut que je donne libre cours à mes larmes ; je n’y vois plus ; mon cœur gonflé semble battre à me rompre la poitrine. Le croirais-tu, oh ! ma Rose, ton Elphège verse en ce moment des larmes abondantes. Je suis seul, découragé. Les bavardages que je viens d’entendre à la table des pensionnaires, les allusions à mots couverts que j’ai comprisises, m’ont crevé le cœur. On dit presque hautement que je ne suis pas médecin diplômé. On a même écrit au doyen de la faculté de médecine pour demander ce que j’étais ; médecin ou encore étudiant. Le doyen aurait répondu que j’avais passé mes examens de troisième année, mais qu’il me restait encore une année à faire avant de recevoir mon diplôme. T’imagines-tu, chère Rose, le tort que cette réponse peut me causer ?

Je pleure, non pas comme un enfant qui n’a pas de chagrin ou qui sèche ses larmes à volonté sous les baisers de sa mère ; non, ce sont des larmes vraies. Qui n’a pas éprouvé ces moments de détresse dans la vie, qui n’a pas connu parfois les angoisses de la solitude et n’en a pas pleuré, n’a jamais aimé ; il est bien malheureux celui-là. Dans ma solitude, je ne pleure plus au souvenir de mes jeunes années, de ces jours bénis où mon père vénéré et ma mère dévouée me berçaient sur leurs genoux, ou déposaient, sur mon front encore vierge des soucis et des chagrins, les baisers répétés qui disaient leur tendresse et leur bonheur ; je ne pleure pas plus sur les heureuses années de mon adolescence passées au foyer paternel ; je ne pleure pas plus ce toit qui abrita si longtemps mes joies et mes plaisirs : non, je ne pleure rien de tout cela ; j’y pense quelquefois, mais le souvenir en est doux. C’est la loi de la nature et de Dieu qu’il faut quitter ses parents et abandonner le toit paternel. Le Seigneur n’a-t-il pas dit : « Tu quitteras ton père et ta mère ». Cette loi n’est pas trop dure parce qu’elle offre une consolation à qui quitte son père et sa mère « pour suivre son époux ou son épouse. » Moi. j’ai tout quitté, ma mère, mes frères, le toit paternel ; mais je n’ai pas suivi mon épouse, ma fiancée, et elle ne m’a pas suivi. J’ai tout quitté seul, dans l’espoir de revenir bientôt chercher mon épouse, ma consolation. Mais comment pourrai-je jamais revenir la chercher ? et quand le pourrai-je ? On semble me dédaigner, on s’éloigne de moi, on me discrédite. Pourquoi pleuré-je ? Ce qui a rompu les digues qui retenaient mes larmes prisonnières, c’est l’idée, la pensée que je ne reverrai pas ma Rose de sitôt, parce qu’il me faudra peut-être abandonner tout espoir de succès ici. Hélas ! le temps impitoyable déroule devant moi ses heures sombres et lugubres ; et pas une de leurs minutes ne fait briller à mes yeux la moindre petite lueur d’espérance. Ah ! temps cruel, tes heures si rapides sont encore à mon désespoir des siècles de douleur, de tristesse et d’infortune…

6 heures p.m. — Cet après-midi, j’ai visité le reposoir à l’église canadienne. En entrant dans le temple j’ai cru pénétrer dans les sanctuaires de Montréal, tant la parure de l’autel était belle et ressemblait aux nôtres. J’eus un moment d’illusion de plus ; tout à coup je crus t’apercevoir dans la foule, en la personne d’une grande demoiselle élégante, blonde, aux cheveux peignés comme les tiens. Illusion, cruelle erreur ! j’étais seul dans la foule et tu n’y étais pas. Je me suis agenouillé au pied de l’autel, devant le Saint-Sacrement, et j’ai prié pour toi avec une dévotion fervente. Probablement que toi-même, en ce moment, tu priais pour moi devant le Saint-Sacrement exposé dans les sanctuaires de Montréal.

Vendredi, 8 avril, 6½ hrs p.m. — Il faut avoir beaucoup de courage et un noble but à atteindre pour attendre vainement des patients qui ne veulent pas de moi. Cependant cet après-midi pendant mon absence, quelqu’un a frappé à ma porte ; malheureusement je n’avais pas laissé ma clef à ma maîtresse de pension, aussi ignore-t-elle qui est venu. Est-ce un passant égaré, un mendiant, un colporteur ou un patient ? Il faut si peu pour me donner des espérances ou des illusions que je crois que mon étoile finira par briller un jour. Ce soir, ma bonne Rose, je suis plus gai. J’ai rencontré plusieurs bons amis qui m’ont promis leur protection et leur aide. Ils promettent de tout faire pour assurer mon succès. On va tout d’abord me donner l’office de rédacteur de l’Étoile pour me permettre de subvenir à mes besoins en attendant la clientèle, office que je ne remplirai plus tard qu’à temps perdu…

Te souviens-tu, chère Rose, des fleurs jaunes que tu portais à ton corsage, dans les soirées à Montréal ? Tu en avais détaché trois pour les épingler à mon habit ; je les avais conservées précieusement et aujourd’hui je les ai suspendues dans mon bureau entre tes deux portraits. Et toi, conserves-tu toujours le petit bouquet que je portais un soir à ma boutonnière et que je t’avais remis en te quittant ?…

(Je retrouve en 1930 ces deux petits bouquets. Le premier est pressé entre les lettres que m’envoyait ma Rose, pendant mon exil à Lowell ; le second est attaché dans l’Album-autographe de ma Rose.)

Samedi, 9 avril, midi moins quinze minutes. — Ce matin j’attendais ta lettre avec impatience et pour passer le temps je me mis à pratiquer sur le piano. Tout à coup ma cloche résonne et me tire de mon extase mélodieuse. Je cours à la porte… Enfin c’est un patient… mais non, c’est un médecin colporteur qui veut me vendre des remèdes nouveaux. Je le congédie prestement et je retourne au piano. Derechef ma cloche résonne… Enfin, le voilà le premier patient… mais non, c’est mieux qu’un patient, c’est une lettre de ma Rose. Pauvre Rose, elle s’inquiète toujours de ma santé ; elle craint toujours que je contracte quelque maladie par suite de la température froide que nous subissons à Lowell. Pauvre Rose affligée, elle est de plus en plus sensible et de plus en plus aimable. Elle comprend mon isolement.

Dimanche, Pâques. 10 avril, 1½ p.m. — La semaine sainte a été très froide, et par contre Pâques nous apporte une chaleur accablante. Il fait chaud comme en plein mois d’août à Montréal. Les dames sont heureuses et jouissent d’un bonheur parfait, car elles peuvent étrenner les plus belles toilettes en ce beau jour de Pâques sans nuage. Les modes des chapeaux et des toilettes sont nombreuses et variées. Les variétés sont surtout remarquables dans les coiffures. Quelques dames ont une toute petite coiffe, ornée de deux ailes de pigeon, qui leur serre la tête comme un bandeau de blessé. D’autres dames portent des chapeaux hauts comme une tour de Babel et garnis de rubans bariolés. D’autres coiffent des chapeaux immenses retroussés à la cavalière sur un des côtés. Et combien d’autres variétés que je ne saurais décrire parce qu’il y en a trop et de trop bizarres Tous ces chapeaux sont garnis à profusion de rubans dont la couleur indécise ne peut pas se décrire tant elle est variée et peu tranchée : du rouge, et quel rouge ! du bleu, et quel bleu ! du vert qui paraît jaunir ! du jaune qui paraît reverdir ! C’est du haut d’un balcon ou mieux d’un jubé à l’église qu’il faut voir les têtes coiffées des dames ; on se croirait au-dessus d’un champ où auraient poussé pêle-mêle toutes les fleurs inimaginables. Toutes les modistes, les couturières, toutes les vendeuses des magasins et les filles des filatures font étalage de leurs toilettes ébouriffantes d’un goût plus ou moins douteux et se pavanent comme des paons qui font la roue pour faire admirer l’éclat de leur mauvais goût…

7 hrs p.m. — Cet après-midi, j’ai reçu la visite de quatre membres du Cercle Canadien qui sont venus régler l’affaire concernant la rédaction de l’Étoile. On m’a présenté une longue paire de ciseaux comme conclusion du marché et emblème du rédacteur.

Le 12 avril, je rencontre le bon Père Fournier. Il me demande de le remplacer dans une conférence qu’il devait donner aux jeunes gens. J’accepte volontiers parce que ce me sera une occasion de chasser l’ennui et de me faire connaître. Les docteurs Benoit et Brissett, deux vieux médecins riches, m’encouragent et promettent de m’assister dans ma clientèle ; c’est un peu de baume qui me fait du bien. La préparation de ma conférence et mon travail à l’Étoile commencent un peu à me distraire et à adoucir un peu les angoisses de l’ennui. Malgré tout ce travail, je trouve encore des heures pour coucher sur le papier toutes mes pensées et mes sentiments pour ma Rose que j’oublie moins que jamais. De même tous les jours, je visite mes meilleurs amis et je vais souvent à la bonne petite maison hospitalière d’Amanda où l’on me reçoit toujours à bras ouverts et où l’on aime à me parler de ma chère Rose.

Vendredi, 15 avril, 5 p.m. — Ma Rose, ma bonne Rose, les jours ne se ressemblent pas continuellement ; je ne sais ce que j’ai aujourd’hui, je m’ennuie plus que jamais. Est-ce la faute des patients qui ne viennent pas encore ? Est-ce ton absence ? Ma Rose, que je voudrais être près de toi ! Je languis ici, quand donc reverrai-je celle qui est ma vie ! Ma pauvre tête fatiguée est pesante ; mon cœur est malade ; je soupire ; je voudrais verser des larmes, mais je ne puis ; j’ai le cœur trop gonflé… Je voudrais t’écrire beaucoup et encore, mais mon âme affligée se refuse à dicter à ma plume les impressions trop fortes et trop douloureuses qu’elle éprouve.

9 hrs p.m. — Ma Rose, l’aube souvent vient réveiller ma douleur morale et mon désespoir, et souvent le crépuscule couvre de son manteau sombre mon ennui et mon chagrin. Le soleil ne se lève pas sans saluer ma misère : il ne se couche pas sans souhaiter l’au-revoir à mon infortune. Voilà quels jours je traîne loin de toi, loin de ma vie ; voilà quelles tristesses me poursuivent toujours en ces lieux éloignés. L’astre du bonheur ne luira-t-il jamais au moins au midi de ma course ? Je voudrais encore goûter les délices de l’amour ; ses entretiens sont si suaves, ses consolations si douces et ses espérances si belles. Mais quand te reverrai-je, oh ! ma Rose ? Le temps t’obéirait-il ? Commande-lui de se hâter, d’aller plus vite dans sa course… Mais non, que pouvons-nous sur lui ; il est le maître, le maître qui se plaît à contrarier les mortels. Rapide comme un coursier fringant, il hâte sa course vertigineuse quand il nous voit dans le bonheur, parce qu’il est jaloux de nos plaisirs et de nos joies. Pour se jouer au contraire de nos misères et de nos malheurs, il ralentit sa marche pour en jouir plus longtemps. Encore quelques jours comme aujourd’hui, hélas ! et je ne pleurerai plus, car mes yeux asséchés n’auront plus de larmes pour répondre à mon cœur lui-même épuisé par l’angoisse mortelle que j’éprouve. Oh ! ma Rose, pardonne, pardonne à mon désespoir. Ah ! si je ne t’aimais pas tant ! Oh ! comme je suis cruel ! je devrais plutôt calmer tes douleurs, adoucir ton chagrin et soulager ton propre ennui, car tu en as toi aussi. Oh ! comme je suis méchant ! je te cause toujours de la peine ! Pardonne-moi, ma Rose ; je veux désormais te consoler, et dussé-je mentir, je te cacherai mon agonie ; dussé-je périr sous le fardeau de mon chagrin, je t’en tairai la pesanteur. Il est cependant si doux d’être associés dans la douleur comme dans la joie ! Qu’importe, je veux désormais souffrir seul et t’épargner le poids de ma misère. Ma Rose, tu ne m’en voudras pas si ton Elphège se montre toujours gai dans ses lettres… Cependant je veux connaître tes ennuis et tes souffrances, ma Rose. Je me sens assez fort pour porter ton fardeau et le mien. Ma Rose, ne me cache rien ; dis-moi bien tout, tout ; tu me l’as promis…


Rose dans sa lettre insiste pour que je ne lui cache rien. « Elphège, m’écrit-elle, je ne veux pas que tu me caches tes chagrins et tes ennuis. Veux-tu me punir, et pourquoi ? T’ai-je offensé ; t’ai-je fait de la peine, causé du chagrin ? Ne sommes-nous pas de moitié dans la tristesse comme dans la joie ? Rappelle-le toi, nous nous sommes juré de toujours partager en tout. Si tu me paraissais toujours gai dans tes écrits, je serais continuellement dans l’incertitude et l’inquiétude ; je craindrais la dissimulation. Le doute me serait plus pénible que la vérité ; j en souffrirais des tourments incessants ; ce serait l’agonie. Encore une fois, comprends-tu, mon Elphège chéri, je ne veux pas que tu me caches tes ennuis ; il m’appartient de les partager… Puis-je te donner un conseil, mon cher Elphège ? Ne te décourage pas si vite. Attendre les patients pendant quinze jours ce n’est pas si long après tout. D’autres ont attendu plus longtemps. As-tu pensé que les personnes qui aimeraient requérir tes services ne sont pas encore malades et qu’elles n’attendent qu’une occasion pour aller te voir ? Et pour les autres, quinze jours pour te connaître, c’est bien court… Si tu peux faire tes dépenses avec la rédaction de l’Étoile, il est inutile de désespérer si vite ; tu peux attendre… Je pars demain pour Ste-Martine où tu devras à l’avenir m’adresser tes lettres… Pense toujours à ta Rose.