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L’amour ne meurt pas/09

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CHAPITRE IX

mes premiers patients : espoir et découragements

17 avril, dimanche, 10 hrs p.m. — Ma bonne Rose, je suis gai ce soir, et aujourd’hui j’étais vraiment fou de joie. Je suis allé ce soir annoncer à Amanda la grande, l’heureuse nouvelle que j’avais eu enfin une patiente. Ne devaient-ils pas ces bons amis, Amanda et son mari, être les premiers à l’apprendre ? Je leur dois tant de reconnaissance qu’il me semble que c’est un peu les payer de retour de leur montrer de la confiance et des égards. Qu’aurais-je fait en réalité, à Lowell, sans ces bons amis ? Je leur dois beaucoup de remerciements. Et que ne te dois-je, ma Rose, ma bien-aimée fiancée, pour m’avoir inspiré l’heureuse idée d’aller loin de ma patrie, demander ce que mon pays m’aurait peut-être longtemps refusé. Tu n’as pas craint d’échanger toutes les douceurs de l’amour pour les ennuis et les chagrins de l’absence, afin de t’unir plus tôt à ton Elphège. Vois-tu, Rose chérie, comme il faut bien peu pour changer un désespoir sombre en une joie presque délirante ? Les honoraires que je reçus de ma patiente n’étaient pas considérables : cinquante sous. Mais que j’étais heureux de contempler cette pièce de cinquante sous, première récompense de vingt années d’études ; fruit de soirées et de veillées nombreuses et fatigantes passées bien souvent à la lueur de la flamme du poêle ou de la chandelle tremblotante ; fruit qui germe et mûrit sur bien des heures de peines et de découragements. Voilà un pauvre cinquante sous qui fait vite oublier les jours longs et ennuyeux passés sur les bancs de l’école, du collège ou de l’Université. Voilà vingt années de travaux ardus résumés en un petit cinquante sous. Vingt années ! cinquante sous !

Mardi, 19 avril, 6.45 hrs p.m. — Ma Rose, pourquoi n’es-tu pas ici ce soir ; j’aurais besoin de toi pour me donner de la force et du courage. Si je te voyais au Cercle, pendant ma conférence, j’aurais plus d’enthousiasme, plus de feu. Je pars dans quelques instants, mais je pars seul. Tout de même, ma Rose, je pars avec ta pensée qui va me suivre tout le temps de ma conférence. Pour toi si j’ai des succès ; pour moi si j’échoue et si j’ai des déboires. Pour me soutenir, je donnerai, avant de partir, deux bons baisers à tes portraits, cela me vaudra plus qu’une forte dose de strychnine. Sois mon ange tutélaire.

10.40 hrs p.m. — Ma Rose, j’arrive découragé de la séance du Cercle. Oh ! le mot découragé est peut-être un peu fort. Je ne suis pas content de mon peu de succès. Mais est-ce à moi de demander des applaudissements, moi qui connais si peu de chose, moi qui suis encore à mes débuts en toutes choses ? Non. je devrais être plutôt fier de m’en être tiré à si bon compte. On m’a applaudi à mon arrivée sur l’estrade, avant de m’entendre ; c’était par courtoisie. On a applaudi à la fin, c’est par habitude. On a applaudi au milieu de ma conférence, c’était pour me laisser reprendre haleine. Je devrais être content, car c’est bien plus que je devais attendre. D’un autre côté on a observé un silence remarquable pendant toute ma conférence… Madame Amanda me disait lorsque je l’ai quittée, il y a dix minutes : « Ne rêvez pas toute la nuit à votre succès ». — « Non, lui répondis-je, je préfère rêver à la lettre que je vais recevoir demain de ma Rose.


Ste-Martine, 21 avril, 1887.
Mon doux fiancé,

Comme tu vois par l’en-tête de ma lettre, je suis rendue à Ste-Martine, petit village où nous avons passé d’heureux jours et des soirées que je n’oublierai jamais. Je croyais retrouver le bonheur en revoyant ces anciens souvenirs, mais, hélas ! je n’y trouve que l’ennui et une tristesse plus grande d’être séparée de toi, mon cher Elphège. Je ne puis faire un pas ici, je ne puis rien toucher, je ne puis rien voir, sans retrouver sans cesse un souvenir, une pensée de mon Elphège. Continuellement je me dis : Elphège faisait ceci ou cela ; ici sa place favorite… Tous ces souvenirs me portent à la mélancolie et me font ennuyer davantage…

Mille baisers de ta Rose.

Lowell, 20 avril, mercredi, 11 hrs p.m.

Ma bonne Rose, je viens du bureau de l’Étoile, avec M. Laporte à qui je montre l’article que j’ai écrit pour le journal. Il le trouve très bien et m’en demande un autre pour la semaine prochaine. Je vogue à pleine voile dans le journalisme, je devrais dire plutôt que je louvoie, car je n’ai pas l’idée d’abandonner la médecine pour un petit emploi qui ne peut être qu’un passe-temps…

Ma bonne Rose, tu es enfin rendue à Ste-Martine où tu vas te reposer en retrouvant tant de souvenirs dans les lieux que j’aimerais revoir avec toi. T’assieds-tu à ces places favorites où nous avons passé de si doux moments ? Dans le salon, y a-t-il encore une chaise près du piano, celle qui rappelle mon siège près du tien quand tu te mettais au piano ; dans la fenêtre, nos bancs sont-ils encore accolés ? Le soir, ma Rose, le verre de bon lait gras est-il encore sur la table à ma place ? Qui habite ma chambre ? Qui dort à ma place dans le beau lit moelleux ? Ma Rose, tous ces endroits et ces choses sont pleins de souvenirs ; fais-les parler et dis-moi ce qu’ils te diront. À l’église, quand tu vas prier pour ton Elphège, te rappelles-tu le banc où nous nous agenouillions ensemble pour invoquer la Vierge Sainte ? Ma Rose, dis-moi bien tout ce que te diront ces souvenirs. Si tu traverses le vieux pont, et si tu vois la vieille Ben-Oui, parle-lui de moi, demande-lui si elle se souvient de ton fiancé. Oh ! ma Rose, vois-tu la petite barque descendre sur le flot paisible… ? Oh ! je me tais… Beaux instants, quand reviendrez-vous ?…

Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots qu’elle devait revoir
Regarde, je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !

(Le lac-Lamartine)

Ma Rose, relis « Le Lac » de Lamartine, et aujourd’hui que tu sais aimer, tu pleureras en pensant à ces jours heureux où nous voguions sous le souffle du bonheur. Oh ! dis-moi tout ce que te diront ces souvenirs. Dans tes marches et tes promenades du soir, quand tu contempleras ou compteras les étoiles brillantes comme nous le faisions ensemble, rappelle-toi et dis-moi bien ce qu’elles te diront. Si tu vas dans les prés où nous nous reposions à l’ombre de l’érable aux larges feuilles, tu t’en souviens, dis-moi ce que te dira la feuille qui se détache de la branche et que la brise fait tournoyer avant de la jeter sur tes genoux. Dis-moi ce que te dira le brin d’herbe que tu foules à tes pieds ou la fleur que tu coupes de sa tige. Quand tu veilles tard, te rappelles-tu nos soirées et nos causeries ? Rappelle-toi comme nous aurions toujours aimé le crépuscule sans la nuit… Chère Rose, il est si doux de rappeler ces souvenirs que j’oublie l’heure ; le sommeil s’enfuit devant ces douces pensées. Il est déjà minuit, l’heure où nous nous séparions pour aller chacun de notre côté rêver et bâtir des châteaux en Espagne…

On promet d’augmenter mon salaire à L’Étoile… Je suis tranquille à mon bureau ; pas de patients. J’ai commencé à composer une pièce de poésie qui paraîtra la semaine prochaine dans le journal. Tu verras dans cette poésie comme je sais me souvenir…

Vendredi, 22 avril, 9¼ hrs p.m. — Ma bonne Rose, je t’ai dit l’autre jour que je ne te confierais plus ni mes chagrins, ni mes ennuis, et que je paraîtrais toujours gai dans mes lettres. Quand je te l’ai dit j’étais bien triste et bien sincère, mais tu as exigé ma parole que je te ferais partager mes ennuis comme mes joies. Il faut donc que j’obéisse. Pauvre Rose, pourquoi donc vouloir porter ce fardeau qui n’appartient qu’à moi ? Oh ! ma Rose, tu es trop bonne pour que je te fasse souffrir, et pourquoi te dirais-je que la journée qui vient de se terminer a été la plus… Oh ! non, je ne veux pas te déchirer le cœur… Seul je veux… Mais tu l’as exigé… Cependant il est si cruel d’entendre dire que son ami… Ma Rose, je te fais souffrir doublement de tous ces petits points qui laissent sous-entendre… Assez, trêve de plaisanterie. Je te demande pardon ; je suis si gai, vraiment gai, parce que j’ai eu deux autres patientes qui m’ont donné chacune cinquante sous.

Nous sommes quittes, n’est-ce pas, ma chère Rose, pour le tour que tu m’as joué, l’autre jour, dans une de tes lettres. Tiens ! je t’entends murmurer : « Grand fou, tu peux m’en jouer souvent des tours comme celui-là, et je t’en donnerai autant de baisers ». Es-tu fière de ma journée, pauvre petite fiancée. Je ferai, je pense, encore cinquante sous demain. N’est-ce pas le Pactole ?

Dimanche, 24 avril. — J’ai passé toute la nuit auprès d’une malade.

Mardi. — Durant l’après-midi, je marchais d’un pas pressé, quand tout à coup j’aperçois dans une vitrine une large pancarte avec une inscription en gros caractère « Rosalind ». J’en fus tellement frappé que je m’arrêtai pour me demander si je n’étais pas le jouet d’une illusion et si j’avais réellement bien vu et bien lu. Quelle ne fut pas ma surprise en apercevant, au-dessous de l’inscription, la figure d’une jeune fille, grande et blonde comme ma Rose, et jolie comme ma Rose. Ce n’était réellement pas le nom de ma Rose, ce n’était pas non plus ma Rose, cependant je contemplai deux ou trois minutes cette gravure et ce nom tant ils me rappelaient de souvenirs.

Mercredi, 27 avril, 10 hrs p.m. — Ma chère Rose, tes prières sont efficaces, elles produisent leurs fruits ; je commence à espérer. Ma patiente de dimanche dernier me louange à toutes ses amies. Elle fait l’éloge de ma politesse, de ma délicatesse, de ma tendresse et de ma sensibilité. Ce sont là les mots dont elle se sert pour me dépeindre à ses amies ; et le mari d’ajouter : « N’oublie pas, ma femme, la capacité et l’habileté de ton jeune médecin ».

Vendredi et samedi, je reçois quelques patients, et, en plus, ma patiente de dimanche me donne cinq piastres. Cet après-midi, j’essaye d’extraire une dent à une autre malade. Je manque mon coup ; j’écrase la dent trop cariée et je laisse la racine dans la gencive. « Combien, docteur, me demande la jeune fille ». — « Rien, lui dis-je, vous avez assez souffert », Je perds vingt-cinq sous.

Enfin l’élan est donné ; les temps ardus paraissent devenir moins difficiles. L’espoir me vient avec le travail ; mais je m’ennuie toujours beaucoup. La rédaction de L’Étoile me donne beaucoup de besogne. La composition de mes articles, que je soigne minutieusement, me prend un temps considérable, et cependant je trouve des heures pour invoquer les Muses et les courtiser. Je n’ai pas toujours un succès éclatant avec elles, car elles ne se laissent pas amadouer facilement. Il me semble que je les aime plus qu’elles ne me choient. Peu m’importe, je m’amuse à les taquiner et elles me paient le plus souvent en monnaie de singe ; elles m’inspirent de belles idées, de nobles sentiments qu’elles me font transcrire en prose rythmée. Parfois je me contente de cette monnaie et je vais jusqu’à m’en glorifier ; parfois je m’en froisse ; je déchire les feuillets sur lesquels j’ai écrit mes vers et je les jette au panier. Je trouve, malgré tout, le temps de lire et de relire les belles missives de ma Rose qui deviennent de plus en plus chaleureuses et encourageantes. Il semble que la campagne que ma Rose habite maintenant lui rappelle tant de souvenirs chers à son cœur et au mien, que l’inspiration lui devient plus vive et qu’elle exprime plus clairement les beaux sentiments qu’elle n’osait me montrer qu’à demi auparavant. Ma Rose ne doute plus maintenant de mon amour et elle se plaît à rappeler les incidents du mois de mai l’an dernier, alors qu’elle s’imaginait que je ne l’aimais pas encore. Elle s’en chagrinait, s’en affligeait, et s’en tourmentait même jusqu’à en verser des larmes. Un soir que nous faisions une promenade, elle me paraissait avoir un gros chagrin qu’elle n’osait pas me dévoiler. Je la regardai et je vis perler une larme à sa paupière. « Oh ! qu’as-tu, ma Rose, lui dis-je ». — « Elphège, me répondit-elle le cœur bien gros, tu ne m’aimes pas encore ; certain événement d’aujourd’hui me le fait croire ».

« Rose, ma Rose, lui répondis-je, je t’aime plus que ma vie. Veux-tu mon cœur, il est à toi ; veux-tu mon âme, elle est tienne ». Je la vis essuyer une larme ; nous étions fiancés. Et maintenant le mois de mai 1887 lui rappelle le mois de mai 1886. « Je pense, m’écrit-elle, moi aussi au mois de mai de l’an dernier, mois de peines et d’inquiétudes pour moi, et mois de réjouissance. J’ai cru remporter une victoire, et j’en suis la plus heureuse des femmes ; en eût-il été autrement que serais-je aujourd’hui ? Je n’aurais pas le droit de t’apprécier et encore moins celui de t’aimer. Quel martyre c’eût été pour moi ? Elphège, tu me demandes pourquoi je t’aime tant ? Pourquoi ? Parce que tu es l’idéal que j’ai toujours rêvé ; parce que tu es bon, sensible ; parce que tu possèdes un cœur d’or et que tu es capable de me payer de retour. Et tu me demandes pourquoi je t’aime. ? Oh ! Elphège, aime-moi autant que je t’aime et je serai la plus heureuse des femmes… J’ai lu et relu les vers que tu as écrits dans L’Étoile à mon adresse. Le plaisir que j’en ressens est indescriptible ; ils me rappellent de si doux instants que je ne me lasse pas de les lire et relire. »

Telle était la réponse de ma Rose à l’envoi de la poésie : « Mes souvenirs », que je lui adressais et de la lettre qui l’accompagnait.

Lowell, 2 mai, 1887, lundi, 11 hrs p.m. — Ma chère Rose, tu ne m’aimais donc plus quand tu as confié à ta sœur Amanda le secret qu’elle vient de me dévoiler ? « Tu me suivrais partout, disais-tu à ta sœur, mais tu préférerais demeurer dans une ville plutôt que dans une campagne ». Ma Rose, pourquoi ne me le disais-tu pas à moi ? Est-ce ta sœur qui doit faire ton bonheur ? Est-ce elle qui devra vivre avec toi, la plus douce et la plus charmante des femmes ? Est-ce elle qui devra adoucir tes peines et calmer tes souffrances si par malheur tu en avais un jour. Est-ce elle qui devra te donner la main pour traverser sans danger les ornières de la vie ? Est-ce elle qui devra t’aplanir la route vers le bonheur ? Est-ce elle qui devra couler près de toi des jours heureux et rendre les tiens heureux ? Rose, tu ne m’aimais donc pas ce jour-là ? Ne t’ai-je pas toujours dit : « Tes peines sont les miennes ; tes pensées sont à moi ; tes confidences sont pour moi. Ma Rose, je t’ai aimée et je t’aime plus que ma vie ; je t’ai donné ma vie ; tu le sais, je ne vis plus et ne vivrai plus que pour toi et tu crois que je ne chercherai pas ton bonheur partout où tu le voudras. Que m’importent les cieux où je vivrai pourvu que je sois à tes côtés. Ma patrie n’est-elle pas ton cœur ? Ma vie n’est-elle pas ton amour ? Et tu me cachais tes goûts et tes désirs. Tu aurais souffert pendant des années, feignant le bonheur, imitant la joie. Ma Rose, tu ne m’aimais donc pas puisque tu me cachais ce qui aurait été un remords pour mes vieux jours si je l’avais su trop tard. Rose, tu m’aimais et tu aurais souffert volontiers, sans le dire, pour l’amour de ton Elphège. Mais penses-tu que je ne t’aime pas autant que tu m’aimes, et que je ne veux pas ton bonheur comme tu veux le mien ? Ma Rose, ne sois plus aussi discrète avec moi quand il s’agira de ton bonheur ; fais-moi tes confidences ; ne suis-je pas ton meilleur ami, ton ange tutélaire comme tu m’appelles ? Tu ne faisais pas mon bonheur en te sacrifiant pour moi. Mon bonheur c’est le tien. Ma Rose, m’aimeras-tu assez désormais pour me communiquer tes désirs, me faire part de tes sentiments et me donner des conseils ? Montre-toi mon amie en tout et partout quand il s’agira de ton bonheur…

L’espérance me revient et je souris plus maintenant, car la clientèle augmente sans cesse ; j’ai plusieurs malades qui viennent au bureau et je fais plusieurs visites par jour. Cependant l’ennui me poursuit continuellement…


Ste-Martine, 6 mai, vendredi 8 hrs p.m.
Mon doux fiancé,

Ta lettre m’a causé de la peine, parce que tu en as eu. Amanda a mal interprété ma lettre quand je lui écrivais que tu partais pour Lowell. Je lui disais que j’aimerais beaucoup que tu fisses ton chemin dans cette ville, parce que nous serions auprès d’elle et qu’elle pourrait nous aider. Je n’exprimais là qu’un désir, voilà tout. Je ne lui ai jamais parlé de ville ou de campagne. Penses-tu que, si tu ne faisais pas d’argent à Lowell, il m’en coûterait de te suivre partout ailleurs, même dans le plus petit village, dans la simple campagne ? Être avec toi et toi seul ce sera mon bonheur, le bonheur le plus parfait. Oh ! Elphège, tu m’as bien mal jugée. Je ne pourrai jamais assez dissimuler, assez feindre la joie ou la tranquillité quand j’aurai le cœur malade du plus petit malaise. Je ne vis pas pour l’amour d’une grande ville, mais pour toi seul. J’ai toujours assez aimé la campagne pour y passer tous mes étés, et je l’aimerai assez pour y passer toute ma vie avec toi. L’an dernier seulement je m’y suis ennuyée, parce que, te connaissant et t’aimant, j’étais seule à la campagne malgré la présence de tous mes amis d’autrefois ; tu n’y étais pas, et je trouvais la campagne déserte et ennuyeuse. Mais mon amour pour la campagne m’est revenu quand tu es venu toi-même y passer une vacance. Il serait à souhaiter que ce beau temps se renouvelât pour toujours. Elphège, quand je te posséderai, ta demeure, où qu’elle soit, sera plus que ma patrie ; elle sera le paradis où l’on n’a plus rien à envier. Rappelle-toi que, lorsque tu as voulu t’établir dans l’ouest du Canada, je n’ai mis aucune objection à tes désirs. Ne t’ai-je pas approuvé du plus profond de mon cœur ? Avec mon Elphège, il n’y a pas sur la terre de place si petite, si déserte soit-elle, où j’éprouverais le moindre ennui, où tous mes désirs ne seraient pas comblés…

Ta Rose, qui t’aimera toujours et partout.

Lowell, 5 mai, jeudi, 5.45 hrs p.m.

Ma Rose, tu vas me croire fou ; je m’amuse à regarder une grosse araignée qui prend ses ébats dans les carreaux de ma fenêtre et qui y tisse sa toile. Vais-je la tuer ? Mais non ; elle m’annonce la nouvelle que l’argent va entrer dans mon bureau. En plus n’est-elle pas comme moi dans une terre de liberté ; comme moi elle a le droit d’y vivre et d’y travailler. Continue, petit insecte, à t’amuser dans ta toile ; travaille-la ; tu me fais penser à ma Rose en m’encourageant à travailler comme toi pour faire beaucoup d’argent afin d’aller plus tôt chercher ma douce fiancée. Joue, petit insecte, joue encore et reviens souvent me distraire… Encore une journée qui coule comme une onde tranquille et lente. Je n’ai eu aucune pratique aujourd’hui. Je n’aime pas la vie aussi tranquille, l’onde aussi calme. Je voudrais des tempêtes quelquefois ; je ne crains pas les vents impétueux ; je désire l’agitation, l’occupation, le travail, car voilà la vie. Je ne vis donc plus ou je n’ai jamais vécu, et je veux vivre pourtant et travailler. Quand donc aurais-je assez de patients pour m’occuper le jour et la nuit ; qu’ils m’apportent le travail ; ils m’apporteront en même temps la vie et le bonheur.

Samedi, 7 mai, 9½ hrs p.m. — Pas de malades avant-hier ; pas de malades hier et pas plus aujourd’hui. Ah ! chère Rose, te dire ce que j’ai ressenti aujourd’hui ! je ne puis ; j’aimerais autant ne pas y penser parce que c’est ouvrir à nouveau des plaies qu’on fouille avec la sonde. Il me semble qu’il y a en moi quelque chose de plus fort que ma volonté qui me tourmente toujours et cherche constamment à me faire souffrir moralement. Qu’est-ce ? Est-ce l’ennui ? Est-ce l’exil supporté seul ? Sont-ce mes nerfs influencés par la température, par la digestion ou l’absence de sommeil ? Vingt fois j’aurais voulu te dire ma douleur, mon angoisse, et toujours ma plume se refusait à écrire. Mais comment aurait-elle pu obéir et à qui aurait-elle obéi ? Mon esprit ne trouvait pas de phrases, pas de mots pour exprimer mes sensations ; c’était confus. Parfois pour chasser ce malaise, j’aurais voulu transcrire, dans mon journal, tes consolantes missives ou au moins les relire ; je n’en avais pas la force, ni la volonté. Mon esprit voyageait dans le vague et ne pouvait s’arrêter, se fixer à quelques idées de consolation et de repos. Il me fallait errer moralement et physiquement. Je parcourais mes appartements en tous sens ; je cherchais partout ; je me donnais du mouvement, mais inutilement. Je suis sorti ; j’allai par tous les chemins, fuyant l’isolement, cherchant la distraction ; mais en vain. Je rentrai fatigué de corps et d’esprit. Je m’assis en face de ma table, cherchant des yeux sur les murs quelques objets consolants ; mes yeux voyaient trouble et ne s’arrêtaient à rien. Je m’étendis sur mon sofa pour y trouver le repos corporel ; je m’y fatiguai. Je me levai et pris un livre que j’ouvris pour y trouver le calme ; sans lire je le jetai avec dégoût sur ma table. Tout me choquait ; tout m’ennuyait. Rien ne m’aurait consolé et apaisé que ta présence et ta voix douce, oh ! ma Rose. Dans tes yeux j’aurais pu lire le calme et la paix, mais tu n’étais pas là ; sur tes lèvres j’aurais pu recueillir un sourire, mais tu étais absente. Ma Rose chérie, l’absence de la bien-aimée est cruelle… Tout à coup, j’ai entendu frapper à ma porte ; la folle imagination s’est arrêtée dans ses divagations ; mon esprit est redevenu lucide ; je retrouvais le calme et le bien-être dans les soins que j’allais donner à ma nouvelle patiente… La semaine qui se termine n’est-elle pas pour quelque chose dans mon état d’esprit ? J’ai eu des malades à ma consultation, j’ai fait des visites à domicile, mais qu’ai-je retiré de tous ces soins donnés pendant une semaine ? Un dollar et vingt-cinq sous. Oh ! dérision du sort !

Dimanche, 8 mai, 8½ hrs a.m. — Chère Rose, la nuit que je viens de passer n’a-t-elle été que la continuation de la triste journée d’hier ? Je ne suis pas superstitieux et cependant je crains ; je n’attache aucune importance aux rêves, et cependant il me reste dans l’imagination quelque chose de troublant des cauchemars et des mauvais songes de la nuit dernière. Nous ne sommes plus au temps des Joseph, alors que les songes avaient une signification bien définie parce qu’ils étaient une manifestation de la volonté de Dieu lorsqu’il voulait démontrer la puissance de ses desseins ; c’est vrai, mais quel est l’homme le plus pondéré ou le plus lymphatique, sans nerfs et sans imagination, qui n’ait pas pensé, le matin en s’éveillant d’une nuit remplie de cauchemars, à ce qu’il peut y avoir de vrai dans les rêves quant à l’avenir ? Dans les rêves on ne lira pas plus l’avenir que dans les cartes et la tasse de thé ; mais parfois la coïncidence entre la réalisation et le rêve a été si bien observée, qu’on est porté à attacher malgré soi, quoique dans de rares circonstances, une idée de pressentiment aux songes, et par la suite de s’en effrayer ou de s’en réjouir. Quoi qu’il en soit de ces croyances ou de ces superstitions, j’ai mal dormi la nuit dernière ; j’ai eu beaucoup de cauchemars et ce matin je suis plus fatigué que si je n’avais pas dormi du tout ; je ne suis pas à mon aise. Dans mes rêves, j’ai tout d’abord assisté à la naissance de deux jumeaux. Pendant qu’on faisait la toilette des bébés, que la mère entendait leurs cris et s’en réjouissait, que le père, un peu soucieux, pensait à la misère et au trouble qui en résulteraient pour la mère, j’ai vu entrer dans la chambre une multitude de rats que poursuivaient plusieurs chiens et quelques hommes armés de bâton. Il se fit un massacre de rats ; pas un seul n’échappa à la dent des chiens ou au bâton des hommes. Le sang giclait de toutes parts sur les draps et les murs qu’il maculait de rouge noirâtre. Après ce massacre, deux personnes, à la face empreinte de douleur, sont entrées dans la chambre et l’une d’elles m’a demandé si je savais ensevelir les morts. « Non, lui ai-je répondu, mais j’en ai vu ensevelir, peut-être pourrais-je vous aider ». On m’amena dans une salle voisine où les cadavres de deux petits enfants gisaient sur une table. Deux bonnes sœurs de charité les enveloppaient dans un drap funéraire.

En m’éveillant, tout ému, tout craintif, je cherchai à m’expliquer la signification de ces rêves. Je me souvins que le petit livre « La clef des Songes », que nous feuilletions parfois ensemble, nous disait toujours de prendre à rebours la réalité des rêves. Ai-je jamais cru à la véracité ou à la réalisation des rêves ? Tu te rappelles, ma Rose, comme je me moquais des personnes qui nous faisaient le récit détaillé de leurs rêves et de l’accomplissement de ces singeries nocturnes. Eh bien ! le croiras-tu ? cela me fait quelque chose aujourd’hui, parce que je suis loin des miens, parents et amis, et surtout loin de toi ; parce que je m’ennuie et que je suis dans les temps les plus durs que je passerai jamais. Il ne m’en faut pas beaucoup pour m’inquiéter et me rendre craintif… Je me demande donc pourquoi ces songes et ce qu’ils signifient. D’après la Clef des Songes, la naissance de jumeaux annonce une grande mortalité ou le décès d’un parent ou d’un ami sincère. La vue de rats dit trahison ; la mort d’un ou plusieurs enfants prédit un mariage.

Oh ! ma Rose, je crains l’avenir à Lowell ; je redoute certains évènements. Que va-t-il m’arriver ? Pourquoi m’attrister ? ce ne sont que des rêves. Hélas ! des rêves dont je crains l’accomplissement. Te le dirais-je, il y a ici de sourdes menées contre moi ; j’entends encore certains chuchotements à propos de la fameuse lettre du doyen de la faculté de médecine, attestant que je ne suis pas réellement médecin. Certains médecins jaloux se proposent d’exhiber cette lettre en public. Ma clientèle, s’étendant de plus en plus, commence à exciter la jalousie de quelques médecins canadiens qui ne se gênent pas de me décrier. On menace de publier cette lettre dans les journaux et même d’aller de porte en porte la montrer à qui voudra la voir. La voilà la trahison annoncée par les rats. Que s’ensuivra-t-il ? peut-être la perte de ma clientèle. Mais d’un autre côté, qu’aurais-je à craindre si je suis courageux ? Je pourrai, si j’en ai la hardiesse, répondre du tac au tac, parce que plusieurs prétendus médecins ne sont pas plus diplômés que moi, ou diplômés après deux années d’études seulement… Quant à la mort des deux enfants que les Religieuses ensevelissaient, je suis sûr que, dans ta prochaine lettre, tu vas m’annoncer la nouvelle d’un grand mariage… La naissance des jumeaux me prédit une mort ou une maladie prochaine. Es-tu malade toi-même et me le caches-tu ?

10½ hrs a.m. — Ma pauvre Rose, mon triste rêve est en partie effacé ou accompli. La mort a frappé le plus jeune des deux petits malades que je soignais et son petit corps repose sur les planches ce matin. Oh ! si sa petite âme, nouvelle élue des cieux, priait pour moi, peut-être que l’espoir en de meilleurs jours me reviendrait. Ce petit enfant est un ange maintenant, et les anges sont tout-puissants là-haut… Que la mort est triste chez le pauvre. Dans un coin de la chambre, deux chaises soutiennent deux petites planches recouvertes d’un drap blanc usé et rapiécé, sur lequel repose la forme d’un petit ange tout blanc ; tout près, à côté, une petite couchette à demi-brisée, couverte de haillons et dedans un autre petit ange grelottant de froid et de fièvre, qui lutte contre la mort. Sur de vieilles chaises sont assises trois vieilles femmes, des voisines, qui viennent invoquer l’ange envolé et consoler la mère agenouillée entre les deux petits corps de ses enfants, pleurant sur celui qui n’est plus et désespérant pour l’autre qui agonise…


Ste-Martine, mardi, 10 mai.

Mon doux fiancé, mon cher Elphège, serais-tu rendu au point de désirer la vocation du Père Adolphe et d’envier son bonheur sans nuages ? Non, non, et ta Rose, que ferait-elle ? Il est vrai que ton début est semé de ronces et d’épines, mais accepte tout avec résignation ; plus tard, Dieu récompensera au centuple ta patience et ton courage en te donnant une belle clientèle et par surcroît une bonne petite femme qui t’aimera comme tu veux être aimé et mérite de l’être… Laisse tes rêves de côté, n’y attache pas d’importance. Je t’ai déjà connu plus fort, plus courageux ; sois-le plus que jamais. C’est dans l’adversité qu’il faut montrer sa force d’âme et la grandeur de son caractère. Courage, mon Elphège chéri, ta petite fiancée t’attendra aussi longtemps qu’il le faudra… Je suis plus cruelle que toi qui as épargné l’araignée dans les carreaux de ta fenêtre. Vois-tu la petite tache rouge sur la feuille griffonnée de ma lettre ? Elle n’est pas faite de mon sang. C’est le sang d’un petit insecte qui se promenait sur ma feuille blanche. Une première fois je lui laissai la vie sauve et l’envoyai voler ailleurs. Mais le petit malheureux, il est revenu avec un compagnon ; il m’a impatientée, et voilà, je lui ai donné son coup de mort. Je suis plus méchante que toi, n’est-ce pas ?… J’allais oublier de t’annoncer un grand mariage qui eut lieu à Beauharnois, celui de mademoiselle B… Ainsi tous tes rêves sont réalisés ; tu vas dormir en paix maintenant… Je me propose d’aller à Lowell vers la fin de juin ; je n’ose pas trop y penser parce que l’ennui va en être augmenté… Mille baisers de ta Rose.


Lowell, lundi, 9 mai, 10.20 hrs p.m.

Ma tendre Rose, je suis plus gai ce soir ; mon âme ressent un peu de joie, d’abord parce que j’ai reçu ta lettre si encourageante et ensuite parce que j’ai eu plusieurs patients aujourd’hui… Quand je suis occupé un peu, il me semble que je suis plus à mon aise partout, que je puis regarder le monde avec plus de contentement, que j’observe tout et que je pourrais te dire beaucoup plus de choses agréables…

Mardi, 10 mai, 10 hrs p.m. — Continue, ma chère Rose, tes bonnes prières en ma faveur ; j’y ai beaucoup de confiance ; elles sont mon soutien et ma force. Elles m’amènent de nouvelles pratiques tous les jours. Ne serviraient-elles qu’à me consoler et à m’encourager, elles me seraient encore très précieuses. Ce matin, je suis entré dans une autre famille pour traiter un pauvre petit malade d’un an souffrant d’une rougeole maligne. Pauvre petit, tu souffres déjà et tu viens à peine de naître ; tu bois la lie avant de goûter la liqueur enivrante de la vie ; tu souffres et tu n’as pas encore connu la joie de vivre !

Mercredi, 11 mai, 10.40 hrs p.m. — Ma bonne et douce amie, comme je t’aime le soir quand je reviens du chevet de mes malades ! comme je pense à toi dans le dédale des sombres allées que laissent entre elles les maisons rapprochées du Petit Canada ! Oh ! ma Rose, si je goûte en ce moment les douceurs de la vie du médecin, je m’en réjouis pour toi ; si j’aspire les parfums qui s’exhalent des cœurs pauvres mais reconnaissants de mes patients, c’est pour toi que je fais la charité ; si l’horreur de la nuit, dans les carrefours dangereux, à travers des chemins impraticables, ne m’effraie pas, c’est pour toi que je souris. Dans mes sorties, je t’ai vue au terme de la course ; dans les ténèbres, ta pensée m’éclaire ; dans les sentiers dangereux, ton bras me protège ; je tiens ta main qui conduit mes pas au milieu des embûches de la route. Rose, qu’il est bon d’aimer un ange comme toi ; tu es ma vie ; tu es le phare qui me guide et me fait éviter les écueils. Puisse ce phare ne jamais s’éteindre, car je sombrerai quand sa lumière cessera de briller.

Ma Rose, tu m’aimerais davantage si tu savais avec quelle ardeur j’ai baisé ton portrait en partant pour voir mon petit malade et en revenant de consoler sa pauvre mère affligée. Il me semble que les consolations que j’apporte à cette bonne mère et les baisers que je mets sur ton portrait soulagent mon ennui et en apaisent les inquiétudes. C’est un baume qui calme les angoisses de l’exilé et adoucit la douleur de l’amour maternel ; mes plaies se ferment en même temps que les blessures de mes patients. Je sens alors un bien-être qui me rattache à la vie, à l’amour. Oh ! médecin, on te plaint ; on a horreur de tes veilles et de tes fatigues qu’on ne comprend pas ; mais si l’on avait un jour goûté tes heures de bonheur, si l’on connaissait le prix d’une minute passée sous les ailes de la charité, on te bénirait, on envierait ton sort heureux, et l’on voudrait te suivre dans les réduits de la misère et les taudis du malheur… Ma Rose, il me semble que j’humecte mes lèvres à la coupe douce de la vie du médecin ; ce n’est plus la lie que j’en bois. Quel nectar sera-ce quand tu y tremperas ta lèvre en même temps que moi ?… Ce soir, j’ai été rappelé auprès de mon petit patient. Je lui ai administré un calmant et je l’ai laissé quand il fut endormi. Si cet enfant revient à la vie, Dieu, touché par tes bonnes prières, ma Rose, t’aura exaucée, et me prouvera qu’il est bon d’avoir confiance en la toute-puissance du Très-Haut autant qu’aux médicaments, car la mère du petit malade, sans argent, manque le plus souvent de médicaments, ou si elle en a un peu, elle divise les doses, les fractionne même pour en administrer plus longtemps contre la douleur déchirante ou la fièvre brûlante de son fils. Oh ! ma Rose, je te devrai la guérison de cet enfant et si sa mère reconnaissante me bénit, je lui dirai : « Priez pour une amie, une bienfaitrice que vous ne connaissez pas »… Voilà toute ma journée, ma Rose ; je la trouve remplie, car mon cœur a trouvé la paix dans la charité…

Bonsoir, toi que j’adore, oh ! ma Rose.

Dans les jours qui suivent, mon journal est complet et long, parce que je veux faire plaisir à ma Rose, qui, en recevant mes lettres, en compte tout d’abord le nombre de pages. Elle en veut beaucoup ; elle aime tant, dit-elle, me lire. Les pages de mon journal sont remplies de faits divers un peu à la manière des journaux quotidiens. J’ai pris au sérieux mon rôle de journaliste, et je suis tout à la fois rédacteur et reporter. Je relate tout ce qui peut intéresser ma Rose. Je lui décris les modes, les toilettes, les chapeaux, les coutumes et les mœurs des jeunes gens et des jeunes filles. Je lui rapporte la susceptibilité et la colère de la jeune fille qui, ayant coiffé Catherine depuis longtemps, s’offusque de ma poésie sur les Vieilles Filles et les Chats. Une fanfare s’arrête-t-elle en face de mon bureau pour donner une sérénade à un grand personnage en visite à Lowell, je fais part à ma Rose des réminiscences qui me reviennent des jours que, étant bambin, je suivais les fanfares militaires à Montréal, ou que plus tard je jouais un instrument quelconque dans les corps de musique. Je lui rappelle le souvenir de la fameuse Marie Caspulaire que tout Montréal a connue. Ce souvenir me vient à la vue de son sosie qui attroupe les enfants sous ma fenêtre. Je rappelle à ma Rose des souvenirs des faits qui se sont passés l’année précédente, parce que le souvenir m’en vient encore au son d’une cloche, à l’appel d’un nom, à la vue d’une personne. Il faut bien peu pour faire revivre à ma mémoire les choses du passé. L’annonce d’une excursion, vue par hasard sur un journal du Canada, fait vibrer plus d’une fibre de mon cœur. Ce souvenir des amusements et des plaisirs de mon pays, inconnus pour moi dans l’exil, me réjouit et je me revois avec ma Rose, assistant souvent au départ des bateaux excursionnistes qui emportaient nos amis dans la joie. Tu te souviens, ma Rose, comme tu étais craintive, peureuse même, et comme l’éclatement de chaque bombe lancée du bateau te rendait nerveuse et te faisait pousser des cris qu’il me semble encore entendre. Je sens encore ta main frémissante me serrer fortement le bras pour y chercher un appui. Si je regardais aujourd’hui mon bras, peut-être y retrouverais-je encore l’impression agréable que tu me causais alors… Tous les jours, j’ai de nouveaux patients au bureau et de nouvelles visites à faire à domicile. La pratique va mieux. C’est un peu plus encourageant ; mais l’argent ne rentre pas par gros montants.

Ma Rose, je pense à toi à tout instant. Quand de ma fenêtre je vois en face des dames circuler sur les trottoirs, entrer dans les magasins ou en sortir, je m’imagine que c’est toi que je vois parce qu’elles sont grandes, blondes, bien mises. Quand je vais par les chemins à mes malades ou pour me délasser, si j’aperçois une jeune fille grande et blonde, je me hâte de la devancer, espérant te reconnaître en elle. Quand je distingue de loin une toilette jaune avec beaucoup de dentelle, je crois revoir ta toilette et ton chapeau aux longues plumes. Les cheveux blonds sont à la mode à Lowell ; quand je vois cette belle couleur de cheveux que j’aime tant parce que les tiens sont blonds, il me semble que c’est toi qui les portes. Oh ! ma Rose, je te vois partout et toujours et cependant pas une demoiselle ne te ressemble ; pas une n’a ta taille élégante ; pas une n’a la belle teinte de tes cheveux ; pas une n’a ton beau teint blanc ; pas une n’a ta démarche majestueuse ; et, tout de même je te vois partout et toujours. Je crois que je suis malade, que j’ai la rosisse comme d’autres ont a jaunisse

20 mai, vendredi, 10 hrs p.m. — Ma douce amie, tu as le bonheur d’assister tous les soirs aux exercices du mois de Marie, et de prier, dans son sanctuaire, cette Vierge indulgente, tandis que moi, pauvre exilé, j’oublie presque ces douceurs et cet enivrement de la prière aux pieds de Marie, dans la chapelle où brûlent, brillantes étoiles, les cierges bénits, où la parole du bon vieux curé réveille, malgré sa monotonie, la ferveur des fidèles. Souvent le soir, il me revient des souvenirs des soirs que j’allais t’attendre à la porte de l’église St-Jacques pendant le mois de Marie, l’an dernier. Parfois, souvent même, tu t’en souviens, j’entrais dans l’église pour faire ma prière quand j’avais le bonheur d’arriver assez tôt avant la fin de l’exercice et la bénédiction du Saint-Sacrement. Vais-je ici oublier le chemin qui conduit aux portes sacrées du temple ? Que tu es heureuse de pouvoir à tout instant, quand tu le veux, aller te prosterner aux pieds des autels et invoquer les saints qui t’exaucent toujours parce que tu es sainte. Au Canada, les portes du temple sont toujours ouvertes comme des bras tendus qui invitent, mais ici aux États-Unis, quand on passe devant une église, il faut se contenter de lever son chapeau en disant : « Je vous salue Marie ». Veut-on y entrer, les portes closes nous font regretter davantage notre beau Canada et sa religion toujours invitante.

Ma pieuse Rose, tu pries souvent et tes prières ferventes sont toujours écoutées favorablement. Je le sens, je le vois, car de nouvelles pratiques me viennent constamment : des hommes, des femmes, des vieillards, des adultes, des enfants et des bébés surtout. Malheureusement quant à ces derniers, on vient me chercher le plus souvent quand l’enfant est à l’agonie. Malheureux parents, vous feignez d’implorer les secours de la médecine ! Que venez-vous demander au médecin quand votre enfant est déjà dans les bras de la mort ? Un miracle ? non, ce que vous voulez (triste constatation) c’est un certificat qui vous permette de le déposer en terre…

J’entends, dans la chambre voisine, le jeune Boulé jouant sur son violon des airs canadiens et des valses entraînantes, et les souvenirs dansent dans mon imagination. Nos soirées me reviennent à la mémoire ; mes amis m’apparaissent dans les quadrilles et les valses-lanciers, me saluent et s’en vont tourbillonner dans la grande chaîne de la coquette ; et toi, ma Rose, tu me donnes la main, tu me tends les bras, je m’y jette et nous valsons en nous répétant à l’oreille comme autrefois des mots si doux, si doux. Oh ! reviens souvent, charmante musique, réveiller mes souvenirs ; j’aime tes accords comme j’aime mes souvenirs. C’est par tes accords, ô musique enchanteresse, que j’ai peut-être conquis l’amour de ma Rose. Combien de fois ai-je conduit ma Rose, chez des amis, dans des soirées ? combien de fois lui ai-je donné la main et tendu les bras pour l’enlacer et l’entraîner dans la danse, aux sons du piano ? N’est-ce pas alors qu’elle a senti les battements précipités de mon cœur, qu’elle a compris mon amour et voulu y répondre ?

Ma Rose, vois-tu comme l’exilé s’attache à tout, saisit tout ? Rien ne lui échappe. Le souffle le plus léger, la plus petite brise, le chant de l’oiseau sur la branche près de la fenêtre, la voix de l’angélus sont des murmures qui chantent à son oreille des mots tendres. Dans la feuille qui grandit ou se détache de la branche, dans la fleur qui ouvre sa corolle ou perd ses pétales, dans l’onde qui emporte un brin de paille, dans la larme qui perle au coin de la paupière, l’exilé voit un souvenir et compte un jour qui n’est plus. Tout chante et devient harmonie pour lui ; harmonie mélancolique si le souvenir est triste ; harmonie gaie, si le souvenir est doux. Connais-tu maintenant, ma Rose, ce qu’est l’exil ? C’est le souvenir aux prises avec l’ennui ; c’est l’amour emprisonné par l’absence…

Dracut, près Lowell, samedi 21 mai, 5.45 hrs a.m. — Suis-je éveillé, en demi-sommeil, ou rêvé-je ? J’ai cru entendre le cahotement d’une vieille et lourde voiture sur la chaussée en face de ma fenêtre, et puis l’arrêt brusque des roues grinçant sur les essieux. Des talons ferrés ont sauté sur le trottoir en briques. Mon escalier tremble sous des pas pressés. Je me retourne sur mon sofa pour chasser le cauchemar. Ma cloche sonne un appel pressant. Je suis debout ; je saute dans mon pantalon ; j’endosse ma robe de chambre ; j’ouvre ma porte. La lumière du jour naissant m’éblouit ; je regarde l’homme en me frottant les yeux. « Vite, vite, docteur, c’est pressé ». Je retourne à mon bureau ; en un instant je suis habillé. « Vite, vite, docteur, ça presse ; ma femme se… » Nous descendons l’escalier à la course, et nous voilà dans la grande charrette dont les bandages sont à moitié dévissés, les jantes estropiées et les rais invisibles sous les paquets de boue. Le cheval, qui a senti le fouet, donne un coup de collier qui fait craquer la charrette. Nous voilà partis à toute la vitesse que peut donner le cheval traînant une voiture assez lourde et mal équilibrée. Dans la ville, pavée en pierres inégales, le chemin est raboteux ; dans la campagne, la route macadamisée est parsemée d’ornières, de trous et de flaques de boue ; peu importe, il faut aller vite, ça presse, la femme… Le siège de la charrette est dur, le coussin manque et les ressorts brisés n’amortissent plus les chocs. Je m’accroche, autant que je le puis, aux ferrailles qui restent encore au dossier du siège, mais n’empêche que j’ai failli culbuter trois ou quatre fois en bas de la voiture à cause des mouvements désordonnés qu’elle subit dans les ornières, les trous et aux tournants de la route. Me voilà donc comme un vieux médecin de campagne, dans une vieille voiture qui file à toute la vitesse que le cheval peut endurer sur des routes impossibles. L’air est frais et pur ; on le respire à pleins poumons. Des champs reverdis monte encore la buée que le soleil levant va bientôt dissiper. Enfin le cheval, tout trempé et essoufflé, s’arrête devant la porte d’une petite maison coquette. Je pénètre dans une demeure qui sent bon et respire la paix et le bonheur.

La malade est dans son lit sous des draps blancs ; elle attend avec impatience mon verdict ou mon diagnostic ; et le mari, dans la chambre voisine près de la porte, interroge ma figure. « Rien ne presse, Madame ; je reste ici, je vais attendre ».

Je passe dans le salon, en jetant un regard discret par toute la maison. Tout est simple, mais tout est en ordre ; la maison est aussi coquette en dedans qu’au dehors. Des tapis, faits à la mode de nos campagnes du Canada, couvrent le centre des planchers jaunis à la lessive ; les meubles modestes sont luisants ; les rideaux, en cretonne de couleur et en dentelle, tamisent la lumière trop ardente du soleil. Le salon est moins modestement meublé : un tapis plus beau couvre entièrement le plancher. Oh ! ma Rose, j’envie une petite maison comme celle-ci pour les premières années de notre union.

Je vais m’asseoir à la fenêtre du salon que j’ouvre toute grande ; c’est de là que j’écris mes impressions et mes pensées. Une brise fraîche et douce se joue dans les rosiers bourgeonnants qui grimpent à l’extérieur le long des murs. De beaux grands arbres, des ormes et des érables, tout touffus et bien taillés, jettent une note gaie sur la verdure du parterre d’en face qu’arrose une petite rivière ou plutôt un large ruisseau. J’ai du temps devant moi, rien ne presse ; je sors et vais parcourir cette charmante campagne située à cinq ou six milles de Lowell. Je visite tout d’abord le jardin qui entoure la maison. Les allées en sont droites ou sinueuses, mais bien tracées et ratissées. Les plantes bourgeonnent, quelques-unes fleurissent même. Je cours ensuite les champs pour y retrouver des souvenirs. La campagne verte et riante me rappelle Ste-Martine. Je longe le ruisseau pour aller m’asseoir au pied d’un gros arbre et entendre le murmure qui ressemble à ta voix caressante, oh ! ma Rose. Plus bas, le ruisseau, s’élargissant, coule entre deux rives pittoresques ; d’un côté, la rive, basse et unie, offre à la vue l’aspect de la fertilité ; de l’autre côté, les bords boisés paraissent être la demeure des amours qu’il me semble entendre folâtrer. Je descends le long du ruisseau, et voilà un chemin rocailleux qui semble conduire au Buisson et là même, le ruisseau rencontrant de gros cailloux cherche à imiter en petit les rapides du Buisson. Je m’arrête sur le petit pont jeté d’une rive à l’autre et je pense à la vieille Ben-Oui et à nos promenades sur son pont de Ste-Martine.

Dans les prés verdoyants, sous l’ombrage des grands arbres, au bord du ruisseau, sur le petit pont, je pense à toi toujours, toujours, ma Rose. C’est là que j’aime à me rappeler nos courses, nos promenades, nos amusements, nos repos, nos sourires, nos conversations, nos espérances et nos châteaux en Espagne. Les oiseaux chantent, j’écoute ; leur ramage me semble un chant d’amour qui réveille mes plus beaux souvenirs. Un instant j’eus l’idée de graver nos noms dans l’écorce d’un jeune arbre, mais à quoi bon, me suis-je dit, jamais je ne reverrai ces lieux, et plus tard, si par hasard j’y revenais, je ne retrouverais qu’une âme solitaire en proie à la nostalgie.

Je regarde la graine qui germe, la plante qui pousse, la fleur qui s’épanouit et je me dis que c’est là l’image de notre amour. Je reviens au ruisseau et je regarde l’onde qui coule lentement et j’y cherche notre barque et toi, ma Rose. Vois, Rose chérie, comme je pense à toi partout et toujours. Partout et toujours je te revois. Comme il est bon d’aimer et d’être aimé ! Comme il est doux d’avoir un passé heureux pour s’y reposer dans les moments de tristesse ! Comme il est agréable d’espérer en l’avenir près d’une Rose qui a parfumé les jours de la jeunesse et qui promet d’embaumer ceux de l’âge mûr et de la vieillesse.

Ma Rose, je t’envoie une petite feuille toute verte d’espérance ; je t’envoie un pétale de la fleur du pommier. Je les ai cueillis en souvenir de nos beaux jours passés à la campagne ; conserve-les en mémoire de mon exil et de mon amour toujours grandissant… Je suis revenu à mon bureau après avoir passé douze heures auprès de ma patiente que j’ai laissée heureuse et satisfaite… J’ai eu encore quelques patients nouveaux aujourd’hui. J’ai maintenant des patients dans presque toutes les parties de la ville… Ma bonne Rose, je me suis servi hier du thermomètre que tu m’as donné comme étrenne le premier de l’an. En le mettant dans la bouche de mon patient, j’ai éprouvé un sentiment de jalousie parce que mon malade serrait entre ses dents un souvenir de ma Rose…