L’amour ne meurt pas/10

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CHAPITRE X

voyage à montréal et à ste martine


Lowell, lundi, 23 mai. — Ma bonne Rose, la semaine dernière a été très satisfaisante ; j’ai eu beaucoup de patients et j’ai reçu un peu d’argent. J’oserais même dire que les affaires ont marché trop bien. Mon succès rapide depuis deux semaines commence à dépasser mes espérances ; et de plus il enrage mes ennemis, certains médecins, et réveille la jalousie qui paraissait dormir depuis quelque temps. Deux médecins canadiens se plaisent à exhiber la fameuse lettre du doyen ; mais leur démarche honteuse semble leur faire plus de tort qu’à moi, car beaucoup de personnes qui ignoraient ma présence à Lowell l’ont apprise par ce moyen.

Que je sois réellement diplômé ou non, il importe peu aux médecins du moment que ma clientèle est satisfaite, y trouve son intérêt et y gagne la santé. Il me semble que j’ai autant de science, par suite de mes fortes études, que la plupart de ceux que j’ose appeler mes confrères, qui n’ont pas étudié ou peu étudié pendant deux ou trois années. Ici, dans le Massachusetts, j’ai d’autant plus le droit de pratiquer la médecine, qu’il n’y a pas de loi qui oblige à s’enregistrer comme médecin. Le premier venu peut pratiquer la médecine tout à son aise sans que personne n’ait à y voir. Tout de même les racontars et les cancans ne me plaisent pas et piquent trop fortement mon orgueil, et je m’avoue franchement à moi-même qu’il y va de mon honneur et de mon intérêt futur que ma situation se régularise, ne serait-ce que pour ma propre satisfaction et par acquit de conscience. J’ai de bons amis à Lowell, et je me fais un scrupule de les tromper plus longtemps. La plupart cependant connaissent ma situation : ils en sont satisfaits et ils sont les premiers à se moquer des démarches malveillantes de ces petits médecins qu’ils méprisent.

Je suis orgueilleux et j’ai horreur de l’affront qu’on me lance de n’être pas diplômé. Je pense à l’avenir et je sens qu’il ne me plairait pas plus tard, même quand j’aurais une clientèle riche et honorable, d’entendre l’écho me répéter le même affront. Oh ! ma Rose, je suis triste et rêveur depuis quelques jours et je pense souvent à la manière de me tirer de cette impasse, sans froisser mes amis et sans laisser les jaloux sourire et croire à ma défaite. Malgré le soutien et l’aide que je reçois des honnêtes gens et des propriétaires de L’Étoile, je ne suis pas satisfait et tout à mon aise. Je ne cesse de réfléchir et de chercher une solution passable à ma situation embarrassante. Devrais-je abandonner la pratique dès maintenant et retourner à Montréal jusqu’à l’an prochain, alors que je pourrai, avec la plus grande satisfaction, faire un bon pied de nez à mes ennemis ? Devrais-je continuer à pratiquer et laisser aboyer les petits et les gros chiens dont les morsures ne sont pas si venimeuses après tout ? D’un autre côté, si l’on tient à ce que je reste ici parce que je puis rendre des services aux Canadiens, je n’ai qu’à feindre d’aller à Montréal, sous un prétexte quelconque, et l’on me rappellera certainement. Enfin je crois avoir trouvé le joint de la situation et pouvoir me tirer d’affaire honorablement et favorablement. Pour tâter l’opinion publique, je partirai pour Montréal où j’aurai le temps de réfléchir et de demander des conseils à ma bonne Rose, ma meilleure conseillère et mon soutien le plus énergique dans mes difficultés. Mon frère aîné se mariant dans quelques jours, je prétexterai que le règlement des affaires de famille m’oblige d’aller à Montréal…

Ainsi, ma Rose, ne sois pas surprise de me voir arriver peut-être cette semaine. J’ai un besoin pressant de te voir, d’aller discuter avec toi de la direction que je dois suivre, de te demander des conseils, de puiser de nouvelles forces et de retremper mon courage auprès de toi. Ma Rose, j’ai une confiance illimitée en ton bon jugement. Jusqu’ici je n’ai eu qu’à me féliciter d’avoir suivi tes conseils. Ne te reproche jamais de m’avoir envoyé trop tôt à Lowell. J’y ai appris la vie. Les misères que j’y endure, les tracas que j’y éprouve me donnent de l’expérience, fortifient mon caractère et m’habituent à la lutte continuelle qu’on doit soutenir dans la vie, si l’on veut réussir. Je te dois aujourd’hui l’apprentissage de la vie. Si plus tard je réussis, comme je l’espère, je t’en attribuerai tous les mérites. Quand je serai réellement médecin, véritablement diplômé, je ne craindrai pas d’envisager l’avenir surtout quand tu seras près de moi, pour toujours soutenir mon courage et toujours me montrer le but à atteindre, quels que soient les obstacles et les embûches du chemin. Plus tard, où que je sois, où que je pratique, tu reconnaîtras à l’œuvre ton élève et tu te glorifieras de l’avoir formé à la lutte. Si je suis quelqu’un dans l’avenir, tu seras heureuse car je ne cesserai de t’en remercier.


Le jeudi, 26 mai je partais de Lowell pour Montréal, et le samedi soir, 28 mai, j’étais à Ste-Martine.

Revoir ma Rose après deux mois d’absence, deux siècles d’ennui, quelle joie suprême ! La surprendre, lui sauter au cou, l’étreindre dans mes bras, baiser ses yeux, ses joues, sa bouche qu’elle ne peut plus me refuser, quelles délices ineffables ! Puis-je espérer tant de bonheur après que j’ai enduré tant d’inquiétudes et de tracas ? Ce serait l’oubli du passé et de ses misères, ce serait la résurrection du tombeau, le renouvellement de la vie. J’ai assez souffert depuis deux mois, oh ! ma Rose, ma fiancée, dans mon exil, pour que tu aies pitié de moi. Pencheras-tu ta tête vers moi pour que je dépose les plus tendres baisers sur tes joues, tes yeux et ta bouche ? Si tu ne veux pas, je te volerai plus de baisers que tu m’en aurais donné. Oh ! ma Rose, je suis un pauvre gueux arrivant de l’exil ; j’ai faim et j’ai soif, et ton amour seul peut apaiser ma faim et étancher ma soif. Je suis las, épuisé et tes baisers seuls peuvent me rendre la force et remonter mon courage. Si tu ne veux pas me donner ta bouche, donne-moi au moins ta main pour que j’y mette les plus brûlants baisers, et que tu sentes, à leur ardeur, quel martyre j’ai enduré loin de toi, et que tu comprennes l’immensité de ma joie de te revoir. Si je pleure en te retrouvant, laisse couler abondamment mes larmes, elles te diront mes ennuis et mes chagrins passés, et ma joie présente ; et si mes larmes touchent trop ton cœur, arrêtes-en le flot, comme la mère calme la douleur de son enfant, par un baiser.

Personne à la gare de Ste-Martine pour me recevoir ; on ne m’attendait pas si tôt. Je le préférais aussi, parce que je n’aurais pas pu, en public, maîtriser les émotions de mon cœur et calmer l’ardeur de mes démonstrations. Quand la voiture qui m’amena de la gare s’arrêta à la porte de la maison hospitalière où j’avais toujours eu un si bon accueil, j’entendis un cri de joie. La porte s’ouvrait et huit bras se tendaient vers moi pour me recevoir. Et toi, ma Rose, tu ne fus pas la dernière que j’embrassai. Tu tombais dans mes bras et c’est toi qui pleurais en te laissant baiser les yeux, les joues et la bouche ; n’étais-tu pas ma fiancée, ma Rose, à qui je devais les premiers baisers. J’étais reçu avec une joie délirante par ma Rose et ses sœurs, comme l’enfant prodigue qui revient à la maison après une longue absence.

Je passai trois jours délicieux dans la petite maison hospitalière qui fut comme une oasis, une île de verdure dans le désert aride de ma vie. J’y fus entouré des soins les plus délicats. Les sœurs de ma Rose avaient pour moi des prévenances exceptionnelles. Ma chambre était toute ornée des fleurs que je préférais. À table, j’avais la meilleure place entre Rose et son beau-frère. On me servait les morceaux les plus tendres. J’étais confus et gêné de toutes ces attentions délicates. Tout le monde m’interrogeait sur la vie que j’avais menée à Lowell pendant les longs deux mois de mon absence. Le récit de mes tortures morales, de mes ennuis et de mes longues et cruelles attentes de la pratique, touchait parfois le cœur de mes hôtes, et je voyais souvent leurs yeux s’humecter et de grosses larmes couler le long de leurs joues. Je n’osais pas trop regarder ma Rose en ces moments-là, car ses larmes me faisaient mal au cœur. Ma Rose elle-même n’osait pas m’interroger devant ses sœurs, de peur d’éclater en sanglots tant le récit de mes ennuis et de mes misères lui déchirait le cœur. Mais quand nous étions seuls, elle donnait libre cours à ses larmes et me faisait raconter de nouveau ma vie, jour par jour, heure par heure. Oh ! comme j’aurais voulu alors sécher ses larmes sous mes baisers. Peut-être elle-même l’aurait-elle désiré et aimé ; mais j’aimais trop ma Rose pour me permettre la moindre action qui eût froissé les sentiments d’amitié et de bienveillance que me prodiguait sa famille.

Pendant ces trois jours nous avons revu un à un les souvenirs que nous avions attachés partout ; pas un sentier, pas un bosquet, pas un arbrisseau, pas une haie, pas un jardin où nous n’ayons retrouvé quelques pensées, quelques désirs des jours passés. Parfois dans les sentiers ou les chemins tout étroits, nous nous arrêtions subitement, croyant entendre l’écho prolongé des sentiments que nous avions exprimés ou des paroles que nous avions dites autrefois. Cet écho nous rappelait exactement et au même endroit les mots si doux qui avaient fait battre plus fortement nos cœurs. Le soir, après le dîner, quand tout était tranquille dans la campagne, nous allions faire de longues promenades ; nous allions lentement, causant à voix basse. Ma Rose me prenait le bras sur lequel elle n’appuyait jamais assez fortement tant j’aimais à la sentir près de moi. Nous nous arrêtions tout d’abord à l’église où nous allions nous prosterner aux pieds de la Vierge Sainte que ma Rose aimait d’un amour tout particulier. C’était vraiment édifiant de voir prier ma bonne et pieuse Rose. Aussi la Vierge Sainte ne pouvait pas ne pas exaucer des prières qui partaient du plus profond d’un cœur aussi pur. Oh ! bonne et sainte Vierge, tu t’es souvenue toujours de celle qui t’aimait tant et te priait avec tant de ferveur, car tu es venue la chercher un samedi, ton jour béni, ton jour de prédilection. L’on dit, Vierge pure, que tu viens chercher toi-même l’âme de tes amants qui meurent le samedi, pour les transporter directement au trône que tu leur as préparé là-haut ; est-ce vrai ? Oh ! dis-le moi, Reine des amours ; console-moi dans mon affliction. Oh ! non, non, laisse-moi pleurer jusqu’au jour où tu viendras me chercher à mon tour, et fasse le ciel que ce soit bientôt et un samedi pour que je retrouve de suite là-haut, dans sa gloire, celle que j’ai tant aimée sur la terre.

La ferveur de ma Rose, aux pieds des autels invitait tant à la dévotion, qu’auprès d’elle, à genoux, je me sentais une ardeur à prier que je ne me connaissais pas en d’autres temps. J’aimais à la voir prier ; j’aimais à l’imiter ; j’aimais à prier près d’elle et comme elle. Doux instants, moments sacrés où l’inspiration d’en-haut venait éclairer ma décision dans la grande affaire qui me tourmentait alors, que je vous aimais et que j’aurais voulu vous voir revenir souvent !… Nous repartions de l’église quand les quelques cierges, allumés par la dévotion des âmes pieuses, s’éteignaient et qu’il ne restait plus dans le sanctuaire que la petite lumière rouge qui brille éternellement comme le phare qui éclaire la route du ciel. Nous repartions le cœur tranquille, l’âme apaisée et nous continuions notre promenade pour discuter ma position présente afin de lui trouver une solution honorable. Ma Rose, comme tu étais sage dans tes conseils et modérée dans tes opinions. Tu t’exprimais toujours avec la douceur qui convainc. Je recevais avec plaisir tes arguments que tu savais rendre agréables en y ajoutant des mots d’amour et des sentiments de tendresse. M’était-il possible de ne pas me rendre et de m’avouer vaincu, quand tu me parlais avec tant de sagesse. Parfois, Rose chérie, tu entremêlais ton argumentation et tes désirs des regrets de m’avoir conseillé d’aller au loin tenter fortune pour obtenir plus tôt le vrai trésor que j’enviais par dessus tout, ton amour et toi-même. Parfois tu me disais comme tu étais heureuse de retrouver en ton Elphège un autre homme, un homme fort, assagi par les épreuves, presque mûri par l’expérience de la vie orageuse. Tu me conseillais aussi de retourner à Lowell pour me retremper dans de nouvelles épreuves et bien finir l’œuvre que j’avais commencée ou plutôt que tu avais entreprise, pour mon plus grand bien et ton plus grand bonheur. Tu savais faire vibrer les cordes les plus sensibles de mon cœur et toucher mon intelligence par des raisonnements que je prenais pour des sentiments d’amour. Pouvais-je après cela ne pas t’obéir ?

En discutant ainsi, nous nous rendions jusqu’au pont de la vieille Ben-Oui, notre promenade de prédilection, et, presque sans nous en apercevoir, nous passions d’un sujet sérieux aux frivolités de l’amour, en comptant les vieilles planches du pont qui nous avaient fait trébucher plus d’une fois, et nous retrouvions presqu’à chaque pas des souvenirs que nous aimions à rappeler. Nous parcourions lentement le pont jusqu’à la vieille cabane de la vieille Ben-Oui pour aller lui dire un bonsoir qu’elle nous rendait avec sa grimace ordinaire qu’elle prenait pour un sourire. Puis nous revenions en nous asseyant de temps à autre sur le bout de quelques planches plus solides, pour entendre le murmure de l’onde qui se jouait entre les chevalets, et nous répétait des chants doux que nous avions si souvent entendus et que nous aimions à entendre de nouveau comme accompagnement des mots si doux que nous disions à voix basse de peur que l’écho ne les redise à d’autres.

Vers les dix heures, quand le disque de la lune pâlissait et diminuait de grandeur et que les étoiles devenaient plus brillantes, nous reprenions le chemin de la petite maison hospitalière où les sœurs de Rose nous attendaient. En passant dans l’ombre du clocher, nous nous arrêtions un moment pour nous recueillir et dire un « Je vous salue Marie ». Après une petite veillée dans le salon, chacun prenait le chemin de sa chambre où des beaux rêves nous attendaient peut-être. C’est ainsi que je passai les trois jours de ma plus belle et plus courte vacance… Le mercredi matin, je quittais la bonne petite maison et je reprenais le train de Montréal. Je partais le cœur rempli des plus douces consolations et des espérances les plus encourageantes.


Montréal, 1er juin, mercredi, 4½ hrs p.m. — Ma douce fiancée, pourquoi donc m’as-tu présenté la coupe enchanteresse de l’amour, si tu devais si tôt me la ravir ? Ma lèvre en toucha à peine les bords et j’aurais voulu qu’elle s’y attachât, mais le temps impitoyable la déroba avant que je ne goûtasse à la liqueur enivrante. Ma Rose, tu fus trop bonne, trop douce, trop aimante pendant mon court séjour à Ste-Martine. Cruelle, tu m’as aimé davantage pour me rendre la vie plus amère loin de toi ; tu mis tes lèvres tendres sur mes lèvres avides de bonheur, pour me faire plus languir de la soif de l’amour ; tu versas dans mon cœur quelques gouttes de plus des délices de ton amour, pour me faire mourir d’ennui quand les heures me séparent de toi. Pendant les trois jours que j’ai passés près de toi, chérie, la vie s’est offerte sous des couleurs si brillantes et une perspective si attrayante que j’aurais voulu rester longtemps dans ce tableau pour te contempler et t’adorer, mais le temps, l’impitoyable temps, passait et abattait les heures les unes après les autres avec la rapidité de la faux qui fait tomber les épis dorés. Pourquoi, ma Rose, m’as-tu aimé si tendrement ? Je souffre plus que jamais et la vie m’est devenue un fardeau trop lourd quand je ne te vois plus. Tout est triste autour de moi ; je te cherche partout dans ma solitude… Montréal est désormais une prison plus sombre que Lowell, et j’y suis dans l’exil plus que là-bas. Ma patrie n’est plus désormais que ton regard, ton sourire, ta bouche, ton cœur. L’éloignement, l’absence, c’est toujours la mort pour mon âme et mon cœur. Je le sens, l’oisiveté à Montréal va me peser plus lourdement que l’ennui, les inquiétudes et les misères à Lowell. Là-bas, je travaillais pour notre avenir ; que les jours vont être long ici ! Là-bas, l’ambition de gagner ma vie stimulait mes activités ; ici que faire ? Compter les minutes, compter les heures qui ne finissent plus, qui redoublent, quadruplent, centuplent mon ennui devenu plus intolérable que jamais.

(Je retrouve dans mon journal, jeudi, 2 juin, une description complète des noces de mon frère aîné). Je suis content et heureux du bonheur de mon frère que j’envie, oh ! ma Rose, quand donc, semblables à eux, nous donnerons-nous la main pour marcher ensemble dans le chemin de l’amour. Ma Rose, comme nous serons heureux, nous aussi. Hélas ! qu’il tarde ce moment de l’amour suprême. Quand donc viendra-t-on nous dire le dernier adieu et nous conduire ainsi pour le voyage des époux ?…


Ste-Martine, 3 juin, vendredi, 1887, 8 hrs p.m. — Mon bien-aimé fiancé, bien sûr que tu as dû penser que je t’avais oublié, lorsque tu as vu le facteur passer devant ta demeure, ce matin, sans y laisser une lettre de ta Rose. Je voulais te faire désirer davantage cette lettre, c’est pourquoi j’ai attendu ce soir pour t’écrire ; me suis-je trompée ?… Elphège, tu me fais, dans ta dernière lettre, le reproche d’être trop aimante pour toi, mais à qui la faute ? N’est-ce pas ton amabilité et ton amour qui ont fermé mon cœur à tout autre qu’à toi, et qui le font se consumer de l’amour le plus ardent pour toi. C’est ta faute, si je t’aime toujours davantage. Oh ! mon Elphège, aime-moi toujours comme tu me l’as montré et je serai la plus heureuse des créatures. Si Montréal est une prison pour toi, Ste-Martine est pour moi maintenant un lieu de délices et de tendresse. Ne suis-je pas dans ce beau petit village où nous avons passé nos plus beaux instants, où nos cœurs se comprirent si bien, où je retrouve partout la trace de tes pas, où il me semble voir voltiger partout avec les ailes des amours tes nobles sentiments et tes belles pensées, et où, enfin plus tard, (Oh, que ce soit bientôt), nous aurons le bonheur d’unir nos mains et nos cœurs avec les liens sacrés du mariage Ne voilà-t-il pas que j’aime Ste-Martine maintenant. Vois mon cher Elphège, comme tu m’as métamorphosée…

Je t’ai dit que j’aimais Ste-Martine, c’est faux et je regrette de te l’avoir dit, car rien ne peut dissiper l’ennui que m’a causé ton départ. Seule l’espérance me fait supporter ton absence avec résignation, sans cela je ne pourrais vivre plus longtemps… Ta Rose qui t’envoie le meilleur des baisers.


Montréal, vendredi, 3 juin, 10.40 hrs p.m. — Ma bonne Rose, j’ai mangé, hier soir, un morceau du gâteau de noce de mon frère, et j’ai rêvé continuellement à toi toute la nuit, preuve que tu seras ma petite femme un jour. Je t’enverrai demain un petit morceau de ce gâteau qui a passé dans l’anneau de la mariée. Tu le mangeras pour rêver à ton Elphège. Prends garde de voir en songe un autre homme que ton Elphège, si tu aimes ma vie et si tu y tiens… J’ai reçu ce soir un numéro de L’Étoile où le triste sire à la fameuse lettre du doyen m’assène des coups capables d’assommer tout autre que moi. Je recevais, par le même courrier, une lettre de mes amis qui me conseillent de ne pas m’occuper des aboiements de ce dogue sans crocs. C’est un personnage détestable qui a l’habitude de recevoir sur le nez les crachats qu’il lance en l’air. Loin de le prendre au sérieux, on se moque de lui. Je ne lui prêterai certainement pas plus d’attention qu’il en mérite, et je vais garder à son égard un silence absolu, ne serait-ce que pour l’irriter davantage et me donner plus de popularité à Lowell. Que ce numéro de L’Étoile ne te chagrine pas et surtout qu’il ne t’effraie pas. Je prévoyais, avant de partir pour Lowell, le sort qui m’attendait dans cette ville. J’y avais réfléchi depuis longtemps et je partais dans un double but : apprendre la vie avant de m’y lancer pour de bon le temps venu, et puis obéir au désir que tu manifestais de me voir tenter une épreuve qui devait avoir tant de retentissement heureux dans mon avenir. Ne te reproche jamais ce désir, car je suis heureux de t’avoir obéi, parce que Lowell a été et sera encore l’école où j’apprends à lutter et à vaincre. Qu’aurais-je été sans toi, Rose tendrement aimée ? Si je ne t’avais rencontrée, ma vie se serait écoulée comme le fleuve qui promène lentement, paresseusement ses eaux entre deux rives arides, où parfois une petite oasis se rencontre, mettant un peu de pittoresque, donnant un peu d’ombre et de fraîcheur ; fleuve dont la surface polie et plombée ne se ride jamais parce qu’il n’y a ni brise, ni vent. Moins que cela, ma vie aurait peut-être passé oubliée, inconnue, comme passe le ruisseau à travers la campagne déserte, inculte, sans herbe, sans arbres et sans oiseaux qui y chantent. Ma vie eût été silencieuse, morne, sans éclat. Par contre, ma vie, avec toi et par toi, c’est le ruisseau qui abreuve les troupeaux, qui arrose les champs fertiles où germent les blés, où fleurissent les marguerites et les roses ; ruisseau qui baigne le pied des bosquets et des grands arbres où les oiseaux chantent leurs amours, établissent leurs nids et élèvent leur couvée. Plus que cela, ma vie avec toi et par toi, c’est le fleuve majestueux, parsemé parfois de cascades, de rochers et de rapides qui en rehaussent les beautés ; fleuve dont le vent agite les flots, les bouleverse et les fait écumer. Brave nautonnier que tu es, Oh ! ma Rose, habile pilote, tu as voulu m’apprendre à naviguer par tous les temps, à braver les vents et les tempêtes, à vaincre les flots courroucés et tu le regretterais aujourd’hui ? Oh ! ma Rose chérie, tu m’aimes trop pour cela ; ne regrette pas ce désir que j’ai si bien compris et auquel j’ai obéi avec la meilleure grâce du monde. Je t’en serai toujours reconnaissant. Quand j’aurai vaincu les tempêtes, quand j’aurai doublé les caps dangereux, et que nous serons arrivés dans les eaux calmes et dans le port tranquille je me réjouirai et tu seras orgueilleuse de ton maître d’équipage. Ma Rose, je retournerai à Lowell pour finir mon apprentissage. J’y retournerai avec d’autant plus de joie que tu dois y passer deux mois de vacance chez ta sœur Amanda…

Dimanche, 5 juin, 9.45 hrs p.m. — Douce amie, j’arrive de St-Laurent où nous avons fait une promenade ensemble, l’an dernier, tu t’en souviens. Tu te rappelles aussi l’affreuse tempête de neige qui nous assaillit pendant le trajet et le froid polaire qui glaçait tout, nos cœurs exceptés. Tu as laissé un bon souvenir dans la maison de mon oncle où nous nous sommes tant amusés. On y parle encore de ta beauté et de ton bon cœur. Aujourd’hui le trajet me parut bien long ; cependant la campagne était belle, verte, riante, le soleil était radieux ; mais pour moi qu’est-ce que la beauté de la campagne ? que me dit le chant des oiseaux ? qu’est-ce que l’éclat du soleil et la fraîcheur de la soirée, quand tu n’es pas là ? Chère Rose, partout où tu passes germent les fleurs de l’amitié et de la reconnaissance. Nous n’avons qu’à revenir sur nos pas et nous respirons encore le parfum de ton cœur. À peine étais-je arrivé chez mon oncle que mon petit cousin est accouru à moi : « tu remercieras, me dit-il, mademoiselle Rose-Alinda, ta bien-aimée ; elle m’a envoyé un beau cadeau ». Ma petite cousine m’a donné quelques belles pensées ; j’en ai pressé deux que je t’envoie. Reçois-les, chérie, en souvenir de notre voyage à St-Laurent, l’an dernier, et comme un gage de ma fidélité et de ma pensée qui te suit toujours. Conserve-les ; peut-être un jour, exhaleront-elles un parfum qui redira un passé heureux.

Le 14 mars 1930, quarante-trois années après avoir envoyé ces pensées à ma fiancée, j’étais assis sur le bord de ma couche à l’endroit même où ma Rose chérie, il y a cinq mois, expirait après m’avoir donné son dernier baiser. Je feuilletais son album-autographe qu’elle conservait avec un soin jaloux, non plus pour y faire écrire des banalités comme au temps de sa jeunesse, mais pour y insérer les dates heureuses de la naissance de nos enfants et fatalement aussi celles où l’impitoyable mort venait les soustraire à notre tendresse et les arracher à notre amour. Je relisais les pensées que j’y avais tracées, les sentiments que j’y avais exprimés ; je contemplais les peintures que j’y avais faites et surtout j’admirais la fraîcheur des deux souvenirs les plus délicats que j’avais adressés à ma Rose, dont un en partant pour Lowell, c’était le petit bouquet que ma Rose m’avait donné quelques jours auparavant, lors d’une soirée, et l’autre, c’étaient les deux pensées que j’avais reçues de ma cousine et que je lui avais envoyées en souvenir de notre voyage à St-Laurent. Toutes ces fleurs ont conservé leur fraîcheur et leur parfum. Les deux pensées ont encore leurs belles couleurs variées et l’apparence veloutée d’autrefois. Ces deux pensées sont attachées dans une page toute blanche, sans date sans inscription, comme si elles portaient en elles-même plus de mots, d’idées et de souvenirs qu’on aurait pu en tracer sur le feuillet. Sur la page en regard, ma Rose chérie avait inscrit le mariage de notre chère Jeanne et la naissance de nos petits enfants, comme si de l’union de ces deux pensées devait naître la vie et le bonheur. Mais, hélas ! au verso, j’ai collé, sans y réfléchir, une découpure d’un journal annonçant au monde la mort de ma Rose. Pourquoi donc faut-il que la mort s’attaque toujours à ce qu’on a de plus cher et vienne toujours attrister nos joies.

Hélas ! ma Rose n’est plus ici-bas pour me redire ce que ces pensées lui ont dit, il y a plus de quarante ans, quand elle les recevait et qu’elle les mettait délicatement et précieusement dans son album, comme des diamants qu’on place dans un écrin. Elles t’ont dit, n’est-ce pas, chère Rose, ce qu’elles m’auraient dit et que j’aurais compris si je les eusse reçues moi-même ; « Nous sommes les messagères de son amour ; conserve-nous longtemps, aussi longtemps que ton amour durera. Nous serons le bouclier de ton amour et du sien, et jamais tant que tu nous conserveras tu ne pourras oublier celui qui nous envoie. » Oh ! ma Rose, quels beaux souvenirs tu m’as laissés ! Plus précieux que des diamants, je veux les conserver jusqu’à mon dernier jour, dans l’écrin que tu as placé sur la petite table, près de notre couche. Je les reverrai souvent le soir avant de m’endormir ; et le dernier soir, quand je devrai dormir mon dernier sommeil, si ma main n’avait plus la force de prendre le précieux écrin pour le mettre sur mon cœur, oh ! que je serais heureux si une âme charitable et une main généreuse le plaçaient là sur mon cœur, entre mes deux mains dont l’une tiendra le crucifix, image de mon Dieu, et l’autre, ton chapelet, souvenir de ta bonté, de ta douceur, de ton dernier adieu et espoir de te retrouver enfin, oh ! tendre Rose.

Ste-Martine, 6 juin, 1887, 8½ hrs p.m. — Mon bien-aimé fiancé… Je te remercie beaucoup du morceau de gâteau que tu as eu la bonté de m’envoyer. Il m’a donné un peu de distraction pendant deux nuits et deux jours. La première nuit, je n’ai pas rêvé à toi, loin de là. Mais, mon cher, n’ouvre pas si vite de trop grands yeux ; sois sans inquiétude ; mon rêve ne peut pas te rendre jaloux. Je n’ai vu en songe que des religieuses. Le second soir, j’ai mangé un autre morceau du gâteau pour essayer de rêver à toi ; si je n’avais pas réussi ce soir-là, je crois que j’en aurais mangé tous les soirs pour atteindre mon but. Le second soir je n’ai rêvé qu’à toi seul, mon cher Elphège. Permets-moi de te raconter ce songe qui te fera un peu sourire. Tu désirais te marier à tout prix et tu me disais : « Si tu voulais, ma Rose, nous achèterions un petit magasin et nous ferions le commerce des épiceries afin de subvenir à nos dépenses de ménage pendant que je serai encore étudiant ». Ta proposition ne me convenait pas du tout et tu en avais beaucoup de chagrin. Drôle de rêve, qu’en dis-tu ? Peu importe, j’ai rêvé à toi, je suis donc certaine de t’avoir pour mari… Loin de me décourager et de m’alarmer, l’article de l’Étoile me met du baume dans le cœur, parce qu’il me prouve que le petit médecin prétentieux, qui l’a écrit, est jaloux non seulement de tes capacités en médecine, mais surtout de tous les autres talents qui paraissent le jeter dans l’ombre… Mille baisers de ta Rose.


Charmante et bonne Rose, toujours elle trouve quelques bonnes paroles, quelques beaux sentiments pour relever mon courage et me donner la force de supporter les épreuves. Elle s’attaque même à mon amour-propre pour me donner du cœur si je parais faiblir un peu. Elle me veut fort, courageux, sans timidité et sans peur. Le 9 juin, Rose me dit ce que sa sœur lui écrit : « Le bruit court à Lowell que le docteur est parti en déserteur ; qu’il a eu peur et qu’il s’est sauvé. Son départ a causé un émoi terrible dans la ville ; on ne parle que de lui ».

Le lendemain, vendredi, 10 juin, ma Rose chérie revient encore à la charge ; mais avec quelle tendre précaution. Elle s’excuse tout d’abord de m’avoir placé dans de mauvais draps ; puis elle me communique la nouvelle lettre de sa sœur Amanda, qui est l’interprète fidèle de tous mes bons amis de Lowell et de tous les membres du Cercle Canadien.

« Mon bien-aimé fiancé, m’écrit ma Rose, une grâce m’est demandée et je t’en communique la teneur dans la lettre de ma sœur que tu trouveras ci-jointe. Oh ! mon cher Elphège, je suis bien peinée ; j’ai le cœur bien malade. Pourquoi t’ai-je conseillé d’aller aux États-Unis ? Si tu es aujourd’hui dans le trouble, à qui la faute ? Je m’en frappe la poitrine en disant : mea culpa. Mais maintenant que le vin est versé, il faut le boire jusqu’à la lie s’il y en a. Ne recule pas, mon cher : fais un autre sacrifice pour ta Rose qui t’en aimera davantage. Encore une fois je te demande de m’obéir. Les membres du Cercle Canadien t’appellent à grands cris ; tu ne peux les désobliger et ne pas te rendre à leur pressante invitation. Tu as rendu tant de services aux Canadiens par tes écrits dans L’Étoile, qu’ils veulent que tu continues ton œuvre. En plus, depuis que l’article du docteur X a paru dans L’Étoile, les patients affluent à ton bureau de consultation. … Mon cher Elphège, tu ne m’en veux pas si je t’ai mis dans de beaux draps ? Que je serais malheureuse si tu n’aimais plus ta Rose ou si seulement tu l’aimais moins. Mais non, cela ne se peut pas. Tout ce qui t’arrive maintenant est pour ton plus grand bien Si tes débuts là-bas avaient été faciles, si tu n’avais pas eu à lutter, si tu n’avais pas connu l’ennui, la misère, les tracas, tu serais demeuré à Lowell à faire le bien comme médecin, à rendre des services à tes compatriotes expatriés comme journaliste, mais tu aurais peut-être rougi parfois de n’être pas véritablement médecin diplômé, et c’eût été le remords de ta vie, remords qui aurait empoisonné tes dernières années. Il vaut mieux essuyer les tempêtes de la vie dès le début. Les épreuves du début fortifient, celles de la fin amollissent et tuent. Ton entrée dans le chemin de la vie est semée de ronces et d’épines qui t’égratignent l’épiderme et te déchirent peut-être les chairs, mais endure le mal ; sois courageux ; tes plaies guériront vite car je veux y verser le baume bienfaisant. Tu recueilleras bientôt les roses qui parfumeront le reste de la route ; au moins sois certain que tu en auras une qui ne se fanera jamais, qui te protègera toujours et t’aimera jusqu’à la folie… Mon cher Elphège, si tu m’aimes encore, tu partiras immédiatement ce soir ou lundi le plus tard… Mille baisers de ta Rose qui pleure. »

Le même jour, je recevais une lettre du mari d’Amanda qui insistait pour me voir retourner à Lowell. M’en fallait-il plus pour me décider à partir ? Le samedi soir, je me rendais à Ste-Martine pour embrasser une dernière fois ma Rose et la remercier de ses bons conseils et de ses douces consolations. Je passais le dimanche avec elle, mais qu’était-ce qu’un jour ? Nous avions tant de choses à nous dire, tant de choses à nous rappeler, tant de projets à élaborer, tant de châteaux à construire ? Un jour pour l’amour, qu’est-ce donc ? C’est l’ombre sur la terre de l’oiseau qui vole dans les airs ; c’est la course de la flèche qui part de l’arc et arrive au but ; c’est l’éclair qui déchire la nue. Si au moins nous pouvions ralentir les mouvements rapides de l’oiseau, de la flèche et de l’éclair ; ou si, nouveau Josué, nous pouvions arrêter la marche du soleil pendant trois jours. Hélas ! nous n’avions qu’un jour dont les heures allaient fuir avec une rapidité vertigineuse, et le soir serait si tôt atteint ; nous aurions à peine le temps de nous dire et de nous répéter : « Je t’aime, nous nous aimons ». Le baiser de l’arrivée serait en même temps celui du départ.

Avant d’entreprendre une seconde série d’expérience en exil, il me fallait puiser, auprès de ma Rose, une étincelle du feu sacré de sa sagesse pour me guider dans ce second voyage qui pouvait être plus agité ou plus fécond en incidents que le premier. J’aurais peut-être à lutter dans des conditions moins avantageuses. Il me fallait de nouvelles forces pour combattre et de nouveaux espoirs pour vaincre ; et qui mieux que ma Rose pouvait m’aider, me conseiller. Je n’aurais peut-être jamais accepté les conseils d’autres personnes ou je leur aurais obéi avec moins d’enthousiasme. J’aimais tant ma Rose et je la trouvais si sincère dans son amour que je n’aurais jamais pensé un seul instant qu’elle pût se tromper. Ne voulait-elle pas son bien comme le mien, et n’était-ce pas son avenir que je préparais comme le mien. Me sentir soutenu par ma chère fiancée, c’était me croire dans la bonne voie, et suivre la voie qu’elle m’indiquait c’était mon plus grand désir, mon plus grand bonheur ; je m’y jetais avec ardeur. Peu m’importaient désormais les ennuis et les embûches que j’y rencontrerais, je les combattrais avec courage et je les vaincrais avec facilité parce que ma Rose me le disait et me le promettait. Était-ce de la suggestion ? Peut-être un peu, mais j’aimais tant le médecin ou le conseiller qui me suggestionnait que je ne pouvais pas ne pas lui obéir. L’avenir, de jour en jour, d’année en année, m’a prouvé amplement que j’avais eu raison de suivre les conseils de ma Rose. Aujourd’hui que j’ai vieilli sous le harnais, que j’ai acquis de l’expérience en toutes choses et que je suis à la veille de terminer ma carrière, je m’avoue franchement que, si le passé était à recommencer, je ne le ferais pas autrement et que j’aurais encore le même conseiller. Les luttes que j’ai eu à soutenir, suivant les conseils de ma chère Rose, pendant les cinq mois de mon séjour à Lowell, m’ont été plus profitables que l’expérience que j’ai acquise pendant les cinq premières années du début de ma pratique comme médecin. Plus que cela, ces luttes ont fait un homme de moi.

De retour de Ste-Martine, je repartais le lundi soir, 13 juin, pour Lowell.