L’ancien et le futur Québec/Chapitre I

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Typographie C. Darveau (p. 3-10).

I.


Messieurs,


J’ai guère plus d’une heure à vous parler, et j’ai à faire dérouler devant vous, au pas de course, l’histoire de plus de deux siècles et demi. Les faits passeront devant vous, rapides, sans répit, sans intervalles, comme des flots qu’un vent impétueux pousse les uns sur les autres ; seulement, les flots viennent toujours se briser soit sur le rivage, soit sur les écueils, tandis que notre histoire grandit et s’élève toujours ; nous aborderons avec Champlain au pied du roc de Stadacona en 1608, et nous monterons avec Lord Dufferin jusqu’au sommet de ce roc en 1876, et nous en ferons le tour en embrassant toute une ville là où il n’y avait, il y a deux cents ans, qu’une épaisse et sauvage forêt.

Champlain eût-il pu prévoir, lorsqu’il débarqua sur ce rocher farouche, hérissé, menaçant, qui semblait devoir l’éloigner au lieu de l’attirer, que ce même rocher serait un jour l’enjeu des deux nations civilisatrices du monde, que de sa possession dépendrait le sort de ces deux nations sur le vaste continent qui est devenu l’héritage des jeunes peuples ? Oui, messieurs, pendant cent cinquante ans, la lutte a été non seulement pour la domination, mais pour l’expulsion complète du sol américain, de l’une ou de l’autre puissance, de la France ou de l’Angleterre. Québec resté aux mains des français, c’était pour eux la possession assurée de la vallée du Mississippi qu’ils avaient découverte et qu’ils occupaient au moyen de forts détachés ; c’était de plus, dans un avenir prochain, la conquête de toutes les colonies étrangères qui bordaient l’Atlantique jusqu’à la Floride. Les américains le sentaient bien, eux qui avaient équipé à leurs propres frais plus d’une expédition, par mer et par terre, pour attaquer nos murs, eux qui représentaient sans cesse à l’Angleterre, dans leurs demandes d’hommes et d’argent, qu’il fallait supprimer la France en Amérique, et, pour cela, la frapper à la base même, lui enlever Québec, le pivot de son empire colonial, que tout ce qui serait fait en dehors de cet objet ne serait que peine perdue, que sang inutilement versé. Et certes, avouons qu’il fallait en finir, qu’un dénouement était aussi désirable qu’inévitable. Cette lutte horrible qui mettait ainsi aux prises sans relâche deux peuples héroïques, pour chacun desquels il y avait certainement une large place sur ce vaste continent, était arrivée à un degré d’irritation, d’animosité et de sauvagerie qui menaçait de faire disparaître la civilisation dans le gouffre même de la barbarie qu’elle était venue combattre. Les indiens, altérés de sang, ivres de pillage et de destruction, atteints jusqu’aux os par tous les vices de la civilisation européenne, sans avoir pu acquérir une seule de ses vertus, ne connaissaient plus de frein, étaient devenus incontrôlables. Au milieu des ombres profondes de la nuit, quelquefois en pleine paix, des villages inoffensifs, avant-postes éloignés des colonies anglaises, perdus dans les bois, étaient mis par eux à feu et à sac, les maisons incendiées, les femmes et les enfants traînés par les chemins et égorgés, des hommes, trop vieux pour se défendre, coupés par morceaux et la tête dépouillée pour orner la ceinture de guerre de ces barbares féroces. De la terre imbibée de sang éclataient sous les pas des soldats victorieux des cris de vengeance et de malédiction ; pas un buisson, pas un taillis où ne passât le souffle des esprits errants de milliers de victimes ; sur un espace grand comme le tiers de l’Europe, vingt à trente mille hommes trouvaient le moyen de se traquer, de s’entre-détruire avec orgueil au nom de leur patrie respective, et ce sol vierge, demeure grandiose d’une nature épanouie dans toute sa noblesse et dans toute sa force, resplendissant modèle des harmonies réunies de la création, ce sol, si riche des prodigalités du ciel, ne lui envoyait en échange que des concerts d’imprécations, des cris étouffés dans la mort, et l’écho partout répété du bruit des canons qui tuaient les hommes.

Non, non, Dieu n’avait pas fait le nouveau monde, cette terre de l’affranchissement, terre traditionnelle du refuge contre tous les genres de persécution et d’oppression, pour le laisser envahir par les passions, par les rivalités et les folies cruelles qui désolaient l’ancien continent. L’heure de la crise décisive était marquée et le jour fatal approchait. Qui peut, en parcourant la sombre liste des martyrs, la douloureuse histoire de la guerre coloniale, avec ses horreurs renouvelées sur tous les points, avec ses tueries insatiables que rachetaient à peine l’héroïsme multiplié de notre race et des actions d’éclat qui font l’étonnement, presque la stupeur des historiens, qui peut échapper à un regret poignant, refouler en soi des larmes amères ? Il n’y avait donc pas une terre au monde, même au sein de ces vastes et généreuses retraites, où deux peuples héroïques, comme les français et les anglais, pussent vivre en paix l’un à côté de l’autre ? Toutes les mers et tous les rivages étaient teints de leur sang l’un par l’autre versé ; une ambition insatiable les faisait se rencontrer jusqu’aux extrémités du monde et se combattre partout où la trace de leurs pas était empreinte ; ils se poursuivaient et se remplaçaient tour-à-tour dans tous les pays découverts ; la terre entière n’était pas assez grande pour y arborer à la fois l’étendard de St. George et la fleur de lys, et si les océans eûssent disparu soudain, laissant à sec leurs abîmes sans fond, on n’eût pas tardé à y voir plonger la France et l’Angleterre pour se disputer les écueils, les récifs et les cavernes encore humides des vagues en fuite.

Mais admirons un étrange retour de la destinée. Cette inimitié séculaire, cette soif de représailles attisée sans cesse par de nouvelles injures à venger, ont fait place subitement à une amitié que rien n’altère et qui dure déjà depuis soixante ans. Il semble que les grandes guerres du premier empire aient épuisé ce qui restait de haine dans le cœur des deux peuples ; la garde impériale, tombant à Waterloo sur un lit de mitraille, a fermé l’épopée militaire qui comptait huit siècles de combats ; sur le terrain sanglant de la dernière grande lutte, l’Angleterre et la France se sont tendu une main qui ne s’est pas desserrée depuis lors, et le monde soulagé a vu ces deux géants s’embrasser dans une étreinte qui semble désormais éternelle. Pour nous, cette paix remonte plus loin encore ; elle a aujourd’hui cent quinze ans, depuis la deuxième bataille des plaines d’Abraham livrée par le chevalier de Lévis, et voilà maintenant au juste un siècle, depuis l’invasion de 1775, que Québec n’a plus vu un seul ennemi sous ses murs.

Québec, Messieurs, c’est un grand nom dans l’histoire ; c’est le premier de toute l’Amérique ; Québec est la seule ville qui ait un passé un peu long sur cette terre si jeune ; elle n’a pour ainsi dire rien du nouveau monde que la liberté de ses citoyens et un avenir sans limites ; elle a la saveur antique et un cachet de noblesse que recouvre déjà la poussière des âges ; on y sent les générations disparues et comme des mânes qui percent de toutes parts le suaire du temps ; caractère et physionomie uniques sur une terre où l’œuvre de l’homme ne dure qu’un jour, où la veille n’apporte rien au lendemain, où le passé et l’avenir semblent également étrangers, parce qu’ayant fort peu emprunté à l’un, on ne se soucie guère de rien transmettre à l’autre. Québec a des monuments, chose étonnante en Amérique, et il a des ruines, chose unique ! Près de trois siècles y ont laissé leur image et leur empreinte sur le sol et dans l’air ; l’imagination peut s’y promener à l’aise autour d’un panorama admirable en évoquant à chaque pas des souvenirs aussi magnifiques que la nature qu’elle contemple… oh ! malheur à celui d’entre nous qui ne connaît pas l’histoire de la ville de Champlain, foyer modeste des plus beaux dévouements, du plus noble héroïsme, celui qui ne cherche pas la gloire et qui renferme toutes les grandeurs.

Avec un passé comme le nôtre, Messieurs, on prend rang de suite parmi les peuples qui ont grandi dans la mémoire des hommes ; les vertus difficiles, c’est-à-dire les vertus humbles, nous étaient familières, et le courage des vrais héros, celui qui est sans ressources et sans espoir, inconnu, ignoré souvent, presqu’aussitôt oublié, était l’âme même de nos aïeux, et quand je dis nos aïeux, je parle des habitants de Québec seul, parce que cette ville a été pendant cent cinquante ans le Canada tout entier. C’est elle qui maintenait, qui résistait, qui résumait tout ; c’était la seule ville militaire du continent, la seule où pût se jouer définitivement le sort des deux nations qui l’avaient colonisée ; c’était la seule au monde qui eût, à cent cinquante lieues de l’océan, un port de mer capable de contenir les plus grandes flottes, la seule aussi peut-être où l’on vît un aussi merveilleux ensemble de beautés naturelles servant de cadre aux plus éclatantes traditions dont puisse s’énorgueillir un peuple. Aussi, dès que l’heure de l’histoire eût sonné pour Québec tous les yeux se sont-ils tournés vers elle en y restant longtemps rivés par le respect et l’admiration ; pas un écrivain américain qui n’y ait consacré des pages éloquentes et émues, pas un seul qui ne soit venu remuer cette poussière féconde, pour y chercher les grandes leçons à transmettre aux générations futures ; pas un seul qui n’ait étudié ses fondations déjà séculaires, pures œuvres de sacrifice et de dévouement inépuisable ; pas un qui ne se soit incliné devant le nom immortel, quoique bien humble, de la duchesse d’Aiguillon, de Mme de la Peltrie, de Marquette et de Brébeuf, aussi bien que devant les noms retentissants de Montcalm et de Wolfe. Ces fondateurs et ces martyrs n’ont pas gagné de batailles, mais ils voulaient gagner tout un monde à la foi chrétienne : ils soignaient les blessés et combattaient la mort que les guerriers semaient partout, et si nous devons admirer les hauts faits d’armes, que ne devons-nous pas sentir en présence de ces touchants et sublimes exemples qui illuminent d’un rayon doux et consolant bien des pages sanglantes ?

Avez-vous remarqué, Messieurs, depuis un certain nombre d’années, quelle ardeur de recherches, quelle étude passionnée nos écrivains canadiens dirigent sur Québec, point de mire pour ainsi dire unique, seul endroit du pays digne d’un intérêt qui se soutient dans tous les temps ? Le vieux Charlevoix avait déjà pressenti dès 1720 ce que deviendrait un jour notre ville parmi les cités monumentales de l’histoire, et il s’écriait dans son enthousiasme : « De même que Paris a été pendant longtemps inférieur à ce qu’est aujourd’hui Québec, de même il viendra un temps où celle-ci sera l’égale de Paris, et alors, aussi loin que l’œil peut atteindre, il ne découvrira sur les rives du St. Laurent que des villes, des demeures somptueuses, de riches prairies, des champs fertiles et des collines chargées de moissons, des quais superbes bordant la capitale, son port entouré d’édifices et des centaines de navires y chargeant leurs opulentes cargaisons… » Ce temps n’est pas encore venu, mais le rêve de Charlevoix n’est pas non plus évanoui ; cent cinquante ans plus tard, de nos jours, un homme d’une nature d’élite, d’une imagination d’artiste, sensible au beau, ému et enchanté par le spectacle grandiose qu’offre au regard notre fleuve roulant dans son cadre de montagnes qui se poursuivent à perte de vue derrière l’horizon, rassemblant tumultueusement leurs mamelons hérissés, comme des sanglots qui ont soulevé la vaste poitrine de la terre et se sont brisés en éclatant, tantôt s’abaissent sous la pression douce de quelque gorge qui ondule sur leurs flancs comme la caresse sur la crinière d’un lion, tantôt coupent les cieux de leurs crêtes pelées et tondues par les orages, courbent avec fureur sous les vents du nord-est leurs forêts irritées, ou bien balancent aux souffles tièdes d’été leurs grandes ombres assoupies, dont l’image plonge jusque dans les profondeurs du fleuve, se replient sur elles-mêmes, et puis s’entr’ouvrent et se déploient avec une harmonie majestueuse, faite des variétés réunies de tous les aspects,… en présence d’un pareil spectacle, que la terre n’a nulle part répété, un autre homme a conçu de nos jours un rêve peut-être aussi grand que celui de Charlevoix, et, plus heureux que son devancier, il a voulu en commencer sans retard la réalisation ; cet homme, Messieurs, à qui nous sommes appelés à rendre ce soir notre hommage reconnaissant, c’est mylord Dufferin, le gouverneur-général.

Voilà un nom, Messieurs, qui nous est cher à tous, depuis qu’il nous est connu. À peine avait-il mis le pied sur le rivage canadien, que lord Dufferin, frappé de la beauté sans égale de Québec, en faisait sa demeure de prédilection. Depuis lors, cette préférence, ce beau feu, comme on disait jadis, qui est l’entraînement irrésistible d’une âme délicate vers les grandes œuvres de la création pure, n’a fait que croître, malgré l’éloignement, au point qu’aujourd’hui Son Excellence semble ne pouvoir plus vivre en Canada ailleurs qu’au milieu de nous. Mylord a étudié l’histoire de Québec et il l’a trouvée digne du cadre que la nature environnante fait à la ville ; il a compris surtout qu’il fallait faire quelque chose pour cette noble cité qui perdait tous les jours un lambeau de son passé, et que la décrépitude assaillait sur tous les points en menaçant de remplacer par des rides repoussantes la touchante majesté des ruines. Lord Dufferin relève le Québec qui s’écroule, mais il le relève en l’embellissant ; il veut même ressusciter des monuments entièrement disparus, retenir jusqu’à leur nom, mais en leur donnant un lustre inouï et une disposition nouvelle qui ne soit plus un obstacle au mouvement ; les remparts, jusqu’aujourd’hui ceinture gênante et beaucoup trop étroite pour une ville qui grandit, vont être percés de larges ouvertures pour la circulation, et seront désormais dans l’avenir un souvenir historique en même temps qu’une promenade incomparable tout autour de la capitale.