L’ange de la caverne/01/02

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Le Courrier fédéral (p. 10-12).

CHAPITRE II

LES INSÉPARABLES


Yves Courcel et Sylvio Desroches étaient des inséparables. L’on voyait rarement l’un sans l’autre. Amis de collège, ils étaient restés amis dans le monde.

Cette amitié entre Yves et Sylvio avait commencé au collège. D’abord, il y avait un contraste frappant entre les deux amis : Yves Courcel était, comme collégien, déjà grand, fort et très développé pour son âge, tandis que Sylvio Desroches était petit, faible et d’assez malingre apparence. Comme ça se voit souvent, l’écolier faible devint le pâtira de sa classe.

Un jour, on avait entrepris de faire faire de la lutte à Sylvio Desroches et, comme il s’en défendait, s’en sentant incapable d’ailleurs, on s’était emparé de lui, on l’avait jeté par terre, attaché avec des cordes, puis on s’était mis à danser en ronde autour de lui. Mais cette ronde fut interrompue brusquement : Yves Courcel, arrivant sur la scène, avait administré des coups de poing à droite et à gauche et la ronde s’était achevée désastreusement. Trois ou quatre écoliers gisaient par terre, saignant du nez ou de la bouche ; le nez écrasé, les dents cassées, tandis que les autres, ne se sentant pas de force à lutter contre cet Hercule qu’était Yves Courcel, avaient pris la fuite.

Yves releva Sylvio, il détacha ses liens et, à partir de ce jour, le prit sous sa protection. Malheur à qui eut osé toucher à Sylvio Desroches ou même le narguer dorénavant ; Yves Courcel était là et… on savait ce que cela voulait dire.

Cet incident fut donc le prélude d’une amitié sincère, inaltérable ; protectrice, d’un côté, reconnaissante, de l’autre et cette amitié eut duré toute la vie aussi, sans doute, si un événement… mais, n’anticipons pas.

Quand il s’était agi de choisir une profession, à la fin de leurs études, Yves Courcel choisit le Génie Civil et Sylvio Desroches devint Courtier de Placements. Mais, tandis que la chance favorisait Sylvio et qu’il faisait des affaires d’or, Yves était poursuivi par un inlassable guignon. Tout réussissait au courtier de placements, tout ce qu’il touchait devenait or, semblait-il ; l’ingénieur civil, au contraire, rejoignait à peine les deux bouts. Certes, son ami lui eut aidé de sa bourse ; mais Yves ne voulait rien accepter.

« J’ai ma profession, tu sais, Desroches, » répondait-il, « je devrais faire mon chemin comme tant d’autres. »

Trois ans plus tard, les deux amis se mariaient. Yves Courcel épousait une orpheline, riche de ses qualités et vertus seulement ; Sylvio Desroches épousait, lui aussi, une orpheline, mais une riche orpheline, une héritière.

Après deux ans d’un bonheur sans mélange, Mme Desroches mourut, en donnant le jour à un fils, qui fut nommé Tanguay, nom de famille de sa mère. Trois ans plus tard, Mme Courcel devint mère, à son tour, d’une petite fille qui fut nommée Éliane et Yves Courcel était au comble du bonheur. Tanguay, l’enfant de Sylvio, fut confié à Mme Courcel jusqu’à l’âge de neuf ans, puis il fut envoyé dans un séminaire. Éliane, qui avait six ans alors, eut un gros chagrin quand Tanguay partit : Tanguay, son compagnon de jeux, son grand frère ! Mais, en retour, quel bonheur quand les vacances le lui ramenaient !

Sylvio Desroches ne convola pas en secondes noces. Il se consacrait à ses affaires, puis, ses moments de loisir, il les passait chez son ami. Mme Courcel n’était pas de ces femmes qui, par ridicule jalousie, se rendent désagréables aux amis de leurs maris. Toujours accueillante et aimable, elle faisait au jeune veuf une place à son foyer ; aussi, quelle respectueuses et tendre amitié Sylvio éprouvait pour la femme de son ami !

Et les affaires, comment allaient-elles ?… Yves était-il toujours poursuivi par la malchance ?… Eh ! bien, oui !… On n’était pas riche chez les Courcel ; le nécessaire et le confort régnaient au foyer ; mais le luxe en était exclus… et pour cause. Qu’importait, en fin de compte ; ils étaient jeunes tous deux et leur gentille Éliane était déjà une adorable fillette, idolâtrée de ses parents. La richesse ne fait pas toujours le bonheur. La santé, une confortable aisance ; voilà des dons qui valaient mieux que de l’or… et de ces dons, les Courcel savaient se contenter et en rendre grâce à Dieu.