L’ange de la caverne/01/24

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 110-113).

CHAPITRE XXIV

« L’ÉCHO » DE SMITH’S GROVE.


Tandis que Messieurs Mirville et Andréa servaient les liqueurs, Éliane, pour se donner une contenance, se mit à feuilleter les journaux. Plus que jamais, cependant, elle était décidée de se mettre sous la protection de Messieurs Mirville et Andréa… Oui, elle leur dirait tout, tout !…

« Je ne retournerai pas à la caverne, non, je n’y retournerai pas !… Jamais plus belle occasion de fuir cette vie que je mène, ne se présentera, et je vais en profiter… Peut-être M. Mirville m’engagera-t-il pour bibliothécaire et secrétaire… Quel bonheur de vivre continuellement auprès de cet homme si bon, qui a l’air d’avoir conçu une affection vraiment paternelle pour moi… Et M. Andréa… lui aussi, je l’aime… Oh ! que je serais heureuse ici !… Il faut que… »

Le monologue d’Eliane s’arrêta brusquement ; c’est qu’elle venait de lire sur « L’Écho » de Smith’s Crove, à la première page, cet entête flamboyant :

« MYSTÉRIEUSE DISPARITION DU DOCTEUR T. STONE. »

Éliane faillit crier, tant sa stupéfaction fut grande. Elle fut plusieurs instants sans pouvoir lire l’article de “L’Écho” de Smith’s Crove, mais, enfin, elle lut ce qui suit :

« Smith’s Crove déplore la disparition du Docteur T. Stone, arrivée il y a deux jours. Le Docteur Stone, parti à pied de chez lui, accompagné de son domestique nègre Bamboula, n’a pas reparu. Le médecin et son jeune domestique ont été aperçus pour la dernière fois, s’enfonçant sous bois, à deux milles à peu près de Smith’s Grove… puis, tous deux ont disparu… aussi complètement que si le sol se fut entr’ouvert pour les engloutir. »

Éliane en était là dans sa lecture, quand on vint annoncer le dîner… Ainsi, le Docteur Stone avait disparu !… Ce n’avait pas été une vaine menace que celle de Castello, l’autre jour ; n’avait-il pas dit : « Qui sait ?… Peut-être le Docteur Stone erre-t-il, égaré, dans la partie inhabitée de la caverne, en ce moment, mourant de faim et de soif. » O ciel !… Mais, alors, la jeune fille se dit qu’elle ne pouvait quitter la caverne sans s’être assurée du sort du médecin, de son ami, qui avait risqué sa vie pour essayer de la secourir… Avait-il été assassiné par Goliath et Samson ?… Ou bien, serait-il, en effet, dans cette autre partie de la caverne, mourant de faim et de soif ?… Non, décidément, Éliane se dit qu’elle devait retourner à la caverne, afin de s’assurer du sort de son ami… Comment s’y prendrait-elle, et comment le sauverait-elle, s’il était en danger ?… N’était-elle pas, elle-même, prisonnière et gardée de vue, jour et nuit ?… Qu’importe ! Elle ne savait comment elle s’y prendrait pour secourir le Docteur Stone ; mais, elle aussi, saurait risquer sa vie, s’il le fallait, pour celui qui avait risqué la sienne pour elle…

« Si je sollicite la protection de M. Mirville et M. Andréa, » se disait Éliane, « ils me la donneront, je le sais… Si je le désire, je ne retournerai plus à la caverne ; je n’ai qu’un mot d’explication à donner à nos hôtes pour qu’ils me protègent… Certes, la tentation est grande… si grande, mon Dieu !… Mais, en me sauvant moi-même, je condamne le Docteur Stone… Je ne pourrais retrouver les entrées à la caverne, ni de la partie habitée, ni de la partie inhabitée… Non, je ne puis l’abandonner ainsi ; il faut que je retourne en cet enfer !… Je n’aurai jamais pareille chance de quitter la caverne ; mais je ne puis en profiter… Il faut que je le sauve, si je le puis, il le faut ! »

« Eh ! bien, Mlle Lecour, voilà trois fois que je vous offre mon bras pour vous conduire à la salle à manger ! » dit, tout à coup, la voix de Castello.

— « Je vous demande pardon, M. Castello, » dit Éliane, d’une voix tremblante. « Je suis prête. »

Mirville, ayant Lucia à son bras, prit la direction de la salle à manger, Éliane et Castello les suivant ; mais Andréa resta quelques minutes à la bibliothèque, après leur départ.

Quand il fut seul, Andréa prit une feuille de papier très-mince, sur lequel il écrivit rapidement quelques lignes, puis, ce papier, il le glissa dans un des gants d’Éliane ; ensuite, il se dirigea vers la salle à manger, à son tour. Éliane, assise, à table, entre Mirville et Andréa, se demanda, encore une fois, si elle n’avait pas tort de ne pas se mettre sous la protection de ces deux hommes. Elle le savait bien, si elle leur disait : « Sauvez-moi ! Je suis prisonnière de cet homme et de cette femme, dans une caverne, rendez-vous de moonshiners… Gardez-moi ici ; ne me laissez pas partir !… » ces deux hommes la défendraient jusqu’à la mort… Mais, si elle faisait ce que sa raison lui dictait, elle condamnait le Docteur Stone, celui qui avait risqué sa vie pour elle. La raison lui conseillait donc de quitter la caverne… Le cœur lui dictait le devoir d’y rester : elle resterait.

Castello comprenait bien le danger qu’il courait. Ses yeux ne quittaient pas Éliane, placée entre ces deux hommes honnêtes, forts et robustes… Il savait bien, lui aussi, que Mirville et Andréa ne reculeraient devant rien pour sauver Éliane, si elle réclamait leur protection… Aussi, les yeux de Castello se faisaient-ils menaçants quand ils rencontraient ceux de la jeune fille et ce fut un soulagement pour lui, quand, à la fin du dîner, on vint annoncer que la limousine était prête et que le chauffeur attendait à la porte.

« Nous regrettons que vous soyez obligés de nous quitter si tôt, » s’écria Mirville. « Mais, ne l’oubliez pas, vous serez toujours les très-bienvenus à la villa Andréa. »

— « Assurément, oui ! » ajouta Andréa.

— « Merci, merci, » répondit Castello. « Mais, partons, » ajouta-t-il, en s’adressant à Éliane et Lucia. « Nous ne nous rendrons pas à Bowling Green ; il est trop tard maintenant. »

Hâtivement, Éliane et Lucia mirent leurs chapeaux et leurs manteaux. Andréa, sans en avoir l’air, surveillait Éliane… Elle allait mettre ses gants… Pourrait-elle cacher sa surprise en s’apercevant du billet que renfermait l’un d’eux ?… Oui… Éliane leva légèrement les sourcils, sans doute, quand elle sentit le papier dans son gant, mais ce fut le seul signe de surprise qu’elle donna, puis, ses yeux rencontrèrent ceux d’Andréa… N’était-il pas resté seul à la bibliothèque, tout-à-l’heure ?… C’était certainement lui qui avait écrit ce billet.

Les adieux et remerciements se firent, froidement, de la part de Castello et de Lucia ; mais Éliane ne put résister au désir de jeter ses bras autour du cou de Mirville, au moment de le quitter. Celui-ci pressa la jeune fille contre son cœur et murmura :

« Éliane ! Éliane ! »

— « Adieu et merci, M. Andréa, » dit Éliane, en serrant la main d’Andréa.

À ce moment, un taxi entrait dans le terrain de la villa Andréa. Ce taxi contenait un monsieur et une dame : c’étaient M. et Mme Reeves-Harris, venant rendre visite à Messieurs Mirville et Andréa. Castello se dit qu’il fallait éviter de rencontrer M. et Mme Reeves-Harris, à tout prix. Il entraîna donc Éliane et Lucia vers la limousine…

Et l’on partit, d’un trait, dans la direction de Smith’s Grove… et de la caverne.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.