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L’ange de la caverne/02/05

La bibliothèque libre.
Le Courrier fédéral (p. 135-139).

CHAPITRE V

LES PRISONNIERS D’ÉLIANE


Ce fut la cloche sonnant le premier appel du déjeuner qui éveilla Éliane, le lendemain matin. Elle avait mis beaucoup de temps à s’endormir ; le sentiment de sa responsabilité l’avait tenu éveillée jusque vers les trois heures du matin…

C’était, en effet, une bien grande responsabilité dont elle s’était chargée : le Docteur Stone et son nègre Bamboula étaient, eux aussi prisonniers dans la caverne et il fallait trouver un moyen de pourvoir à leur nourriture… Cette question de nourriture inquiétait beaucoup la jeune fille.

« Il faut que je trouve un moyen de leur procurer des aliments, chaque jour, » se disait-elle, tout en s’habillant, ce matin-là. « Que le ciel m’inspire !… Le goûter que je leur ai donné la nuit dernière peut leur durer environ deux jours peut-être ; mais ensuite ?… Allons ! Voilà la seconde cloche pour le déjeuner qui sonne !… Je ne sais si Lucia sera assez forte pour présider au repas, ce matin ?… Je n’aime guère prendre mes repas seule avec M. Castello. »

Non, Lucia n’était pas dans la salle à manger quand Éliane y entra ; sans doute, son excursion nocturne n’avait pas contribué à améliorer l’état de sa santé.

« Lucia est-elle plus malade ce matin ? » demanda Éliane à Castello.

— « Non, non » répondit Castello. « Nous sommes revenus tard hier soir — ou plutôt, de bonne heure ce matin — et Lucia reprend son sommeil perdu ; voilà tout. »

— « Ah ! tant mieux… Je veux dire, tant mieux si Lucia n’est pas malade… Je l’ai trouvée bien changée hier. »

« Comment avez-vous passé la veillée, hier soir, Éliane ? » demanda Castello. Vous dormiez depuis longtemps quand nous sommes revenus. »

Comment avait-elle passé la veillée ?… Ah ! M. Castello était loin de se douter des aventures par lesquelles elle était passée !  !

— « Oh ! la veillée s’est passée bien agréablement, merci… Je n’étais pas tout à fait seule d’ailleurs ; j’avais Rayon pour me tenir compagnie. »

— « Ah ! oui, Rayon !… » dit Castello en riant. « Comment se porte ce petit personnage ? »

— « Il se porte bien, merci, » répondit la jeune fille gaiement. « En ce moment, il dort dans le lit que je lui ai fait dans ma chambre, chère petite bête ! »

— « Que je suis content de vous avoir fait tant plaisir, en vous donnant ce petit chien ! Quand je serai parti, Rayon me rappellera à votre souvenir peut-être… sans comparaison, j’espère, » ajouta Castello, en riant.

— « Point n’était besoin de me laisser un souvenir pour cela ; j’aurais pensé à vous quand même, M. Castello. »

« Certes » se disait Éliane, « je ne saurais vous oublier, cher M. Castello !… Depuis six mois et au-delà que vous me retenez prisonnière dans cette caverne ; cela, je ne l’oublierai jamais ! »

Mais Castello, qui, comme la majorité des hommes, était rempli de fatuité, se réjouissait de l’exclamation de sa fiancée.

« Merci, Éliane, » dit-il. « Je crois vraiment que vous penserez à moi quand je serai parti… et j’en suis heureux, si heureux ! »

Tout à coup, une idée surgit dans le cerveau d’Éliane… Oui, elle venait de trouver un moyen de procurer des aliments pour “ses prisonniers” comme elle désignait, dans sa pensée, le Docteur Stone et Bamboula ! Elle allait profiter des bonnes dispositions de Castello pour arranger cette affaire immédiatement.

« M. Castello » dit-elle, « j’aurais une faveur à vous demander. »

— « Une faveur, ma chérie ? » demanda Castello. « Soyez certaine qu’elle vous est accordée d’avance… si c’est possible. »

— « Eh ! bien, voici : permetteriez-vous qu’on me serve mon lunch dans la bibliothèque, dorénavant ? »

— « Dans la bibliothèque ! »

— « Oui, dans la bibliothèque… Souvent, je suis obligée d’interrompre un travail important juste à l’heure du lunch… Ce sont des éditions que je suis à classifier, ou bien le catalogue… Quand je retourne à la bibliothèque ensuite, je ne me retrouve plus et c’est tout à recommencer. »

— « Mais, Éliane, vous n’êtes pas à la tâche, vous savez ! ” répondit Castello en souriant. « Même, je trouve qu’il ne convient pas tout à fait à ma fiancée, à la future Contessa del Vecchio-Castello de gagner sa vie ainsi et je… »

— « Assurément, vous ne songez pas à me priver de ce travail que j’aime, M. Castello ! » s’écria Éliane.

Ciel ! Si Castello allait lui fermer l’accès la bibliothèque !  !… Ce serait l’arrêt de mort de « ses prisonniers » le Docteur Stone et Bamboula… Elle se sentit pâlir.

— « Rassurez-vous, ma chère enfant, je ne ferai rien qui pourrait vous causer de la peine, même le moindre ennui… Je vais donner l’ordre que votre lunch soit servi dans la bibliothèque, puisque vous le désirez… Mais, Éliane… si je ne devais pas m’absenter, je consentirais difficilement à me priver de votre présence dans la salle à manger… oui, difficilement ! »

— « Ainsi, vous consentez ?… À partir d’aujourd’hui, le lunch me sera servi dans la bibliothèque ? »

— « Oui, » répondit Castello. « Paul, » dit-il au petit marmiton, qui venait d’entrer dans la salle à manger, « à partir d’aujourd’hui, tu serviras le lunch de Mlle Lecour dans la bibliothèque, entends-tu ? »

Un éclair de joie illumina le visage de Paul en recevant cet ordre. Cet éclair de joie, Éliane seule le vit, car le petit marmiton baissa aussitôt les yeux et ce fut d’une voix assez rude qu’il répondit à Castello :

« C’est bien, monsieur. »

« Ces domestiques ! » s’écria Castello, en riant, aussitôt que Paul eut quitté la salle à manger, « ça n’aime pas un surcroît d’ouvrage… Dans tous les cas, Éliane, si Paul ne fait pas bien son service, vous n’aurez qu’à m’en avertir, ou bien en avertir Lucia, quand je n’y serai pas. »

— « Je vous remercie, M. Castello, » dit Éliane, en se levant de table, « je vous remercie de m’avoir accordé cette faveur. »

Un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine : sa ruse avait réussi ; la vie du Docteur Stone était assurée désormais et, avant, bien avant le retour de Castello de son lointain voyage, Éliane espérait avoir quitté la caverne, emmenant avec elle le Docteur, son nègre, et aussi l’autre captif… Comment s’y prendraient-ils pour fuir ce repaire ?… Elle ne le savait pas ; mais le ciel leur viendrait en aide, elle en était sûre !

À une heure précise, Paul, portant un plateau, entra dans la bibliothèque. Rayon, qui était couché aux pieds de sa maîtresse, accourut au-devant du petit marmiton en remuant la queue. Car Rayon avait déjà ses préférés parmi les habitants de la caverne : il aimait Paul, mais il craignait Castello ; il grondait quand il apercevait René, l’autre marmiton et il montrait franchement les dents au cuisinier, à Goliath et à Samson.

« Merci, Paul, » dit Éliane. « Dépose le cabaret sur cette table ; je ne suis pas prête à manger maintenant. »

— « Si vous voulez sonner quand vous désirerez votre café, Mlle Lecour, » dit Paul, « je vous l’apporterai tout brûlant. »

— « Oui, je sonnerai… M. Castello est-il dans la salle à manger ? »

— « Oui, mademoiselle… et Mlle Lucia lui tient compagnie. »

— « Ah !… Mlle Lucia est donc mieux, Paul ? »

— « Elle se dit mieux ; mais moi, je la trouve bien changée… Ainsi, aussitôt que vous sonnerez, Mlle Lecour, je vous apporterai le café », dit Paul, en quittant la bibliothèque.

Puisque Castello et Lucia étaient dans la salle à manger, Éliane n’avait pas à craindre de surprise, pour le moment. Elle écrivit donc au Docteur Stone, lui racontant comment elle s’y était prise pour assurer sa nourriture quotidienne. Elle lui annonça ensuite que Castello et son domestique Goliath — deux bandits herculéens — devaient partir dans deux jours pour environ deux mois et que ce départ la rendait toute joyeuse…

« Il est vrai » écrivait-elle « qu’il restera ici Lucia, que vous connaissez déjà : elle est la sœur de M. Castello — Il restera aussi Samson, un autre Hercule, et le cuisinier, un fier bandit, celui-là aussi. Puis deux petits marmitons, dont l’un (René) est fureteur et méchant ; l’autre (Paul) s’est attaché à moi, je m’en suis fait un ami… qui nous aidera au besoin.

Ainsi donc, prenons courage !… La perspective est plutôt encourageante et j’espère que nous pourrons quitter la caverne avant le retour de M. Castello… »

Éliane interrompit sa lettre brusquement, car elle entendit soudain les pas de Castello qui s’approchaient de la bibliothèque.