L’ange de la caverne/02/12

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Le Courrier fédéral (p. 166-169).

CHAPITRE XII

LA FEUILLE DE ROUTE


« Mademoiselle Éliane, » dit le Docteur Stone, un matin, huit jours plus tard, « je dois vous en avertir ; cette pauvre Lucia ne passera pas la journée. »

— « Vraiment ! » s’écria tristement Éliane.

— « La mort surprend toujours, je sais… Lucia ne verra pas se coucher le soleil, ce soir. »

— « Docteur Stone, » demanda la jeune fille, « Lucia est Italienne ; conséquemment, elle doit appartenir à la religion catholique ? »

— « Je le crois, » répondit le médecin. « J’ai pensé qu’il serait bon de l’interroger à ce sujet et faire venir le Curé au plus vite. »

— « Je vais m’en occuper, » dit Éliane. « Pauvre pauvre Lucia ! »

Éliane entra dans la chambre de Lucia et celle-ci sourit, en apercevant sa jeune infirmière.

« Comment vous sentez-vous, ce matin, Lucia ? » demanda Éliane.

« — Chère Éliane, » répondit Lucia, « je crois bien… non, je sais que je ne passerai pas toute cette journée en ce monde… Mais, je vous l’ai dit déjà, ça m’est égal de mourir… Il y a si longtemps que je souffre, voyez-vous ! »

— « Pauvre Lucia ! » murmura Éliane. « C’est un grand voyage que vous allez faire ?… et vous le ferez seule… Vous êtes prête à partir, Lucia ? »

— « Prête ? » Ah ! oui… Je sais ce que vous voulez dire, mais… »

— « Lucia, demanda la jeune fille, « vous appartenez à la religion catholique, n’est-ce pas ? »

— « Je suppose que oui, Éliane… J’ai été baptisée et j’ai fait ma première communion ; mais je n’ai jamais pratiqué ma religion… je ne sais pourquoi… »

— « Chère chère Lucia, » s’écria Éliane, en joignant les mains avec ferveur, « consentez à recevoir un prêtre !… Le Curé de Smith’s Grove est un saint, un aimable saint, dit-on… Oh ! ne partez pas ainsi, sans vous procurer une feuille de route… je veux dire, le secours de notre sainte religion… Dieu est tout miséricordieux, je sais ; mais il faut être prête à rencontrer le Grand Juge. »

— « C’est inutile d’insister, Éliane, » répondit Lucia. « Voyez-vous, j’ai près de quarante ans… il y a trente ans que je ne me suis pas approchée du confessionnal… Je ne saurais que dire au prêtre. »

— « Consentez à recevoir le prêtre, » supplia Éliane, « et laissez-le faire. Il vous rendra la chose facile et… Ô Lucia, Lucia, ne résistez pas à la grâce ainsi ! »

— « Faites venir le prêtre, Éliane ; j’aimerais à le voir, » dit Lucia, d’une voix affaiblie.

— « Merci ! Merci, Lucia ! » s’écria la jeune fille, en déposant un baiser sur le front de la malade. « Le Docteur Stone ira chercher le prêtre immédiatement. »

Éliane courut au bureau du médecin.

« Lucia veut voir le prêtre, Docteur Stone, » dit-elle.

— « Je vais le chercher tout de suite, » répondit le docteur ; le presbytère n’est qu’à quelques pas d’ici. »

Quand, vers les cinq heures de l’après-midi, Lucia rendit le dernier soupir, ce fut une consolation pour Éliane de se dire qu’elle était morte munie des derniers sacrements de l’Église.

Lucia mourut doucement, sans agonie presque. Ses dernières paroles furent :

« Merci, Éliane ! Merci, Docteur Stone ! Grâce à vous deux, je meurs tranquille et heureuse… J’espère que vous serez heureux… tous deux… Mon frère… Dites-lui, Éliane… »

Mais le dernier message de Lucia à son frère s’éteignit sur ses lèvres… et elle retomba sur son oreiller… morte.

Le surlendemain eurent lieu les funérailles de Lucia. S’il n’y eut pas foule dans l’église quand on chanta le service de cette étrangère à Smith’s Grove, il y eut trois cœurs sincères : Éliane, le Docteur Stone et Paul. Tous trois prièrent avec ferveur pour cette pauvre Lucia, qui était morte au milieu d’étrangers, loin de son frère qu’elle aimait tant.

Une grande surprise était réservée à Éliane, au retour des funérailles. Le Notaire attendait la jeune fille chez le Docteur Stone et, quand il lut le testament de Lucia, Éliane apprit que la sœur de Castello lui avait légué, à elle Éliane, tout son argent, moins la somme de $5,000 qu’elle laissait à Paul et qu’il devait toucher à sa majorité. Le Docteur Stone avait été nommé exécuteur testamentaire.

Éliane se trouvait donc en mesure de vivre indépendamment de tout travail ; cependant, elle n’en accepterait pas moins la position de secrétaire à la villa Andréa.

Quelle douleur éprouva le Docteur Stone quand Éliane lui annonça qu’elle partirait, ce même jour, pour Bowling Green, où elle avait trouvé un emploi !

« Vous partez, Éliane ! » s’écria le médecin. « O Éliane, que vais-je devenir, sans vous ! »

— « Mais, Docteur, » répondit Éliane, « Lucia étant morte, je n’ai plus de raisons pour accepter votre hospitalité, ce me semble. »

— « Éliane ! Éliane ! » C’est tout ce que put dire le Docteur Stone. Éliane était sous son toit ; il n’allait pas l’oublier… Combien il eut voulu la presser dans ses bras et la supplier de ne pas le quitter, pourtant ; de devenir sa femme, sa femme bien-aimée ! Combien il l’aimait, o ciel, combien il l’aimait ! !

« Éliane, m’écrirez-vous quelquefois ? »

— « Oui, je vous le promets, Docteur… D’ailleurs, j’aimerai à m’informer de M. Pierre et d’en recevoir des nouvelles souvent. »

— « Combien triste va me sembler ma maison quand vous ne serez plus là Éliane !… Éliane, dites-moi que vous ne m’oublierez pas ! »

— « Vous oublier, Docteur Stone ! Ce n’est pas probable… Vous le pensez bien, je n’oublierai jamais ! »

— « Quand on a souffert ensemble »… Vous connaissez le reste de cette citation. Éliane ?… Nous avons souffert ensemble dans la caverne et… Éliane ! Éliane !… Non, je ne puis vous laisser partir !… » et des larmes, dont il n’eut pas honte, coulèrent sur ses joues.

Éliane, elle aussi, pleurait…

« Nous nous reverrons avant longtemps, peut-être, » dit-elle. « Maintenant, je vais monter voir M. Pierre et lui faire mes adieux. À tout à l’heure, Docteur ! »

Toute la maisonnée fut attristée du départ d’Éliane ; le Docteur Stone d’abord, puis Hannah et Paul et même Bamboula. M. Pierre, lui, était inconsolable. Il ne cessait de répéter en gémissant :

« Mlle Éliane qui s’en va ! Notre Ange de la caverne ! »

Ce qu’il en coûtait à Éliane de s’arracher à toutes ces affections ! Mais il le fallait !  !

Vers les six heures du soir, elle monta dans la voiture du Docteur Stone, accompagnée de Rayon, auquel tout changement semblait faire plaisir, du moment qu’on ne le séparait pas de sa jeune maîtresse. Juno partit au trot et bientôt — trop tôt selon Éliane et le médecin — on arriva à la gare.

Le soir même, notre jeune héroïne s’installait à la villa Andréa et ce fut le lendemain seulement qu’elle se rappela avoir oublié de dire au Docteur Stone qu’elle avait accepté l’emploi de secrétaire de M. Mirville.