L’ange de la caverne/02/13

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Le Courrier fédéral (p. 170-175).


CHAPITRE XIII

COMMENT ON SE RETROUVE


M. Pierre allait mieux, beaucoup mieux ; même, le Docteur Stone le croyait guéri. Cette guérison, il est vrai, avait été précédée de crises de fièvre et de délire ; M. Pierre avait tellement divagué pendant deux ou trois jours, après le départ d’Eliane, que Paul avait eu peur de rester seul avec le malade. Le Docteur Stone avait passé trois nuits auprès de M. Pierre, l’écoutant balbutier des choses qui donnaient beaucoup à penser au jeune médecin.

Mais, ce soir, M. Pierre veillait avec le Docteur Stone. Après le dîner, que les deux hommes avaient pris ensemble, ils s’étaient installés dans le bureau du docteur et, tout en fumant, ils causaient.

« Avez-vous eu des nouvelles de Mlle Éliane ? » demanda M. Pierre au Docteur Stone.

— « Oui, M. Pierre, j’ai reçu quelques lignes hier… Mlle Lecour a l’air satisfaite de son emploi… Elle s’informe beaucoup de l’état de votre santé. »

— « La charmante enfant !… C’est assez singulier, Docteur, mais Mlle Éliane me rappelle quelqu’un… que j’ai dû connaître jadis, mais dont le nom ne me revient pas… »

— « Cela arrive assez souvent que nous trouvions des ressemblances ainsi, M. Pierre… Vous, M. Pierre, vous me rappelez aussi quelqu’un que j’ai connu autrefois. »

— « Vraiment ! » s’écria M. Pierre. « Bah ! » reprit-il, en souriant ensuite, « peut-être que nous avons tous un peu la berlue… effet du climat Kentuckéen, sans doute, car, la première fois que je vous ai aperçu, sans votre barbe, Docteur Stone, j’aurais juré… »

— « Monsieur, » demanda brusquement le médecin, d’une voix qui tremblait un peu, « ce nom de Pierre est-il réellement le vôtre ? N’est-ce pas un nom d’emprunt ? Vous ne vous nommez pas Pierre, n’est-ce pas ? »

— « Eh ! bien non, » répondit l’interpellé.

— « Et votre véritable nom ?… Serait-il indiscret de vous le demander ?… » reprit le Docteur Stone. « Ah ! croyez-le ; ce n’est pas par vaine curiosité que je vous interroge ainsi… Un autre sentiment, infiniment moins vulgaire que la curiosité, me pousse à vous poser cette question, à laquelle je vous prie de répondre… Votre nom, monsieur, n’est-il pas ?… »

— « Sylvio Desroches ; voilà mon nom. »

D’un bond, le Docteur Stone se leva. Il était pâle comme la mort et une grande émotion le faisait trembler.

— « Sylvio Desroches ! » s’écria le médecin. « Sylvio Desroches qui a disparu si mystérieusement, il y a douze ans ! »

— « Comment ! Vous connaissez les détails de cette affaire, vous ! »

— « Ah ! regardez-moi bien, je vous prie, regardez-moi bien, » dit le Docteur Stone, « et vous comprendrez. »

Sylvio Desroches jeta les yeux sur le médecin… Soudain, un flot de pourpre illumina son visage, le laissant, ensuite, blanc comme de la cire : il avait reconnu le Docteur Stone.

« Tanguay ! » s’écria-t-il, « Tanguay, mon fils !  ! »

— « Père ! Père ! » s’exclama le médecin, entourant de ses bras les épaules de Sylvio Desroches. « Oui, je suis Tanguay, Tanguay Desroches, votre fils ! »

— « Comment se fait-il que je te trouve dans les États-Unis d’Amérique, Tanguay ?  »

— « Depuis plusieurs années déjà, j’ai quitté la France, père… à la recherche de Mme Courcel et de sa fille… »

— « À la recherche de Mme Courcel et de sa fille, dis-tu ?… Mais, elles ont donc, elles aussi, quitté la France ? »

— « Oui, père… Mme Courcel a fui devant le déshonneur attaché au nom qu’elle portait. »

— « Le déshonneur ?… Tu veux dire, Tanguay, que mon ami, mon presque frère Yves Courcel avait fait quelque chose de déshonorant ?… Impossible, Tanguay ! Impossible ! »

— « Vous le savez, » reprit Tanguay Desroches, « Yves Courcel était le dernier qui eut été vu en votre compagnie, avant votre mystérieuse disparition ?…

— « Oui… Eh ! bien ? » demanda Sylvio Desroches.

— « Écoutez, père ; je vais tout vous raconter, » reprit Tanguay.

Tanguay Desroches fit donc à son père le récit de ce qui s’était passé en France, après sa disparition. Il lui raconta que les soupçons s’étaient attachés à Yves Courcel, parceque celui-ci avait, le dernier été vu en compagnie de Sylvio Desroches. D’ailleurs, le secrétaire Germain avait empiré les choses, en déclarant, sous serment, qu’Yves Courcel avait eu l’air de craindre l’intervention de la police dans cette affaire et que c’était sur la prière de Courcel que lui, Germain, avait retardé de deux jours à avertir la police de la disparition de Sylvio Desroches. Tanguay raconta comment on avait trouvé les 250,000 francs dans le coffre-fort d’Yves, l’arrestation de celui-ci, son procès, la découverte, dans la Seine, d’un corps supposé être celui du disparu, la condamnation ensuite d’Yves Courcel au pénitencier de Cayenne.

Sylvio Desroches n’en revenait pas !… Comment ! On avait accusé Yves Courcel de sa mort, à lui Sylvio Desroches !… Yves, son meilleur ami, Yves, la droiture et l’honnêteté même !… Et depuis près de douze ans, il expiait à Cayenne, un crime qu’il n’avait pas commis ; que dis-je, un crime qui n’avait jamais existé !…

« Tanguay, » demanda-t-il, « crois-tu que je pourrais entreprendre un voyage en France, dès demain ? »

— « C’est impossible, père. » répondit Tanguay.« Je ne pourrais pas vous permettre ce voyage maintenant ; vous avez été si malade ! »

— « Mais, » objecte Sylvio Desroches, « Courcel… Je ne puis pas le laisser à Cayenne… et, écrire en France ne vaut rien. »

— « Yves Courcel n’est plus à Cayenne, » répondit Tanguay. « J’ai pris des informations ?… Yves Courcel est mort, je crois… »

— « Mort !… Pauvre Courcel ! » s’écria Sylvio Desroches, de gros sanglots le secouant. « Mais, il y a son nom qui a été déshonoré ; il y a sa femme — ta seconde mère, Tanguay — et sa fille… »

— « Plus tard, vous irez en France, » dit Tanguay. « Quant à Mme Courcel et sa fille, elles ont pu être tracées jusqu’à cet État du Kentucky… Moi, voyez-vous, père, aussitôt que j’ai pu comprendre et étudier le procès d’Yves Courcel, je n’ai pas, un seul instant, cru à sa culpabilité… J’ai voulu retrouver Mme Courcel, qui avait été, jadis, une vraie mère pour moi… J’ai voulu retrouvé sa fille, qui avait été ma chère petite compagne de jeu, autrefois… On les a tracées, toutes deux, jusqu’à Louisville, dans cet État du Kentucky ; là, on a perdu leurs traces, malheureusement. »

— « Pauvre pauvre Courcel ! » ne cessait de murmurer Sylvio.

— « Père, » demanda Tanguay, « pouvez-vous vous souvenir de ce qui s’est passé en cette nuit de votre disparition, après que vous eûtes quitté la maison de votre ami Yves Courcel ? »

— « Je me souviens… un peu… » répondit Sylvio Desroches. « Je me souviens que, à peine me suis-je vu seul dans la rue, il me revint à la mémoire certaines paroles qui avaient été dites au « Club des Bons Vivants » ce soir-là, par le Comte d’Oural : « Mon pauvre Desroches, » s’était-il écrié, « permettez-moi de vous dire que vous faites une sottise, de vous promener dans la ville ainsi, la nuit, avec tant d’argent sur vous… C’est risquer sa vie… Des gens ont été assassinés déjà pour infiniment moins qu’un quart de million. » Je n’avais plus sur moi les 250,000 francs, il est vrai ; mais, qui le savait ?… Je crus, tout à coup que quelqu’un me suivait… Je hâtai le pas, en jetant, à chaque instant, les yeux pardessus mon épaule… J’étais bien fatigué, tu sais, Tanguay… J’étais même un peu malade : des bourdonnements dans la tête et de légères attaques de vertige… Courcel — pauvre Courcel ! — m’avait dit, ce soir-là que je travaillais trop ; que ça me jouerait quelque mauvais tour… Eh ! bien, toujours me croyant poursuivi, je dus marcher toute la nuit… »

— « Pauvre père ! » murmura Tanguay.

— « Je m’arrêtai, au petit jour, près d’une gare, ” continua Sylvio Desroches. « Un train était en partance… Me croyant toujours poursuivi je sautai sur le train en marche — j’avais quelques milliers de francs sur moi — . Quand je descendis du train, je m’aperçus que j’étais rendu à un port de mer. Un paquebot allait partir… Il fallait fuir, fuir ces gens qui me poursuivaient sans cesse pour m’assassiner… Je pris passage sur le paquebot… puis… je ne me souviens plus de rien… J’ai dû être malade, bien malade et malade longtemps, très-longtems… pendant des semaines, des mois peut-être…

Quand je revins à moi, j’étais dans une caverne et je compris bientôt que j’étais tombé entre les mains d’une horde de bandits. On m’avait enlevé le reste de mon argent et ma montre… Quand je demandai des explications, on haussa les épaules et l’on me dit — je crois que c’est Castello qui me répondit — :

« Monsieur, c’est par méprise que vous avez été enfermé ici… Il ne vous sera fait aucun mal… Mais, comme vous connaissez notre retraite et que vous pourriez être tenté de nous trahir, vous ne sortirez jamais d’ici… vivant. »

Et c’est tout, Tanguay, mon fils. Si Dieu n’avait envoyé dans la caverne un ange ayant nom Éliane, je serais encore dans cette habitation souterraine ; je n’en serais jamais sorti… Que Dieu bénisse L’Ange de la caverne !… Je l’aime comme si elle était ma fille… et j’espère qu’elle le sera un jour. Tanguay ; j’ai vite découvert ton secret… et le sien… »

— « Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, mon père ! » s’écria Tanguay. « Je ne suis pas digne de devenir l’époux de cette exquise enfant d’ailleurs… O Éliane ! »

— « Nul homme n’est digne de cet Ange, Tanguay, » répondit Sylvio Desroches.

— « Allons-nous conserver nos noms d’emprunt ? » demanda Tanguay à son père.

— « Je crois que nous ferions mieux pour le moment… Aussitôt que faire se pourra, j’irai en France régler toutes mes affaires et justifier mon ami Courcel. »

La conversation en resta là, pour le moment, car un client venait d’entrer dans le bureau du Docteur Stone.