L’appel de la race/Échec et tristesse

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(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 57-72).



Échec et tristesse

C’était quelques jours à peine après le départ de William pour le Loyola College. Lantagnac que la classe de français à jamais close ne retenait plus au salon après dîner, revenait à une ancienne habitude. Il avait allumé un cigare, avait coiffé une casquette, endossé un paletot et reprenait ses marches d’autrefois sur la véranda. La longue pratique des affaires n’avait pas tué en lui le méditatif. Il aimait beaucoup ces promenades du soir. Elles lui permettaient de s’évader des soucis emprisonneurs de son étude de la rue Elgin, des mille tracas de sa vie besogneuse. Ces quelques moments de solitude apportaient une détente à son cerveau, une diversion agréable à l’homme de pensée qui aimait à remuer autre chose que des chiffres et des articles de code. Ce soir de fin de septembre, Lantagnac éprouvait plus que jamais le besoin de se sentir seul. La petite révolte de William l’avait beaucoup affecté. Il y voyait un échec considérable de ses projets à l’égard de ses enfants.

— Ils sont deux au moins, deux, peut-être trois, martelait-il avec amertume, qui vont m’échapper. Wolfred, il est vrai, s’adonne à l’étude du français ; il s’y est mis passionnément. Mais à quoi bon me faire illusion ? Ce Wolfred n’est en somme qu’un dilettante, un affamé de culture. Quant à Nellie, une enfant d’un entêtement effroyable et que sa mère a totalement reprise, qu’attendre de celle-là ?…

Il en était là de sa mélancolique méditation, lorsque Virginia parut sur la véranda. Il l’avait aperçue, à travers les rideaux, sous le store à demi baissé, qui prenait son manteau et se préparait à sortir. Sa cadette, il le devina, s’en venait marcher avec lui ; il s’en trouvait bien aise. En ces derniers temps, Virginia lui était devenue une véritable confidente ; avec elle, il le savait, il pouvait ouvrir son cœur entièrement.

— Acceptez-vous une compagne, mon papa ? Je n’aime pas vous voir seul, lui dit-elle avec une gronderie affectueuse. Il me semble que vous broyez du noir.

— Tu es toujours la bienvenue, tu le sais, ma Virginia, répondit-il, lui offrant son bras.

Puis, évitant de répondre à la réflexion de son enfant :

— Voyons, où en es-tu de tes études de français ? Raconte-moi cela.

— Oh ! mais cela va très bien, le mieux du monde, commença tout de suite Virginia, avec l’élan, la chaleur qu’elle mettait en tous ses discours. Vous l’ai-je dit ? je n’ai plus seulement un maître de français ; j’ai aussi une maîtresse ? Il me fallait bien employer à quelque chose l’argent que vous me donnez si généreusement pour mes menues dépenses.

Et comme son père esquissait un geste de désapprobation :

— Ne me blâmez pas, supplia-t-elle ; je suis allée frapper l’autre jour au couvent de la rue Rideau. Une de mes amies françaises, car j’en ai maintenant, m’avait dit : « Allez-voir Sœur Sainte-Anastasie ; c’est plus qu’une bonne religieuse, c’est une femme patriote et qui sait admirablement sa langue. » Je me rendis donc au couvent ; je vis Mère Sainte-Anastasie ; et c’est convenu : deux fois par semaine j’irai prendre ma leçon. Voyez-vous, mon papa, continua la jeune fille, baissant un peu la voix, je me suis trouvée l’autre jour dans une réunion de jeunes Canadiennes-françaises. Le croiriez-vous ? Beaucoup n’y parlaient qu’anglais. Cela m’a fait mal au cœur. Je me suis dit qu’une petite de Lantagnac se devait de faire autre chose. Ai-je tort ?

Lantagnac pressa contre le sien le bras de la noble enfant. Avec une surprise joyeuse il venait de constater qu’elle lui avait parlé, cette fois, dans un français presque irréprochable.

— Ah ! ma petite Virginia, s’écria-t-il, tu es bien, toi, la fille de ta race. Tu te plais donc beaucoup à l’étude du français ?

— C’est une passion, mon père ; et j’apprends vite, allez. C’est étrange : le français me revient comme une langue que j’aurais déjà sue. Mère Sainte-Anastasie me dit que je suis une petite intuitive, que je n’ai qu’à lire en moi-même pour tout apprendre.

— Ne t’enseigne-t-elle que du français, Mère Sainte-Anastasie ?

— Elle m’enseigne aussi l’histoire du Canada français. C’est moi qui l’en ai priée. Savez-vous que j’achève Ferland, que j’ai lu Faillon, que je lirai aussi Garneau ? Oh ! les beaux volumes, mon père ! Vous savez si j’aime les histoires de chevalerie. Eh ! bien, moi, je retrouve là mes chansons de geste les plus belles. Les guerres iroquoises, l’exploit de Dollard, de Madeleine de Verchères, la découverte du Mississipi, celle de l’Ouest, les randonnées de nos chevaliers à la baie d’Hudson, les actes de nos martyrs, c’est de l’épopée toute pure, n’est-il pas vrai ? De la grande épopée chevaleresque, avec de la matière chrétienne et en quel cadre ! Il y a mieux ! ces lectures me ramènent aussi, je ne sais quel souvenir, quelle résurrection d’une vieille âme héréditaire. Vous souvenez-vous de ce soir où, ici-même, vous me disiez : « Ma Virginia, il n’y a pas seulement quarante générations de Lantagnac qui te réclament ; il y a aussi la longue lignée des aïeules de France, puis celle des aïeules de la Nouvelle-France, toutes les femmes héroïques qui ont fait notre famille ». Non, mon père, cette voix des aïeux et des aïeules, cet appel de la race n’est pas une chimère. Je l’entends nettement en moi, à mesure que j’apprends leur histoire…

Ici la jeune fille fit une pause. Elle appuya sa tête sur l’épaule de son père et elle dit avec l’accent de la plus forte conviction :

— Non, je ne me trompe pas. Je me sens toute changée. C’est bien, comme vous me l’aviez dit, ô mon papa : à mesure que je me refrancise, je pense plus clair et je sens plus finement.

Lantagnac écoutait son enfant, sans l’interrompre, jetant seulement sur elle un regard attendri quand, au bout de la véranda, la lumière de l’intérieur leur projetait un de ses rayons. Il considérait alors avec fierté la belle enfant brune, tout en ardeur et en lyrisme, fine et vibrante créature dont les joues se coloraient quand le cœur devenait chaud.

— Tu es donc tout à fait heureuse, ma chérie ?

Et, tout aussitôt, pour se soulager d’un remords qui parfois l’assaillait, il risqua :

— Tu ne m’en veux point de t’avoir reprise à ta première éducation ?

— Vous en vouloir ? Oh ! comment le pourrais-je ? répondit vivement Virginia. Heureuse ? c’est autre chose…

La voix de l’enfant s’abaissa ; puis dissimulant mal un chagrin secret :

— Heureuse, je le serais, s’il n’y avait notre mère…

— Que veux-tu dire, Virginia ? fit anxieusement Lantagnac.

— Il y a, mon père, vous n’avez pu manquer de vous en apercevoir, il y a que notre mère est malheureuse, très malheureuse depuis quelque temps. C’est parce qu’elle se sentait seule, affreusement seule dans sa maison, a-t-elle dit, qu’elle n’a pas voulu nous laisser partir pour Loretta Abbey.

— Seule dans sa maison ? Et comment cela ? fit Lantagnac qui s’arrêta de marcher ?

— Demandez à Nellie, répondit Virginia, c’est la confidente de maman ; peut-être vous en dira-t-elle davantage. Avec moi elle se sent mal à l’aise, vous ne savez combien. Elle m’évite le plus possible. Mais je sais que souvent elle pleure.

— Et depuis quand ces malheurs et ces larmes ? demanda Lantagnac, toujours plus anxieux.

— Depuis que nous faisons du français. C’est elle, vous le savez encore, sans doute, qui a détourné William de l’Université d’Ottawa. Un matin qu’au déjeuner j’exhortais notre collégien à demeurer auprès de nous, maman a pris subitement la parole pour dire :

— C’est votre droit, William, de continuer vos études en anglais, comme c’est le droit de Virginia, je suppose, de prendre deux leçons privées de français au lieu d’une.

— Elle savait donc, ma fille, que tu allais à la rue Rideau ?

— Non, mais je l’avais dit à William.

À ce moment Virginia qui commençait à prendre froid, demanda la permission de rentrer. Lantagnac continua de marcher seul. Ce qu’il venait d’entendre l’avait bouleversé. Ces confidences de Virginia ne lui découvraient pas tout à fait l’état d’âme de Maud ; il le soupçonnait en partie, sans pourtant y attacher ce caractère de gravité.

— Ainsi donc, se disait-il, elle a bel et bien soutenu William dans sa révolte ; elle l’y a poussé ; elle est allée jusque-là !

Sur le pavé de la véranda, les premières feuilles d’automne arrachées par le vent glissaient l’une après l’autre. Elles passaient, avec le léger crissement d’un papier froissé, l’envol d’une chose fanée et funèbre. Et Lantagnac se demandait, navré, pourquoi, ce soir-là, le même vent d’automne lui mettait au cœur un bruissement de feuilles mortes. Un vrai et profond découragement l’envahissait. C’en était fini de tout son rêve qui allait avorter !

— Peut-être, s’accusait-il, ai-je manqué de diplomatie ? Il eut fallu, sans doute, patienter, aller plus lentement, ne pas tant compter sur l’enthousiasme du début.

Dans son ardeur première, en homme d’action ambitieux d’aller vite, non, il n’avait guère ménagé les étapes. Ainsi, c’est par caisses entières, il se souvenait, que les livres français étaient venus des librairies de Montréal. Chaque enfant possédait maintenant sa petite bibliothèque. Virginia et Wolfred faisaient leurs délices de ces nouveaux volumes, pendant que Nellie et William en découpaient à peine quelques pages. Aux revues et aux magazines du salon de lecture il avait également ajouté les meilleures revues françaises et québecquoises, lesquelles obtenaient les mêmes succès et les mêmes froideurs que les volumes. Jusqu’où n’était pas allé son zèle de converti ? Toujours pour fortifier à son foyer l’atmosphère nouvelle, Lantagnac avait voulu substituer çà et là, dans les diverses pièces de sa maison, aux images et aux gravures, toutes hélas ! dans le goût américain ou anglo-saxon, des reproductions des meilleures œuvres de l’école classique française. Il y avait même mêlé quelques sujets de peinture canadienne. Ainsi, dans la chambre de Wolfred, un Dollard sonnant la dernière charge de Delfosse remplaçait, depuis quelque temps, un George Washington en grand uniforme de général. Dans la chambre de Virginia une bonne copie de la Jeanne d’Arc d’Ingres avait pris la place d’un vague sujet de Reynolds. Dans le couloir menant au grand salon, un Louis-Hyppolite Lafontaine s’était mis dans le cadre doré d’un lord Monck et un Louis-Joseph Papineau dans celui de lord Durham.

— Sans doute, c’était trop et trop vite ! ne cessait de se reprocher Lantagnac. Et alors il continuait de battre sa coulpe :

— Non, je n’ai pas su, je n’ai pas su. Qu’ai-je fait, en somme, pour préparer Maud à la transition ? Que n’ai-je pas fait plutôt pour la lui rendre déconcertante, presque impossible ? En rompant avec les miens, dès avant mon mariage, en renonçant, ici-même, à toutes mes relations françaises, ne l’ai-je pas rejetée fatalement vers les siens, livrée sans défense à l’esprit anglo-saxon ? Puis, pourquoi me le cacher ? j’ai été heureux avec mademoiselle Fletcher, mais d’un bonheur qui connut vite ses frontières. On aura beau dire : la disparité de race entre époux limite l’intimité. Si l’on veut que les âmes se mêlent, se reflètent vraiment l’une à l’autre, il faut que d’abord existent entre elles des affinités spirituelles parfaites, des façons identiques, connaturelles de penser et de sentir. Ne le sais-je pas trop ? À cause de nos diversités, il y eut tout une partie de ma vie intérieure où je restai impénétrable, isolé. Il en fut, sans doute, de même pour Maud. La mère, chez elle, dut consoler l’épouse. Je lui abandonnai l’éducation de mes enfants ; elle-même, elle seule choisit le collège pour mes fils, le couvent pour mes filles. Mais alors ce qui devait arriver n’est-il pas arrivé ? Maud entendit posséder plus pleinement ce que je lui abandonnais. Ses enfants furent le tout de sa vie. Et faut-il m’étonner maintenant, si après qu’elle a régné en ce domaine, en maîtresse omnipotente et si longtemps, elle s’étonne à son tour, elle souffre même cruellement de mes interventions soudaines ?… Oui, reprenait alors Lantagnac, pour la centième fois, oui, dans la conduite de Maud il n’y a rien que de naturel, rien que d’inévitable. Mais s’il y avait autre chose ? Si outre la surprise et le chagrin d’une dépossession, s’ajoutait, comme chez moi, la reprise de l’instinct de race ?…

C’est à ce moment de son analyse que Lantagnac retraitait brusquement. Ses réflexions, repartaient par une autre route, tant il avait peur, en s’engageant dans cette voie, d’aboutir à un abîme. Sa pensée s’en allait donc, haletante, puis revenait sur elle-même, comme si le chemin, en se faisant plus long, eut pu changer d’issue.

L’abîme, il lui fallut bien, malgré qu’il en eût, l’envisager bientôt, avec tout son danger et son vertige. Un soir Lantagnac veillait seul avec Maud. Depuis une heure au moins Virginia et Nellie avaient gagné leur chambre. Entre les deux époux, cependant, la conversation languissait. À peine un mot par ci par là, une réflexion restée souvent sans réponse, rompait la monotonie du lent tic-tac de la grande horloge normande au coin du salon. Chacun tenait un livre à la main ; mais les yeux des deux erraient bien au delà des pages. Lantagnac se risqua à rompre ce demi-silence qui lui pesait :

— Êtes-vous souffrante, Maud, que vous ne parlez point ?

La tête de Maud se pencha plus profondément sur son livre. Soudain, sa poitrine se souleva dans une convulsion trop longtemps comprimée et elle éclata en sanglots.

Lantagnac s’était levé.

— Mais, qu’y a-t-il donc, ma pauvre enfant ? Maud ferma précipitamment son livre.

— Il y a, mon ami, répondit-elle, en entrecoupant ses mots d’effusions de larmes, il y a que vous regrettez votre mariage et que notre bonheur est fini.

Lantagnac n’eut pas le temps de répondre. Maud gravissait en toute hâte le grand escalier du salon, laissant seul son mari, acculé, cette fois, sans retour possible, à la réalité poignante.

Pour de bon, il comprit, à cette heure, que sa vie accédait à la tragédie. Pendant qu’il restait là, dans cet isolement du grand salon qui le glaçait, une vision très nette traversa son esprit. Il aperçut, dans sa propre existence, ce que lui avait durement révélé son expérience du tribunal, en particulier celle des cours d’assises : l’implacable retentissement d’une faute à travers une vie humaine, l’enchaînement fatal des expiations. Il est des existences, il le savait, qu’une seule erreur a faussées, entièrement désaxées. Cette erreur, Lantagnac n’en doutait plus : il l’avait commise lui-même, vingt-trois ans passés ; et c’en étaient les dures répercussions qui commençaient de l’atteindre.

Cette scène de Maud, les réflexions douloureuses qui la suivirent, ralentirent de beaucoup l’ardeur du converti. Ce ne fut d’abord qu’une lassitude contre laquelle il se défendit. Mais peu à peu une tentation, un découragement se précisa et envahit tout le champ de sa conscience. Maintenant qu’il pouvait peser, à côté des pertes certaines et affreuses, les gains seulement probables de son effort, cela valait-il la peine de tant risquer ? À quoi bon vraiment ? De ses contacts plus intimes avec ses enfants n’avait-il pas recueilli d’aussi troublantes révélations ?

— Quelle était donc, s’était-il demandé souvent, l’étrangeté de ces cerveaux d’adolescents ?

Lantagnac n’avait suivi que d’assez loin l’éducation de ses fils et de ses filles. Chez eux il connaissait assez bien le fond, les qualités du tempérament ; peu ou point la forme de l’esprit. Leurs succès l’ayant toujours rassuré sur leur dose très suffisante d’intelligence, il s’était abstenu de pousser plus loin son enquête. Et maintenant voici qu’il découvrait chez deux surtout de ses élèves, il ne savait trop quelle imprécision maladive, quel désordre de la pensée, quelle incohérence de la personnalité intellectuelle : une sorte d’impuissance à suivre jusqu’au bout un raisonnement droit, à concentrer des impressions diverses, des idées légèrement complexes autour d’un point central. Il y avait en eux comme deux âmes, deux esprits en lutte et qui dominaient tour à tour. Le plus étrange c’est que ce dualisme mental se manifestait surtout en William et en Nellie, les deux en qui s’affichait dominant le type bien caractérisé de la race saxonne. Tandis que Wolfred et Virginia accusaient presque exclusivement des traits de race française : les traits fins et bronzés des Lantagnac, l’équilibre de la conformation physique, en revanche l’aînée des filles et le cadet des fils, tous deux de chevelure et de teint blonds, plutôt élancés, quelque peu filiformes, reproduisaient une ressemblance frappante avec leur mère.

— Une fois de plus les formes intérieures de la vie, les modalités de l’âme auraient donc façonné, sculpté l’enveloppe charnelle, se disait le pauvre père.

Dans le temps, Lantagnac s’en souvenait, sa découverte l’avait atterré. Involontairement il s’était rappelé un mot de Barrès : « Le sang des races reste identique à travers les siècles ! » Et le malheureux père se surprenait à ruminer souvent cette pénible réflexion :

— Mais il serait donc vrai le désordre mental, le dédoublement psychologique des races mêlées !

Il se rappelait aussi une parole terrible du Père Fabien, un jour que tous deux discutaient le problème des mariages mixtes :

— Qui sait, avait dit le Père, avec une franchise plutôt rude, qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n’a pas dû sa déchéance au mélange des sangs qu’elle a trop facilement accepté, trop souvent recherché ? Certes, un psychologue eut trouvé le plus vif intérêt à observer leurs descendants. Ne vous paraît-il pas, mon ami, qu’il y a quelque chose de trouble, de follement anarchique, dans le passé de ces vieilles familles ? Comment expliquez-vous le délire, le vertige avec lequel les rejetons de ces nobles se sont jetés dans le déshonneur et dans la ruine ?

Ce jour-là, Lantagnac, fortement impressionné par l’accent énergique du religieux, par la vérité implacable qui jaillissait de sa parole, n’avait pu trouver un seul mot à répondre. Du reste, le Père Fabien lui avait glissé dans sa poche un petit volume en lui disant :

— Vous savez, je ne gobe pas plus qu’il ne faut ce docteur Le Bon. Mais un de ces jours, Lantagnac, quand vous aurez une minute à vous, lisez attentivement, je vous prie, les pages dont le coin est replié. Pour une fois, je crois que le pernicieux docteur a parlé d’or. Il n’a fait, du reste, que résumer les conclusions actuelles de l’ethnologie.

Ces pages qu’il avait lues dans le temps et qui l’avaient laissé si amèrement songeur, il veut les relire, maintenant que ses propres observations lui en révèlent la dure vérité. Un soir donc, Lantagnac prend dans sa bibliothèque le minuscule volume du Dr Gustave Le Bon qui a pour titre : Lois psychologiques de l’évolution des peuples, et il lit aux pages 59, 60, 61, ces passages marqués au crayon rouge :

« Les croisements peuvent être un élément de progrès entre des races supérieures, assez voisines telles que les Anglais et les Allemands d’Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescence quand ces races, même supérieures, sont trop différentes ».

« Croiser deux peuples, c’est changer du même coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale… Les caractères ainsi créés restent au début très flottants et très faibles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les fixer. Le premier effet des croisements entre des races différentes est de détruire l’âme de ces races, c’est-à-dire cet ensemble d’idées et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans lesquels il n’y a ni nation ni patrie… C’est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler à des étrangers. »

Lantagnac referma le livre. Longtemps, dans son fauteuil, près de sa lampe, il resta rêveur, à peser avec amertume les responsabilités de son mariage, les engouements de sa jeunesse qui l’avaient préparé.

— Ce sera là, se disait-il, navré, la grande erreur de ma vie. Et cette erreur est irréparable.

Ces réflexions sans issue survenant après tant d’incidents pénibles, auront raison, il le craint, de ses résolutions de Saint-Michel.

— À quoi bon ? se redit-il toujours, à quoi bon tant risquer pour une œuvre qui doit fatalement avorter ? Ils sont deux, peut-être trois, qui jamais ne pourront devenir français. Je le vois maintenant : il y a des unités humaines qu’on n’entame point. Par l’éducation que ces enfants ont reçue, par la langue qu’ils ont exclusivement parlée, par le déterminisme de la race qui pèse sur eux, une sorte de discipline fatale a fixé à jamais leurs façons de penser et de sentir, leurs façons de concevoir les problèmes fondamentaux de la vie ; une loi rigide a modelé impitoyablement les formes de leur esprit.

Mais la tentation ne s’arrête pas là. Voici que Lantagnac se met à douter de sa propre conversion. Ses beaux souvenirs, ses émotions de Saint-Michel s’évanouissent peu à peu, comme ferait arôme d’une fleur coupée de ses racines et qui achèverait rapidement dans l’eau d’une amphore sa vie artificielle. À chaque fin de semaine, tout a conspiré pour lui faire manquer sa visite au Père Fabien. L’atmosphère qu’il respire constamment à son étude, au barreau, dans les clubs, sur les terrains de golf, dans les salons où il en reste encore à ses anciennes relations, tout lui fait de sa nouvelle vie un accident plutôt qu’une habitude. Parfois même, sous le poids plus lourd de l’indolence qui reprend possession de lui, il lui arrive de se dire désespérément :

— Non, c’est inutile, je n’en sortirai jamais. Je porte en mes veines, comme un poison impossible à éliminer, tout le narcotique qui a endormi ma génération.