L’appel de la terre/Chapitre III

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 13-18).

III


Le souper est servi sur la nappe de toile du pays. Dès que sonne la demie de sept heures, le père Duval s’installe à sa place, et, en deux minutes, avale sa part de soupe, une bonne soupe aux légumes telle que savent la faire si bien les ménagères de la campagne. Il aurait bientôt fait d’engloutir sur la même mesure l’omelette au jambon qui sentait bon par toute la pièce, mais il s’arrêta quand la mère Duval fit remarquer avec douceur :

« Il est entendu que nous attendons Paul. »

Et le père se résigna en jetant des regards attendris sur l’appétissante « catalogne ».

Ce nouveau supplice de Tantale ne se prolongea pas heureusement outre mesure pour le faucheur affamé. On frappa à la porte et un jeune homme entra qui se jeta aussitôt dans les bras de la mère Duval qui n’avait que le temps de s’écrier :

« Je le savais bien, moi, que c’était Paul ! »

Le jeune homme alla presser les mains du père et d’André, puis l’on se mit à table.

Paul Duval venait de traverser les trois lieues de montagne qui séparent Tadoussac des Bergeronnes pour venir passer avec les siens la journée du lendemain.

Un drôle de maître d’école toutefois que ce Paul Duval ! C’est en vain que l’on eût cherché en lui quelque chose du type classique de l’instituteur des campagnes.

C’était un assez joli garçon de vingt-cinq ans, aux traits énergiques mais tempérés par une douceur inexprimable. Toute sa physionomie respirait la fierté et un peu aussi la mélancolie. Brun, les cheveux crépus, le nez fin et légèrement busqué, il promenait autour de lui deux prunelles ardentes, inexpertes aux ruses, et où l’âme à toute occasion, se trahissait. Sa figure méditative révélait dans la courbe du menton le dessin des lèvres et la ride verticale qui commençait à se creuser entre les sourcils, une nature studieuse douée d’une calme vaillance. Une fine moustache brune accentuait la pâleur de son visage teinté par le hâle persistant qui disait les journées vécues dans la vibration du soleil.

Paul Duval, depuis deux ans, était instituteur dans le village de Tadoussac. Quand il avait quinze ans, son père avait voulu ajouter à tant d’autres sacrifices celui de le faire instruire ; Paul, du reste, montrait de bonnes dispositions pour l’étude. On espérait en faire un prêtre ; il se fit maître d’école.

Aimait-il sa profession ou son métier ?

Il eut été difficile de l’affirmer. Ce que l’on pouvait dire, c’est qu’il était exact et docile. Son humble conception du devoir lui permettait d’affronter avec entrain les ennuis et les duretés de cette vie de pédagogue…

Mais les soirs de ses dures journées d’enseignement, il s’en allait errer sur les grèves du fleuve ou sous les sapins des bois environnants ; là, on le voyait perdu en de longues songeries. Il n’était plus alors le maître d’école. Cependant, même en ces moments de solitude, de réflexion et de rève, Paul Duval ne se plaignait pas. Mais trop prolongée, cette espèce d’isolement moral dans lequel il prenait plaisir à se condamner, lui pesait parmi la bruyante gaité des paysans qui l’entouraient. Alors, il n’était pas toujours heureux ; il entretenait des pressentiments pour l’avenir.

Paul Duval était fils de cultivateur. Il était terrien par atavisme. Et ces rèveries persistantes, les yeux dans le vide, ces heures passées à regarder un paysan travailler dans son champ ou une scène quelconque de la vie agraire, ces promenades obstinées et si aimées, le long des champs de blé mûr ou d’avoine blondissante, n’était-ce pas autant de manifestations de la nostalgie de la terre ? Que ne pouvait-il donc alors aller joindre ses bras à ceux d’André, à ceux déjà affaiblis du père ? Que ne sacrifiait-il un stupide préjugé pour y retourner, à cette pauvre vieille terre amie et si délaissée par ceux qui ont cru, un jour, en perdre l’amour ?

Pauvre bonne terre canadienne, en certains endroits de notre province, elle n’a plus qu’à dormir au grand soleil du bon Dieu, tandis que les outils des champs se rouillent sous les appentis. Les bras manquent trop. L’église de certains villages devient trop grande et, durant les cérémonies du dimanche, il y a parmi l’assistance des taches qui sont des bancs vides. On commence à rougir, chez nous, du titre d’habitant ; on a honte d’être un homme qui habite « son » pays et dont on connaît le père, la mère, le grand’père, et le bisaïeul. L’on préfère se faire aventurier des grandes villes avec un passé ignoré, un avenir inquiétant, renoncer au bénéfice d’honneur et d’estime dont on peut jouir chez soi, pour aller chercher à la ville une place sans gloire, sans plaisir, pas toujours honorable. Que cette peur des soi-disants « intellectuels » sortis de nos maisons d’éducation, que cette peur de toucher aux mancherons de la charrue et de salir leurs mains blanchies par le frottement du papier, dans la terre humide des labours, en a fait de dévoyés et de ratés !…

Mais si Paul Duval s’ennuyait parfois de la terre dont il se trouvait comme banni, il arriva qu’il se mit à souffrir également de la nostalgie du monde, maladie d’autant plus dangereuse pour lui qu’il ne connaissait à peu près rien de son objet. Que savait-il, en effet, de ce monde que son instruction, si mince fut-elle, lui avait, croyait-il, rendu accessible ! À peine en avait-il entrevu quelques images à travers les fenêtres grillées de l’École Normale de Québec où il avait fait ses études ? Et, parce qu’il ne le connaissait pas complètement, il se mettait quelquefois à l’aimer follement et brûlait de s’y hasarder.

Et c’est ainsi qu’en ses heures désœuvrées, Paul Duval, l’instituteur de Tadoussac, était agité de ces deux alternatives. Il prenait comme une sorte d’âpre plaisir à opposer les tranquilles recoins des campagnes qu’il connaissait à la fébrilité de l’autre vie qui surabonde et qu’il ignorait…

Et, entre les deux, son cœur n’avait encore osé choisir.

N’ayant pu apprendre, durant ses études, l’énergie nécessaire à la lutte, Paul restait encore l’écolier sujet aux impressions singulières et vives, capable seulement de s’émouvoir devant ce qui manifeste un aspect, mais n’ayant que des notions imparfaites sur les choses pratiques ; resté naïf, il ignorait tout de la vie, sauf ce qu’il en souffrait sans cause précise…

« Devinez ce qui m’arrive ! » fit tout à coup Paul, après avoir mangé, quelques instants, en silence.

— Une bonne nouvelle ? demanda le père.

— Très bonne ; Monsieur l’inspecteur vient de me faire savoir que l’inspection de mes élèves ayant été satisfaisante aux derniers examens, mon traitement sera porté à deux cents piastres, l’année prochaine.

— Diable ! fit le père, en avalant coup sur coup deux gorgées de thé chaud.

— Voilà où mène le travail, ajouta sentencieusement la mère.

Elle couvait du regard son fils ainé, ce fils dont elle était fière, ce qui lisait dans de gros livres. C’était son préféré, son gâté, celui-là. Elle ne s’en cachait pas, d’ailleurs, et elle ne voyait aucun mal à cette préférence. Il est vrai que de temps en temps, son Paul subissait les railleries de la famille et des voisins ; qu’on lui reprochait d’avoir voulu être un « monsieur », mais si cela lui faisait plaisir, à lui, d’apprendre à lire et à écrire aux autres !…

Quand on eut mangé le dessert, une assiettée de framboises avec du lait et du sucre, André et son père, fatigués du travail de la journée, allèrent se coucher, après avoir recommandé à la mère de les réveiller, le lendemain, à quatre heures. Bientôt, on entendit les ronflements sonores des deux hommes.

Alors Paul, baissant la voix, demanda à sa mère si elle voulait rester seule, un instant, à la maison.

« Ah ! je comprends, tu veux aller dire bonsoir à Jeanne ? »

— Vous avez déviné, mère.

— Tu l’aimes donc toujours, la petite ?

— Oui, et j’espère bien l’épouser, l’an prochain, puisque je serai plus riche.

Il s’était levé et, après avoir embrassé sa mère, il était parti, sous les étoiles, pour aller souhaiter le bonsoir à Jeanne Thérien…