L’appel de la terre/Chapitre IV

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 19--).

IV


Tout monotone qu’il soit, le chant des grenouilles n’est pas désagréable.

Il ajoute à la profonde mélancolie des soirs à la campagne ; il en complète la tranquillité et fait espérer dans le beau temps du lendemain… Il y a des coassements timides, des sortes de ricanements vite étouffés dans les glouglous, des cris rauques et plaintifs, roulés ou coupés selon le rythme de la musique américaine, ou prolongés, et, peu à peu, à mesure que s’avance la nuit, la cacophonie de la brunante s’harmonise en longues salves sonores. Et, dans l’ombre, les reflets mordorés des étangs et des marais semblent le nickel de vastes boîtes à musique détraquées… puis il y a tout à coup comme un point d’orgue qui marque le lever de la pleine lune derrière les montagnes, et l’on entend une seule note comme parlée à voix basse, vite articulée ; ou bien, l’on dirait, sous nos pas, comme un ramage, une bordure délicate. Est-ce loin, est-ce proche ? On ne sait. C’est un prélude car, comme sous le coup de baguette d’un chef d’orchestre invisible, le concert reprend de plus bel, dans la nuit, lent, cadencé, comme un chant de litanies…

Paul Duval filait droit devant lui, dans la mélancolie de ce beau soir, l’oreille remplie de la musique des batraciens. Il avait le cœur en joie et il se rappelait avec délice le jour où il avait connu Jeanne.

Ils s’étaient rencontrés, pour la première fois, pendant une soirée chez le marguillier Pierre Bernier. C’était pendant les dernières vacances de Paul.

Quelques jours après, ils se virent à la rivière, près du pont. Paul menait boire le cheval d’André et Jeanne allait puiser de l’eau pour laver le linge. C’était jour de lessive. Paul, désireux d’éviter une fatigue à la jeune fille, voulut tirer les seaux de la rivière ; mais la gentille laveuse résista plaisamment ; Paul insista. Leurs mains rudes se heurtèrent et leurs visages se touchèrent presque. Ravis, ils tressaillirent d’une ivresse profonde…

Le cheval, indiscret, leva sa grosse tête et, les naseaux trempés de gouttelettes brillantes, contempla les amoureux de ses gros yeux brillants.

Jeanne avait cédé et, pendant que le jeune homme se penchait sur l’eau pour tirer les seaux, elle demanda, rougissante :

« Vous vous souvenez de la veillée chez Pierre Bernier ? »

— Oh, oui ! s’était contenté de répondre Paul, timide, et qui faisait trembler les seaux au bout de ses bras.

Et ce fut tout, Paul ne se souvenait plus d’autre chose. Si, une troupe de petits oiseaux passa au-dessus d’eux en gazouillant. Le cheval leva la tête encore une fois en faisant un grand bruit d’eau dans sa gueule embarrassée du mors. Alors, Paul avait saisi la bête par la bride et s’était éloigné comme soulagé d’une grande douleur, laissant Jeanne seule dans ce petit coin d’espace où avaient frémi deux paroles d’amour.

Ils se revirent ensuite souvent et ils s’aimèrent.

De longs mois après, quand Paul eut fini ses études, et qu’il eut été chargé d’instruire les vingt-cinq gamins et gamines qui barbottaient sur les grèves de Tadoussac, il avait embrassé Jeanne en lui faisant jurer d’être, un jour, sa femme. La jeune fille n’avait pas hésité à donner son serment au « monsieur » qu’était devenu Paul Duval. Lui et elle, depuis ce moment, avaient senti de jour en jour grandir leur amour. Quand Jeanne se trouvait en la présence du jeune homme, la pauvre petite avait la certitude d’avoir donné son cœur à un héros, à un être mystérieux.

Et c’est à la naissance de cet amour, à ses naïfs développements que le jeune magister songeait pendant qu’il cheminait, alerte et guilleret, dans la mélancolie de ce beau soir, l’oreille remplie de la musique des batraciens…

Pour arriver plus vite, il avait pris à travers champs ; l’air sentait le foin coupé et les grenouilles continuaient de psalmodier leurs litanies.

Jeanne était l’unique enfant de Jean Thérien, menuisier du village, pauvre homme resté veuf alors que Jeanne n’était que fillette, et il n’avait que ses deux bras et ses outils pour toutes ressources. Jeanne faisait quelques travaux de couture et l’on vivait bien.

La jeune fille de Jean Thérien était brune et grande ; elle avait les joues rouges et les bras hardis. Son père l’aimait orgueilleusement. Il en était fier, quand il la voyait, alerte et joyeuse, parcourant la maison, rangeant les meubles, soufflant le feu, balayant, époussetant, toute au plaisir du ménage. Alors, elle lui rappelait la défunte et des larmes venaient au fonds de ses yeux, comme au soir doré de printemps où elle trépassa…

La maison du menuisier était bâtie à l’autre bout du village. Quand Paul y arriva, les fenêtres étaient faiblement éclairées. Doucement, il entrebâilla la porte.

« C’est moi, Jeanne, » fit-il avec douceur.

Jeanne était seule, occupée à un travail de couture. La vue de son héros lui arracha un léger cri de surprise. Elle rougit tant qu’elle put, mais n’en alla pas moins ouvrir la porte toute grande à son fiancé.

« Tu ne m’attendais pas, hein ? » fit celui-ci en pénétrant dans la pièce.

— J’ai compté vingt-six longs jours sans te voir, murmura-t-elle. C’est trop.

Paul regarda autour de lui.

« Ton père est couché ? »

— Non, il est allé chez le grand Joe pour s’entendre avec lui au sujet d’une laiterie à construire.

— Cela tombe bien ; j’ai quelque chose de sérieux à te dire.

Jeanne reprit son aiguille et rougit de nouveau. Paul s’était approché. Il dévorait des yeux la jeune fille et découvrait en elle mille perfections nouvelles.

« Écoute bien, petite amie, et regarde-moi en face. Mon travail, mon application et un tas de choses qu’il serait trop long de t’énumérer font que je suis de plus en plus content de mon sort. À moins d’une malchance, dans un an nous serons mariés. »

Pour la troisième fois, Jeanne rougit, mais, se remettant bien vite, ce fut de sa part une cascade de questions et de confidences ; un flot de petits riens, délices des amoureux, suivit la déclaration de Paul et le tout se termina par :

« Tu verras, Paul, quand je serai ta femme quel beau ménage nous ferons ! »

— Voici ton père, dit Paul tout-à-coup, demande lui la permission de m’accompagner jusqu’à l’église.

Le menuisier eut un geste de surprise en voyant Paul. Les deux hommes se serrèrent cordialement les mains.

« On me demande souvent de tes nouvelles, » dit Jean Thérien, « mais j’en donne comme je peux ; on ne te voit jamais… À propos, viens donc, un dimanche soir, manger avec nous un saumon à la sauce blanche. La cuisinière du curé a donné à Jeanne une recette dont tu me diras des nouvelles. »

Et le brave homme fit claquer sa langue joyeusement.

Jeanne sourit, puis, prenant le bras de Paul :

« Tu permets, père… puisqu’il doit revenir ? » Et ils s’en allèrent tous deux, sous l’illumination diamantée du ciel, leurs cœurs battant à l’unisson.

Qu’il faisait une nuit douce ! Le village dormait indolent et, le long du chemin, les arbres dansaient à la lune. Les grenouilles, pour l’instant, fatiguées sans doute, semblaient pleurer maintenant et leurs pleurs tombaient flutées, goutte à goutte, comme une harmonie plus précise, dans le silence. Un chien jappait à l’autre bout du village et un autre lui répondait d’une ferme, près de la rivière. À la lisière du bois, une vache meugla. Les trèfles, le long des fossés du chemin, embaumaient tant qu’ils pouvaient.

Bien des fois les deux jeunes gens avaient admiré la splendeur des nuits saguenayennes, jamais ils ne l’avaient sentie comme ce soir-là ; le souffle des Laurentides avaient souvent caressé leur front, ils ne l’avaient jamais trouvé si vivifiant et si pur. Jeanne était heureuse et son âme flottait toute entière dans un songe imprécis et délicieux. Et il y avait de tout dans ce rêve : des fleurs, des chants et des oiseaux ; quelque chose qui embaumait et qui chantait à la fois, comme au bord de la route.

La conversation se rompait. Il y avait dans ces deux jeunes cœurs quelque chose d’inconnu, de grand, de pur, qui les emplissait d’un trouble délicieux. C’était l’amour plus embaumé que les trèfles, plus gazouillant que l’oiseau qui venait d’égréner un trémolo plein de sommeil dans le jardin d’à côté, et qui était celui du presbytère.

On était à l’église.

« Jeanne, quand tu seras ma femme, n’est-ce pas que nous nous aimerons bien ? » murmura Paul.

La jeune fille était calme, pleine d’assurance et d’espoir. Elle répondit :

« Oui,… et toute la vie. »





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