L’appel de la terre/Chapitre VI

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 37--).

VI


Les vacances furent pour Paul et pour Jeanne une délicieuse occasion d’affermir leur amour. Tous deux maintenant s’aimaient sans réserve, selon cette attraction mystérieuse des âmes simples qui se rapprochent parce qu’elles communient dans des aspirations pareilles ; ils s’aimaient aussi pour des raisons vagues que leur cœur, du reste, se refusait à analyser. Cet amour-là ne meurt pas : ses racines ont poussé dans de la bonne terre.

Un mois durant Paul et Jeanne se virent chaque jour, soit chez le menuisier, soit sur la route de l’église dont ils avaient fait maintenant leur lieu de promenade favori, ou encore, les chaudes après-midi, près des saules, au bord de la rivière qui avait reçu dans ses frissons leurs premières paroles d’amour.

Tant et si bien que le mariage des deux jeunes gens fut décidé pour les vacances prochaines.

Pendant ce temps, plusieurs fois, Paul s’était pris à aimer ardemment la besogne des champs et il avait aidé son père et André aux travaux de la moisson d’août…

Alors, un espoir s’était levé dans le cœur du vieux Jacques Duval. Quand il serait marié, se disait-il, Paul allait peut-être revenir aux Bergeronnes. Ce serait deux bras de plus pour la terre. À cette pensée, Jacques Duval se réjouissait dans son cœur : alors, le soleil, les arbres, le grain qui était tout jaune autour de lui, avaient une grande force persuasive qui entrait en lui librement… Il faisait bon vivre pour le vieux père Duval. Il se sentait solide, au seuil d’une verte vieillesse, et il cueillait sa joie sans encombrer son âme de prévisions chagrines. Quand, les matins de moisson, il s’en allait par les rectangles alternativement verts et jaunes de ses champs, il semblait, en effet, très heureux, le père Duval. Autour de lui, les grains dans l’or de leur maturité, bons à couper, se balançaient en houles ; le blé était mûr pour le pain futur, pour la force et l’activité de sa race ; la campagne embaumait la grasse verdure… Et le père Jacques se sent ingambe et fort, à cette heure matinale ; tantôt, il tire de larges bouffées de sa pipe courte, noire et juteuse ; tantôt il aspire le frais, le « salin des champs »… Il pense à ses deux fils, à Paul surtout qu’il voit maintenant tous les jours prendre part aux travaux de la moisson, à mesure que croît son amour pour Jeanne Thérien ; et il sourit, le Père Duval, et cent rides rayonnent de ses paupières, de ses lèvres, des ailes de son nez solide, et se croisent, au hasard, sur sa face parcheminée que les soleils d’été et les pluies de l’automne ont comme recuite.

De son côté, André, qui devinait les pensées du père et qui commençait à croire sérieusement au prochain retour de Paul à la terre, était content aussi ; il avait perdu de sa froideur pour Paul. Il ne serait plus triste maintenant quand, au trécarré, il entendrait ou les Mercier, ou les Bergeron, ou les Gendron, enfin, les voisins, envieux et jaloux, lui crier : « Hé là, André, pas encore à vendre, la terre du père ?… » Non, assurément, avec deux bons bras de plus pour la remuer, elle ne sera jamais à vendre, la terre du père !…

L’hiver passa.

Le jeune maître d’école de Tadoussac avait travaillé ferme depuis l’automne et il constatait avec fierté que ses élèves avaient fait des progrès remarquables. Plusieurs fois, durant l’hiver, il était retourné, les dimanches, aux Bergeronnes ; il avait revu Jeanne et avait bien hâte aux vacances prochaines.

Puis le printemps reparut.

Qui sait, dans quelques mois, Paul Duval allait peut-être dire adieux à sa rude vie de pédagogue. Et là-bas, de l’autre côté des montagnes, on tuerait le veau gras pour les noces et pour fêter le retour à la vieille terre paternelle, du fils prodigue qui l’avait, un instant délaissée….

Un matin, comme Paul Duval, qui allait bientôt commencer sa classe, se tenait debout, appuyé à son pupitre en attendant la rentrée de ses élèves, il vit apparaître à la porte la figure réjouie de la mère Thibault.

« Hé ! monsieur Paul, préparez-vous, voici ces « messieurs et dames » qui viennent vous voir !…

— Quels messieurs et quelles dames ? demanda le maître d’école visiblement contrarié.

— Mais, vous le savez bien ; ceux qui ont acheté la villa des B…

— Ah ! je ne savais pas… Mais que peuvent-ils bien me vouloir ?

— Chut !… les voici.»

Et la mère Thibault se rangea cérémonieusement du côté de la porte, ne sachant trop si elle allait rester là.

Un peu timidement, une jeune fille, grande et blonde comme les blés du père Jacques Duval, pénétra dans la pièce, suivie de deux hommes qui saluèrent courtoisement au passage la mère Thibault dont la face devint aussi rouge que les tomates dont elle allait assaisonner le ragoût du midi. Des deux hommes, l’un était un vieillard, sec, élégant, distingué ; l’autre un jeune homme au regard ironique et gouailleur, aux lèvres pincées sous une fine moustache frisée au petit fer, et porteur d’un binocle…

Le vieux monsieur se présenta à Paul comme le nouveau propriétaire de la Villa des B… John Harold Davis, de Montréal ; il était accompagné de sa fille, Blanche, et d’un ami de la famille, Gaston Vandry. Quand il eut donné ces détails, le vieillard s’assura pour la forme s’il était en présence du maître d’école de Tadoussac. Paul salua avec aisance et répondit dans l’affirmative.

« Vous pardonnerez notre indiscrétion, » dit M. Davis, en s’inclinant à son tour, « mais on nous a dit de fort bonnes choses sur votre compte… On nous a assuré, surtout, que vous connaissiez bien cette belle région que nous allons habiter pendant quelques mois, ses points historiques dont vous connaissez les légendes et aussi l’histoire. La renommée du " far famed Saguenay " continua-t-il, « nous est parvenue depuis longtemps du reste, et, puisque nous l’habitons maintenant, il est juste que nous en connaissions et l’histoire et les merveilles. »

La jeune fille, revenue de sa première hésitation, regardait à présent le maître d’école qui à son tour fut pris de timidité. Blanche Davis était jolie sous son grand chapeau à plumes ; de sa main droite finement gantée elle balançait une ombrelle de soie bleu, M. Vandry, lui, s’amusait à tracer avec le bout de sa canne, sur le parquet de la salle, des figures de géométrie assez compliquées, ce qui, du reste, était naturel à côté du tableau noir. quant à la mère Thibault, elle s’était discrètement retirée…

« Je vous remercie, monsieur, » dit Paul en s’inclinant, « d’avoir accordé tant de confiance en la science d’un pauvre maître d’école de campagne. Je suis à votre disposition. Veuillez croire que l’intérêt que vous portez à la contrée que j’habite m’est particulièrement sensible… Nous aimons déjà ceux qui trouvent dignes d’intérêt nos montagnes saguenayennes, notre sombre rivière et nos légendes et notre histoire. Car notre histoire, nos légendes, nos montagnes et notre rivière aux « eaux profondes » sont belles entre toutes ; voyez-vous, elles ont déjà de l’attrait pour ceux même qui ne les connaissent pas encore. »

Et le jeune magister, simplement, d’abord, comme s’il eut expliqué à ses élèves quelques innocents problèmes, puis, s’enflammant peu à peu, à mesure qu’il parlait, continua :

« C’est que monsieur, on est revenu depuis longtemps des terreurs peut-être légitimes, en tous cas exagérées, qu’inspiraient cette rivière Saguenay et ses décors étranges d’abimes, de rochers et de montagnes. On a appelé le Saguenay, la « Rivière de la Mort », et, pourtant, c’est le fleuve de la vie : regardez ces montagnes toutes couvertes de bouleaux et de sapins ; c’est la vie végétale dans toute sa luxuriante richesse ; jusqu’au fond du fleuve où fourmillent les espèces itchtiques, dont raffolent tous les sportmen, comme au plus épais fourrés des forêts où les bêtes cachent jalousement à la cupidité des chasseurs de royales fourrures, c’est la vie… Trop longtemps, on a fait de notre rivière un monstre qui dévorait les marins assez audacieux pour s’aventurer dans ses griffes… Les bourrasques qui sortent des gorges du Saguenay sont violentes mais elles durent peu ; elles font moins de mal que ces coups de vent mauvais du Saint-Laurent, qui passe là, et dont pourtant on n’a jamais cessé de vanter et la beauté et la bonté !… On a dit notre Saguenay parsemé de tourbillons dangereux, de remous qui couvraient des abîmes sans fond ; on a parlé de ses pointes battues d’ouragans violents ; de ses anses peuplées de monstres ; de ses bords escarpés où l’herbe et les arbres avaient peur de pousser comme s’ils fussent maudits ; de ses flots noirs et laids, éléments sournois qui ne faisaient jamais de caresses à la rive… calomnies, tout cela ! Notre fleuve est doux et bon et il n’a pas de traîtrises… Et il est beau. Vous verrez que ses falaises, où, en quelque saison de l’année que ce soit, la nature semble avoir fait son studio favori, présentent toujours un aspect qui ravit : que ce soit par les ardents soleils d’août, quand elles fatiguent les yeux à force d’être vertes… alors, les flots ont mille chatoiement et ils rayonnent comme de l’or ; que ce soit par les claires journées d’automne, où l’on peut admirer davantage ses rouges manteaux, ses tapis d’or brûlé et ses lagunes éclatantes et mélancoliques de feuilles finissantes,… alors, les flots sont plus doux et plus bleus encore, ou enfin, que ce soit par les terribles tourmentes d’hiver, quand les sapins sont si lourds de neige que l’on croit qu’ils vont faire crouler la falaise à chaque rafale et que les bouleaux gelés craquent avec sonorité en élevant leurs grands bras maigres au-dessus de la poudrerie qui rase les autres cimes… alors, les flots emprisonnés sous la glace épaisse coulent tristes et sombres, mais fiers quand même… Ah ! vous l’aimerez bien, notre Saguenay… »

« Vous aimerez aussi son histoire et ses légendes continua Paul, en s’enflammant davantage… »

Le jeune homme ne s’adressait plus maintenant au père de Blanche Davis. Par un mouvement du cœur, qu’il lui eût été bien difficile d’expliquer, il ne voyait plus devant ses yeux qu’une couronne de cheveux d’or encadrant un joli visage intéressé. Et c’est au joli visage qu’il s’adressait à présent :

« Nous nous rendrons un jour, mademoiselle, » continua-t-il, « là-bas, au fond des gorges profondes de mon Saguenay, et nous arriverons devant un grand cap si haut qu’à le regarder vous tremblerez du troublant vertige ; c’est le Cap Trinité et je vous conterai sa légende… Non loin d’ici, vers le fleuve, voyez-vous cette pointe bleue dégarnie et au-dessus de laquelle volent de grands oiseaux ? C’est la Pointe-aux-Alouettes ; et là, ce n’est plus de la légende, c’est de l’histoire et je vous en ferai la leçon comme à mes grands élèves de la première classe… Enfin, la petite chapelle dont vous apercevez d’ici la croix fine du clocheton, elle a aussi son histoire et sa légende ; je vous dirai l’une et l’autre. »

Mais Paul s’aperçut subitement qu’il avait devant lui d’autres personnes que la jeune fille aux cheveux d’or ; il rougit légèrement, encore sous le coup de la double émotion causée, d’une part, par l’évocation de l’histoire de son Saguenay et, d’autre part, par l’apparition, dans sa pauvre salle, d’une couronne de cheveux blonds, il se tourna vers M. Davis et conclut :

« Merci, monsieur de vouloir connaître notre pays pour l’aimer plus ensuite. »

Les visiteurs se préparaient à se retirer.

« Alors, monsieur, c’est entendu, » ne put s’empêcher de dire la jeune fille, « vous serez notre guide et aussi notre professeur d’histoire… Il faut nous pardonner ; voyez-vous, nous sommes de pauvres citadins en quête de soleil, de grand air et de curiosités…

Les trois visiteurs sortirent en disant au revoir à Paul. En ce moment, les yeux du jeune instituteur rencontrèrent le regard profond de Blanche Davis…






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