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L’appel de la terre/Chapitre VIII

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 57--).

VIII


C’est jour de congé.

Un doigt pâle du jour a troué les rideaux des fenêtres et a annoncé l’heure du lever. Un premier rayon de soleil épand au bord de chaque colline et au sommet des pics, les promesses d’un beau jour. Sur la montagne, des nuées lumineuses s’amoncellent ; le fleuve s’enveloppe de brouillards. De la terre encore chaude de la veille monte une pénétrante odeur d’herbes humides. Des oiseaux chantent qu’on ne voit pas.

La villa Davis, toute grise, persiennes encore closes, semble dormir silencieusement dans l’ombre pesante des grands arbres verts. Mais on ne dort plus à l’intérieur. En effet, les horloges ont à peine sonné cinq heures que l’on voit sortir de la villa, en complets costumes d’excursionnistes, M. Davis, sa fille et Gaston Vandry qui prennent aussitôt la route de la grève. Ils rejoignent bientôt Paul Duval qui les attend au bord de l’eau, nonchalamment assis sur le rebord d’une chaloupe.

« La brise est bonne, » dit l’instituteur, après qu’il eut salué ses amis ; « nous allons remonter le Saguenay comme à la vapeur. »

— À la bonne heure, répondit M. Davis ; c’est une excellente idée, M. Duval, cette petite excursion dans le Saguenay, et nous vous en savons gré.

La veille, en effet, l’instituteur avait proposé une excursion aux Caps Trinité et Éternité. Il avait emprunté à cette fin une chaloupe dont il connaissait la rapidité et il comptait pouvoir avoir suffisamment de la journée pour accomplir le voyage.

Gens et paniers embarqués, on partit. Paul n’avait pas trop témérairement présumé des bonnes qualités de la chaloupe. Légère, elle semblait voler sur l’eau ; la brise, du reste, une bonne brise soufflant de l’est, enflait ses voiles et l’on voguait comme en un rève rêve.

Blanche était ravie de cette excursion. Tout l’étonnait : le sillage que traçait l’embarcation dans sa fuite, l’action du vent dans les voiles blanches, les arbres qui filaient de chaque côté et qui étaient si haut, si haut perchés… M. Davis suivait avec attention les manœuvres habiles du maître d’école pour diriger la chaloupe, et il se sentait en parfaite sécurité. Gaston Vandry, assis près de la jeune fille, était toute prévenance pour elle ; mais Blanche semblait fort peu se prêter aux galanteries du muscadin.

« J’ai des idées très arrêtées sur les promenades sur l’eau et dans les montagnes » disait-elle… « Oh ! ce ciel, regardez-moi donc ce ciel, père ! As-tu jamais vu pareil mélange de saphir et d’azur ?… »

— Oh ! mais comme te voilà poète, fillette… Fi ! un bas bleu !…

— Moi je trouve qu’il va faire une journée chaude, disait Vandry.

— Il fera chaud, en effet, affirma Paul Duval.

— C’est l’observatoire de Tadoussac qui le prédit, sans doute ? remarqua plaisamment le Montréalais.

— Effectivement, monsieur, répondit le maître d’école ; notre observatoire a enrégistré que les rossignols ont chanté très tard hier soir et qu’ils étaient perchés au sommet des arbres, bien en vue ; que les grenouilles sortaient de l’eau et coassaient avec volubilité tandis que les araignées travaillaient énergiquement ; que les moucherons et les cousins tourbillonnaient par bandes épaisses avant le coucher du soleil et que, la nuit venue, les vers luisants brillaient d’un éclat extraordinaire.

Voyez-vous, monsieur, continua Paul, nos paysans n’ont encore que ces moyens rudimentaires pour savoir le temps qu’il va faire et je vous dis qu’ils ne jugent pas plus mal que vos savants astronomes.

— Bravo ! s’écria la jeune fille ; vive les vieux-majors !…

— Et s’il avait plu aujourd’hui ? interrogea, un peu froissé, Gaston Vandry.

— Alors, on aurait vu, hier soir, les chiens gratter la terre, les chats se passer les pattes sur les oreilles ; on aurait vu pénétrer les chauves-souris dans les maisons ; les coqs eussent chanté plus tôt qu’à l’ordinaire ; on aurait entendu les corbeaux et les corneilles s’appeler par de grands cris et vu les oies et les canards s’agiter et plonger sans relâche dans leur étang… Vous auriez pu apporter votre parapluie, monsieur, si vous aviez observé, hier soir, que les hirondelles rasaient le sol pour chercher les insectes qui sont leur nourriture et qui descendent plus près de terre à l’approche de la pluie.

— Oh ! la belle montagne, s’écria tout-à-coup Blanche.

— C’est la Boule, répondit Paul Duval.

Assise sur sa base gigantesque et formant comme une sorte de cap, à l’extrémité d’une série de rochers et de pics qui atteignent souvent deux mille pieds de hauteur, la Boule se pelotonne jusqu’au milieu presque de la rivière ; elle en rétrécit le cours et y occasionne, au reflux des eaux, un remou contre lequel luttent souvent difficilement les petites embarcations. La Boule est de formation trappéenne comme la plupart des rochers du Saguenay, ce qui démontre l’origine ignée de cette partie du pays. Toute cette masse de granit brun est sillonnée dans tous les sens de larges bandes vertes de sapins et d’épinettes, ce qui provoqua chez Blanche Davis, cette heureuse comparaison qui enchanta l’instituteur :

« On dirait un gros œuf de chocolat ficelé de ruban vert… »

Puis l’on vogua longtemps dans l’infini du silence qui agrandissait toujours autour des excursionnistes, à mesure qu’ils remontaient la rivière, sa sphère mystérieuse. De chaque côté d’eux, des montagnes et toujours des montagnes se dressaient dans les attitudes les plus fantastiques. Ces rives du Saguenay sont deux chaînes abruptes, tourmentées, arides, mais toujours d’une grandeur indicible, de pics dénudés, de crêtes nues, de caps effrayants plongeant perpenticulairement dans les abîmes sans fond de la rivière. Une pente douce garnie de forêts de sapins, d’épinettes et de bouleaux adoucira quelquefois la rudesse de ces décors sauvages ; mais pendant des lieues et des lieues, c’est la nature tourmentée, informe et titanesque. C’est d’une grandeur sans égale, c’est d’une sublime sauvagerie, à la longue fatigante, étouffante…

L’on fut presque content quand, un peu avant midi, on arriva en face des caps Trinité et Éternité.

« Oh ! que c’est grand ! » s’écria la jeune fille, en levant sa jolie tête vers les sommets du monstre de granit.

— C’est merveilleux ! compléta M. Davis.

— Ça manque à Montréal, un cap semblable, hasarda Gaston Vandry, en s’essuyant le front de son mouchoir.

— Rien que ça ? lui jeta la jeune fille ; vous n’êtes pas difficile, vous.

Paul fit débarquer ses voyageurs dans une petite anse au pied du Cap Trinité.

Le soleil arrivait à son zénith et l’ombre des deux caps coupait en deux la rivière. Un énorme silence pesait sur ce soin effrayant de la nature saguenayenne. L’instituteur plaçant ses deux mains en forme de cornet devant sa bouche, lança le cri mélancolique du huard… La plainte du bubonide monta d’abord vers le ciel puis, retombant tout à coup, elle alla frapper à toutes les saillies des deux géants de pierre ; elle s’éparpilla en mille modulations dans l’espace silencieux… puis, durant une minute, l’écho se promena d’anse en anse, roula de crète en crète, de rocher en rocher, descendit au fond des ravins, puis, remonta encore, s’affaiblissant toujours, s’arrêtant tout-à-coup, accentuant davantage le solennel silence.

M. Davis et sa fille étaient ravis.

Or, pendant que le maître d’école les voyaient tous trois perdus dans la muette admiration des deux géants, l’idée lui vint de faire un bout d’histoire du Saguenay. Il dit à ses amis la terreur que cette rivière inspirait autrefois aux voyageurs, aux blancs aventureux et aux indiens superstitieux ; il raconta les dangers des premiers navigateurs qui osèrent s’aventurer dans ces gorges ; puis, la popularité dont, une fois disparue la terreur qu’il inspirait, jouit, aujourd’hui, le fleuve aux « eaux profondes », et Paul ajouta :

« Ce cap qui s’élève au-dessus de nos têtes et dont vous apercevez les trois gigantesques échelons, comme toutes les merveilles de la nature, a aussi sa légende qui ne le cède en rien à celle des menhirs de la Bretagne.

— Vous la savez ?… interrogea vivement Blanche.

— On se la transmet, ici, de père en fils, dans nos familles et pour ma part, je n’ai eu garde de l’oublier, mademoiselle.

— Quelle joie ! s’écria la jeune fille ; contez-nous-la, voulez-vous ?

— J’y prendrais franchement un grand plaisir, dit M. Davis.

— Ça fera passer le temps, ajouta négligemment Gaston Vandry.

Tous quatre prirent place dans le creu d’un rocher, au fond de la petite baie et, le maître d’école, comme s’il fut devant ses élèves, commença la légende du Cap Trinité, telle qu’on la raconte dans le pays du Saguenay.[1]

C’était un beau soir d’été, voilà des siècles. Le Saguenay est plein des feux mourants du soleil qui se couche, derrière les Laurentides. Alors, le Saguenay, plus qu’aujourd’hui encore, vibrait avec amour à tous les bruits de la Nature et, ce soir, tout chante sur la terre comme tout sourit dans les cieux… Donc, c’est un soir d’été, voilà des siècles… Deux nacelles s’avancent, silencieuses, sur les flots qui s’en vont là-bas d’où nous venons… Ce sont deux canots d’écorce tels que les Indiens les façonnent encore aujourd’hui ; chacun d’eux est monté par deux hommes qui battent les flots en cadence. Tous quatre sont enfants des bois et ils s’abandonnent, ce soir, aux charmes de leur éternel rève…

Tout à coup, nos indiens arrivent aux pieds de deux caps qui font la nuit de leurs ombres immenses ; entre les deux caps, il y a une anse arrondie et coquette.

« C’est celle où nous sommes en ce moment », disait Paul.

Les canots glissent, plus rapides ; coupant la ligne d’ombre que projettent les caps, ils viennent s’échouer dans la baie. Les canots sont vite couchés sur la grève où ils semblent déjà dormir et, bientôt, s’élèvent vers le ciel les flammes d’un grand feu de sapin. Les quatre indiens, disposés à l’entour du foyer, regardent longtemps, rêveurs, les rougeoiements de la flamme et les spasmes des tisons qui se tordent dans les cendres ardentes… Approchons-nous de ces hommes austères, premiers habitants de ces farouches solitudes, et prêtons l’oreille à leurs discours ; l’un d’eux parle. C’est le plus jeune.

« Œil du Hulotte, » dit-il à son voisin, vieillard aux regards étincelants, « voudrais-tu nous dire, en ta haute sagesse, ce que t’apprirent, aux jours de ton jeune âge, les anciens de notre valeureuse tribu sur ces sombres lieux où nous sommes cette nuit ! »

« Pied-de-Perdrix, » dit le vieil indien, « je veux bien raconter au fils de mon frère ce qu’aux jours de ma jeunesse j’appris de ces lieux. Écoute. C’était aux premières heures de ce monde : L’Être Suprême que nous craignons tous avait noyé tous les mauvais manitous dans ce fleuve qui roule ses flots à nos pieds. Mais un encore, un démon, plein de rage, se débattait toujours dans l’abîme, voulant, invincible orgueilleux, reconquérir ce trône du monde qui l’avait rendu si jaloux aux jours de sa gloire. C’est ici même, en cet endroit, mon fils, que le bras du Tout-Puissant, avait lancé, à travers les espaces, ce monstre orgueilleux qui ne cessait de vomir sa haine dans le fleuve devenu son cachot.

Or, un clair matin, un géant merveilleux s’en vint chasser ici ; c’était Mayo, notre premier ancêtre. Il était grand comme l’un des pins qui couronnent le sommet de ces caps et il était si fort qu’il arrachait de ses bras nerveux les plus puissants sapins de nos forêts… Depuis deux jours entiers, Mayo, parti de cette baie, là-bas, où l’astre qui nous éclaire va bientôt surgir, poursuivait sa course et, pour la dernière fois, l’aube allait blanchir l’horizon avant qu’il n’arrivât dans son domaine de chasse… Que voit-il soudain ? Devant lui, le fleuve en courroux se soulève par bonds furieux et il agite ses flots comme sous les efforts de l’ouragan dans les bois de tes pères… Et le canot de Mayo ne veut plus avancer. Le père de nous tous avait reçu du Très Haut une promesse solennelle. Dans ses instants de détresse, il n’avait qu’à crier vers lui pour éprouver aussitôt les effets de son bras vengeur. Le Sublime Chasseur jette un cri vers le ciel puis il s’apprête à dompter le monstre qu’il cherche à distinguer au milieu du fleuve. Enfin, il aperçoit sa face grimaçante et il voit sa tête affreuse qui se dirige vers lui. Mayo nage avec vigueur vers la rive. Tout à coup, le monstre fait un bond et s’élance sur le canot du géant. Mais Mayo l’attend ; à cet instant une force surnaturelle se glisse dans ses veines ; il saisit la bête au vol et la prenant par la queue, il la fait tournoyer au-dessus de sa tête puis lui brise le front sur le mont qui s’élève ici. Le démon n’était pas encore sans mouvement ; pourtant cette tête endurcie avait broyé la roche, faisant aux flancs du cap une large échancrure… Par trois fois l’impitoyable chasseur battit ainsi de la tête du monstre le grand mont blessé… Et voilà, mon fils, la raison de ces trois larges entailles que tu vois dans ce cap au sommet duquel, depuis, aucun arbre n’a poussé…

Ainsi parla Œil de Hulotte, puis, aux pieds du cap immense dont le dernier écho venait de répercuter la voix sonore du chef, le silence se fit. Le feu de sapins s’éteignit et les rèves vinrent bientôt errer sur ces grèves sauvages jetant l’oubli sur le merveilleux récit…

Le maître d’école avait cessé de parler et longtemps la jeune fille resta sous l’impression de son conte. Elle semblait écouter encore la voix métallique et incisive, la parole ardente et colorée du fils de Pierre Duval. Certes, l’accent était quelque peu rugueux et râpait des oreilles accoutumées plutôt aux mots mielleux susurrés dans les salons ; mais Paul avait une éloquence naturelle, un bonheur d’expressions que Blanche avait rarement surpris sur les lèvres des habitués des salons de sa mère…

La lune était déjà haute dans le ciel quand on fut de retour à Tadoussac.

Et comme le beau Vandry se plaignait de la fatigue, exprimant le désir d’un lit douillet, Blanche le foudroya :

« Vous n’êtes qu’un vulgaire ; vous n’entendez pas grand’chose, allez, aux harmonies de la Nature !… Que dis-je, vous avez baillé, aujourd’hui, en face du Cap Trinité… Ne niez pas ; vous avez baillé ; je vous ai vu. »







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  1. — Cette légende a été racontée en de beaux vers, dans l’« Oiseau Mouche » du Séminaire de Chicoutimi, en 1894, par M. l’abbé Alfred Tremblay, (Derfla) de Chicoutimi.