L’appel de la terre/Chapitre IX

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 69-78).

IX


Paul Duval et Blanche Davis se revirent souvent. La Montréalaise plaisait au maître d’école. Pour lui, Blanche Davis était une nature d’exception, toute intelligence, toute bonté et beauté, qui avait la qualité rare, chez une femme riche, d’estimer les hommes d’après leur valeur réelle et non d’après leur situation. De son côté, Blanche recherchait, et ne semblait pas s’en cacher, du reste, la présence de l’instituteur. La sympathie que lui avait inspirée Paul, dès la première fois qu’elle le vit, prenait corps et se soudait à elle ; et ce sentiment n’allait pas tarder à devenir ce magique et merveilleux diamant que l’on nomme l’amour. La cristallisation s’opérait à chaque tête à tête des deux jeunes gens.

Chaque jour maintenant, tous deux faisaient de longues promenades, soit dans le parc, soit dans la montagne ou encore le long des grèves à l’Anse à l’Eau, partout où la solitude les appelait.

Paul avait appris à pêcher à la jeune fille ; elle prenait grand plaisir à ce sport ; elle y éprouvait un véritable bonheur. C’était pour elle une troublante espérance que celle de chercher à tirer de son élément le poisson qu’elle ne voyait pas. Paul lui montra ses lignes, les petites et les grandes, les lignes de fond et les autres, les mouches aux couleurs variées, les différents hameçons. Il lui apprenait comment on met les amorces et les plombs quand on laisse descendre les lignes dans les courants ou au fond ; enfin, tous les engins qui signifiaient la mort pour le peuple des eaux… Et puis, pour l’âme de la jeune fille éprise de poésie, quel symbole que cette eau qui glisse à ses pieds emportant avec elle l’infini du temps : image de la vie et ce depuis toujours ; et quelle poésie dans les décors du théâtre, dans cette surface diamantée au soleil, rouge au crépuscule, noire ou blanche ou bleue selon les nuages du ciel ; quelle curieuse fascination dans ce miroir des eaux aux secrets enfouis, insoupçonnés à nos yeux… Enfin, l’ivresse, quand le poisson « mord », d’avoir percé le secret et sorti de l’onde son trésor.

Le « trésor » était quelquefois une vilaine « barbotte », souvent même un de ces affreux monstres du Saguenay que l’on appelle « crapauds de mer » ; mais rien ne rebutait Blanche quand Paul était assis à côté d’elle et la regardait lancer les lignes.

Le jeune homme, d’autres fois, lui apprenait la terminologie locale et populaire de nos poissons saguenayens. Il disait les mœurs et l’habitacle de la « barbotte » et de la « petite morue », la saveur de notre jolie sardine du Saint-Laurent, pauvre petit poisson des côtes de France égaré dans nos eaux quand nos ancêtres quittèrent pour la plupart les rives laurentiennes ; il parlait de nos grandes truites de lacs que les indigènes ont appelé « touradis », de notre saumon d’eau douce, la « ouananiche » ; il décrivait l’inesthétique goujon, vorace et paresseux, et il promettait à la jeune fille de lui faire entendre, un soir de pluie, le cri rauque du plus puissant de nos batraciens, le « wawaron ». Souvent, à quelques verges seulement de la rive, un marsouin surgissait en soufflant bruyamment ; pendant une minute, on voyait son dos blanc et bombé émergeant de l’eau comme la coque d’une petite barque blanche que le vent aurait renversée et qui s’en irait à la dérive au gré de la marée…

Dans la montagne, c’était un autre monde aussi intéressant, que l’instituteur faisait connaître aux yeux émerveillés de Blanche.

Notre langue populaire désigne à sa façon les végétaux qui attirent l’attention par une particularité quelconque. Paul Duval présentait à son amie une plante qui porte haut ses fleurs aplaties : c’est le « tourne-sol » qui tourne, en effet, tout le jour, sa large face jaune à l’Astre-Roi. Dans un ravin qu’il a pris pour parterre, égaré loin de ses frères, voici le « quatre-saison » avec ses corymbes gigantesques et qui fleurit toute la belle saison… puis, on écrase sans pitié des pieds ces petits fruits rouges qui avaient tant excité l’admiration de M. Davis un jour, dans le parc, le « quatre-temps » qui garde ses fruits au ras du sol jusques sous les neiges.

Paul enseignait qu’il n’est pas jusqu’à la piété la plus tendre qui n’intervienne dans la terminologie des végétaux et il montrait à Blanche cette graminée dont les belles feuilles sont ornées de bandes longitudinales, blanches et vertes, et que l’on appelle, en pays saguenayen, le « ruban de la Vierge ». En passant dans un taillis, Paul Duval disait à la jeune fille que le cyprès du Saguenay, contrairement à la légende, n’est pas du tout funèbre ; ce cyprès n’est qu’un pin, le pin gris des rochers et il ne recouvre d’aucun voile de tristesse nos forêts du nord. Puis, venait dans le livre d’histoire naturelle de l’instituteur, le chapitre des herbes ; l’herbe à toutes sortes de choses :  l’« herbe à cochon », l’« herbe à puce », l’« herbe à coupures », l’« herbe à faire gratter », l’« herbe à dindes », l’« herbe à ouate », etc. Et la jeune Montréalaise, à ces naïves leçons de choses, riait à gorge déployée. Les « cocotes », ou petits cônes du pin et du sapin l’amusaient et elle ne rentrait jamais à la Villa sans en apporter de larges provisions.

Souvent, le soir, quand le vent ne soufflait pas trop fort, Paul empruntait une légère embarcation et Blanche et lui partaient en croisière dans la baie ou dans l’estuaire du Saguenay. Quelques coups d’aviron et le canot, après trois ou quatre coquets balancements de hanche, était déjà loin du rivage. Comme Blanche alors s’en donnait à cœur joie ; elle aurait voulu éterniser ces instants ; surtout quand la journée avait été chaude, c’était si bon la brise fraîche de la mer : elle remplissait avec délices ses poumons du salin vivifiant !

Un soir, comme ils étaient dans le canot, au milieu de la rivière, ils assistèrent au coucher du soleil. L’astre allait dans quelques minutes disparaître derrière un pic de la montagne, du côté nord de l’eau, et déjà l’on pouvait le regarder presque fixement sans que les yeux se mouillassent. À mesure qu’il tombait, les berges boisées de la rivière, de vertes devenaient d’un violet tendre… C’est la minute silencieuse, les « lata silentia » de Virgile, disait l’instituteur. Le prestige de mystère de cette sorte de pénombre fait taire les êtres et les choses ; tout se plonge dans une muette rêverie ; l’eau n’ose plus même s’iriser ; les feuilles ne frissonnent plus dans les arbres de la rive et l’oiseau étouffe ses trémolos… Tout à coup, le faible croissant, qui était encore le soleil, s’abime derrière la montagne. L’eau alors devint subitement blanc d’acier et frissonna ; il se produisit un large murmure sur les bords et ce sont toutes les feuilles qui se sont mises à trembler comme effrayées par l’obscurité qui venait : cèdres, bouleaux, sapins et épinettes bruisent ; en cinq ou six longues mesures, des pépiements endormis flottent dans l’air qui a fraîchi subitement, comme si l’on passait d’une chambre très tiède au dehors, le soir, en automne. Ensemble, l’eau et les arbres produisent ce bruit que l’on entend dans une grosse coquille quand on l’approche très près de son oreille. Sur la crète des pics et sur l’eau de la rivière, en certaines anses, subsistent encore du soleil quelques reflets de fauve splendeur ; bien loin, le fleuve est taché de plaques de lumière rose qui s’éteint peu à peu. Et, dans l’Anse à l’Eau, non loin du quai, dormant sur les flots qui miroitent, une barque ancrée, flanquée de ses avirons, semble un gros oiseau qui s’est endormi là, les ailes repliées. Une odeur pénétrante vient de la terre et suit l’eau, et cette senteur porte en elle une griserie exquise qui s’insuffle dans les veines et fait vibrer les nerfs de toute la force de sa volupté. Bientôt, enfin, une clarté monte du ciel et blanchit les berges, coulant partout de menus rayons dans la verdure sombre et sur les flots, et l’on dirait le Saguenay, la baie, le fleuve couverts de vers luisants qui dansent à la lune…

Le canot ne marchait plus qu’au gré du courant et Paul en avait abandonné les rames au fond. Blanche s’était pelotonnée, toute douillette, dans son manteau, et, un peu somnolente, elle avait cessé son babil. Alors elle aurait voulu poser sa tête sur la poitrine du jeune homme, écouter ses paroles, les mains dans les siennes, s’assoupir peu à peu au léger dodelinement du bateau, fermer ses paupières fatiguées d’avoir regardé trop longtemps le satin des cieux capitonné de clous d’or, et là, s’endormir….

Mais la cristallisation n’était pas encore complète ; la glace n’était pas rompue.

Jusqu’alors, en effet, dans toutes leurs longues conversations, les deux jeunes gens n’avaient pas encore osé parler d’amour ; pas un seul instant, ils ne s’étaient laissés encore bercer aux rythmes de l’éternelle chanson….

Paul Duval était, au chapitre de l’amour, aussi irrésolu qu’il était dans la recherche de la voie à suivre dans la vie où il était entré en hésitant. Il rêvait de joies futures qui seraient faites de confiance, d’affection et qui dureraient toujours. Alors, en un lointain assez vague, il voyait se dresser en sérénité, le bonheur enfin conquis. Il sentait qu’une nature comme la sienne avait besoin d’amour ; sans amour se perdraient sa volonté déjà trop faible et ses désirs robustes de travail. Mais tout à coup, il avait la conception nette de la vanité de son espoir ; il se voyait tout d’un coup prédisposé aux engouements passionnels. L’occasion eut pu faire de lui un larron, mais jusqu’ici l’occasion lui avait manqué. En ces moments d’affaissement sentimental, il en venait même à douter de son amour pour Jeanne Thérien. Durerait-elle longtemps, cette flamme des belles années ?

Quelquefois, son imagination, la seule faculté qu’il eut vraiment cultivée, le laissait complaisamment s’égarer dans des désirs craintifs, troublants et délicieux de joies inattendues, de tristesses sans cause dont il savourait l’enivrement et ressentait la puissance. Alors, il avait des attendrissements subits, des vues optimistes sur le monde des sentiments.

Et à ces moments, il n’existait plus de Jeanne Thérien.

Mais le paysan, le fils de la terre réapparaissait vite et, dans ces accalmies sentimentales, il se laissait aller, avec la même aisance, à l’amour pur et sans heurts des gens simples des campagnes. C’était, en un mot, chez lui, la lutte entre l’amour qu’il rêvait sans tache et le flirt qu’il soupçonnait amusant.

De son côté, Blanche Davis ne rêvait qu’à la vraie vie du cœur et elle sentait que ce cœur de mondaine des villes s’était déjà trop embarrassé dans les pipeaux du flirt. Elle avait lu quelque part que le flirt est un jeu de hasard auquel le cœur se ruine et elle avait le désir honnête de ne pas se rendre jusqu’à la catastrophe. La rencontre de Paul Duval et les premiers instinctifs sentiments de sympathie à son égard lui apparaissaient comme une occasion de se ressaisir. Elle sentait qu’elle allait aimer franchement ce grand jeune homme qui devait être, lui, sincère ; il était pauvre, simple, qu’importe, l’idylle n’en présentait que plus de charmes. L’histoire du monde n’avait pas de plus brillantes époques pour elle que celles où les reines s’éprenaient des bergers. Aussi, croyait-elle bien sérieux, très sincère, ce qu’elle ressentait pour le jeune instituteur. Et ces sentiment, était-ce seulement de la sympathie ? Était-ce de la simple amitié ?… Est-ce de l’amour ? Son cœur n’était pas encore fixé.

Un autre soir, Paul avait donné rendez-vous à la Montréalaise à l’extrémité du Parc, Il s’y était rendu le premier. En attendant Blanche, il s’était installé sur un banc, les yeux perdus dans les étoiles. Sur le velours sombre du ciel, elles scintillaient vivement et leur éclat opalisait autour d’elles le fond bleu sur lequel elles semblaient cousues comme de brillantes paillettes. Le vent qui s’élevait de la mer, en bas, faisait doucement frissonner les arbres qui étendaient leurs grandes branches au-dessus de lui.

Au loin, il vit trembler sur les flots, la lumière falotte du phare de l’Îlet-aux-Morts.

Paul se mit à feuilleter les derniers feuillets de sa jeune vie, surtout le dernier chapitre du roman ébauché. À la douce figure de Jeanne qui lui apparut dans un lointain déjà imprécis, parmi la théorie des souvenirs déjà vieux, succéda la sémillante beauté de Blanche Davis. Il revivait la première rencontre avec celle-ci, puis les autres, les paroles banales, les causeries vagues. Il avait pourtant pris du plaisir à ces conversations ; il avait éprouvé de l’émotion à lui entendre dire certaines choses et il sentait maintenant que lorsqu’elle parlait elle emportait avec elle une partie de sa pensée et lui laissait en échange le souvenir très précis de ses gestes, de ses intonations, de ses regards, tout un trésor qu’il découvrait au fond de son cœur, comme une pierre précieuse que l’on a enfermée dans un coffret.

Chez Paul Duval, la cristallisation s’opérait.

À l’entour de l’image aimée la tendresse un peu confuse des premiers jours prenait corps.

Les brindilles secs des sapins sur le sol crissèrent sous des pas légers et Blanche parut dans le sentier ; elle s’avança vers le jeune homme. La jupe claire se dégageait des ombres touffues et sa beauté revêtait un aspect irréel, si étrangement émouvant que Paul demeura, un instant, immobile, n’ayant pas une parole pour exprimer son trouble et n’osant se lever tant il avait peur de faire s’évanouir l’apparition extraterrestre. Enfin, il s’approcha :

« Merci, dit-il, d’être venue… Vous rendez la pénombre plus belle.

Elle pencha un peu la tête vers lui ; mais elle n’aurait pu discerner si elle obéissait à la passion ou à l’habitude.

Tamisée par les ramilles, la clarté lunaire se posait sur elle, la dessinait, mettait des réveils sur la moire vivante de la chevelure et enveloppait l’oval pur du visage.

« Je sens, Blanche, que vous m’avez compris, continua l’instituteur, que vous avez deviné pourquoi je vous ai demandé de venir ici par la suavité de cette nuit visionnaire ; vous avez compris quel sentiment vous avez fait naître en moi et vous avez bravement accepté de venir… Je crois donc pouvoir espérer que mon amour trouvera dans votre cœur un écho, un faible écho. »

Elle répondit faiblement :

« Je suis venue, en effet, avec confiance parce que j’ai senti que vous m’aimez sincèrement et que…

— Et que ?

— Je vous aime aussi… »

Il y eut un silence.

Sur la pelouse brunie par les aiguillettes séchées des sapins, la clarté lunaire se diffusait, traçant sur le sol, la silhouette des arbres ; c’était une heure d’appaisement et de délices. Le mystère des âmes se dévoilait sous le mystère enveloppant des hauts feuillages d’où les lueurs stellaires gouttelaient çà et là ! Des grappes d’étoiles tremblaient dans la nuit, perdues au fond de l’azur qui blondoyait sous la lune montante…