L’appel de la terre/Chapitre XIII

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Imprimerie de "L’Événement" (p. 95-100).

XIII


Cependant, aux Bergeronnes, chez le père Duval et chez le menuisier Thérien, on languissait de voir Paul et l’on se demandait ce qu’il pouvait bien faire ; quant à Jeanne, elle était atterrée. Son fiancé était donc fâché contre elle qu’il ne venait plus la voir ? Que lui avait-elle fait ? Ne s’était-elle pas toujours montrée gentille envers lui ?…

Paul n’avait même pas voulu profiter des vacances de l’été pour venir aux Bergeronnes ; il avait écrit qu’il lui fallait rester à Tadoussac où il avait des engagements pour des classes privées. Il avait fait savoir à Jeanne que ces classes lui rapportaient beaucoup d’argent. C’était les dernières nouvelles que Jeanne Thérien avait reçues de Paul Duval ; mais elle attendait toujours : « Il viendra dimanche », se disait-elle, chaque semaine…

Mais le dimanche passait et Paul n’était pas venu.

Un lundi, la mère Duval, qui était une femme énergique et aux promptes décisions, n’y tînt plus. Puisque Paul ne venait pas, elle irait le voir elle-même, à Tadoussac : « S’il était malade », se disait-elle, « le pauvre enfant !… »

Le lendemain matin, en effet, la mère Duval prenait le postillon et, à midi, arrivait chez la mère Thibault.

C’était au lendemain de la catastrophe de la Pointe-aux-Bouleaux. Dans le village, tout le monde parlait de l’accident.

Madame Thibault eut garde de n’en pas dire un mot à la mère de son pensionnaire ; elle lui raconta la tragédie jusques dans ses plus infimes détails ; elle en inventa même une bonne partie pour faire croire qu’elle en savait beaucoup plus que les autres. Au commencement du récit, la mère Duval était légitimement sous l’impression qu’il y avait plusieurs morts ; mais l’hôtelière fut forcée à la fin de conclure dans la vérité : pas de morts, ni de blessés, une malade seulement… mais bien basse, à la dernière extrémité.

« Pensez donc, Madame Duval, si c’est pas triste ; du si bon monde !…

— Mais Paul, demanda Madame Duval, il n’est pas malade ? Où est-il ?

— Non, il n’est pas malade. Mais vous pouvez vous imaginer s’il est « énervé ». Je suis sûre qu’il en tenait un peu à la petite Davis ; c’est une jeune fille si très bien… et pas fière pour un sou ; une personne « d’adon en plein », que je vous dis. Ils vont bien ensemble, je vous assure, elle et Monsieur Paul ; aussi, depuis quelque temps, ils ne se laissaient pas de loin, allez ! Tenez, je suis sûr qu’il est allé chercher de ses nouvelles… vous comprenez si ça l’occupe. Il est parti tantôt et il a pris du côté de la Villa… Aussi, les Davis lui doivent une fière chandelle à Monsieur Paul… Sans lui, vous comprenez, c’en était fait : plus de mamzelle Davis. Voilà du beau courage, Ma’me Duval, et vous pouvez être fière de votre garçon, allez  »  !…

La mère Duval, maintenant rassurée sur le sort de son fils, n’en demeurait pas moins soucieuse. Certaines paroles de la mère Thibault lui revenaient à l’esprit ; elle avait peur de comprendre dans ces relations que lui exprimait l’hôtelière entre son fils et cette jeune fille, une explication du silence et de l’absence de Paul.

« Mais, ce n’est là, en somme, qu’une amusette, » se dit en conclusion la mère de Paul.

Pour le moment, elle n’avait qu’à s’estimer heureuse que son fils fut sorti vivant de la terrible aventure de la veille.

Paul arriva, quelques instants après, et courut embrasser sa mère. Mais il resta visiblement embarrassé… Il avait maintenant conscience de ses torts envers les siens qu’il avait oubliés… envers Jeanne que la présence de sa mère lui rappelait tout à coup douloureusement… Jeanne !… Ah ! comme il oubliait vite ; comme elle lui semblait loin maintenant dans son souvenir, la douce petite fiancée des Bergeronnes et comme elle tenait plus, maintenant, dans sa vie, la pâle malade qu’il venait justement d’entrevoir étendue dans un lit de fleurs. Il n’avait pas osé pénétrer dans la chambre et avait simplement demandé des nouvelles. On lui avait dit que tout allait bien et que dans quelques jours la malade pourrait se lever ; le médecin avait déclaré qu’il ne s’agissait que d’un choc nerveux. Et Paul était parti heureux.

Et maintenant, sa mère était là devant lui et il pensait encore à la chère malade… sa mère qu’il avait oubliée comme les autres, comme Jeanne dont le souvenir flottait subitement devant ses yeux encore pleins de la vision du lit de fleurs reposait Blanche…

Sa mère !… Jeanne !…

C’est si horrible de ne plus se sentir protégé par rien, comme cela, tout-à-coup et brusquement de sentir s’envoler comme un voile dans une bourrasque la chère protection qui ne nous avait jamais fait défaut depuis le berceau : sa mère ! Non, c’est trop tôt ; sa mère, à lui, ne serait pas parmi les belles illusions qui s’en vont avec les vieilles lunes ; il réalisait qu’il avait encore sa mère ; il aurait encore recours à elle dans son embarras… Et Jeanne ? Elle vivait encore dans son souvenir ; elle pensait encore à lui et il le devinait dans les grands yeux pleins de détresse de sa mère ; Jeanne n’était donc pas morte pour lui… et les amours jurés près des vieux temples de nos campagnes, le soir, sous les étoiles, ne meurent pas…

Paul et sa mère causèrent longtemps comme deux bons amis qui se retrouvent.

On parla de tout ; des travaux à la ferme, des foins qui achevaient et qui avaient bien réussi, grâce au beau temps, des récoltes qui s’annonçaient bien, du jardinage qui avait un peu souffert de la sècheresse excepté les choux qui avaient belle apparence. Les bestiaux ne furent pas oubliés ; le père avait acheté au printemps deux bonnes vaches laitières qui donnaient beaucoup… La mère Duval s’étendit longtemps sur les qualités supérieures d’un superbe coq qui avait remplacé le tyran des anciens jours, le pillard du potager qui avait fini comme il le méritait : en ragoût… Puis on parla des Gendron, des Mercier, qui en voulaient toujours un peu à la terre du père…


Un garçon et sa mère discutent.
« Paul et sa mère causèrent longtemps comme deux bons amis qui se retrouvent… mais Paul était visiblement embarrassé. »


Quant à lui, Paul, il était en bonne santé et il ne fallait pas s’alarmer sur son sort ; il avait beaucoup à faire ; il voulait de l’avancement, toujours de l’avancement et, pour cela, oui, c’était vrai !… il avait pris des classes privées… Non, vraiment, il n’y avait pas lieu de s’alarmer à son sujet… dès qu’il pourrait disposer d’une journée, il irait aux Bergeronnes…

« Et cette Blanche Davis ?… »

Paul lisait cette interrogation dans les yeux de sa mère qui n’osait pas l’interroger sur ce sujet.

« Eh ! bien, vrai », il la connaissait, cette jeune fille, et elle ne lui était pas indifférente ; mais il n’y avait là qu’une amitié de passage. On passait le temps tout simplement ; au reste, la famille Davis partait dans un mois pour retourner à Montréal…

Bref ! l’horloge sonnait trois heures — l’heure du départ du postillon pour les Bergeronnes et les Escoumains — quand la mère Duval rassérénée, joyeuse, prit congé de son fils en l’embrassant tendrement.

« Tu n’aurais pas un baiser pour Jeanne ? » fit-elle.

Paul rougit et, après une minute d’hésitation :

« Oui, embrassez Jeanne », dit-il.

La brave femme s’éloigna, juchée sur le siège unique du « cabarouet » du postillon ; sur la route, elle se retourna souvent pour voir son fils encore un peu avant que la voiture ne disparaisse dans les arbres.

Elle était contente, la mère Duval ; elle n’avait que de bonnes choses à rapporter aux Bergeronnes.

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