L’arriviste/L’élection

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 107-120).

VII

AU SERVICE DE SON PAYS

L’élection


Il y eut grand émoi, non-seulement dans tout le comté de Bellechasse, mais encore par toute la ville quand on apprit le résultat de la convention truquée. Eugène Guignard fut entouré, conseillé, encouragé par tous les gens à l’esprit droit qui le conjurèrent de ne pas capituler, et lui offrirent l’aide nécessaire pour y tenir bon jusqu’au scrutin. Mais de son côté aussi, Larive ne manqua pas de rallier la plupart des tirailleurs et des officiers de compagnies franches, toujours prêts à mourir autour d’un drapeau, pourvu qu’en attendant ils puissent vivre autour de la caisse électorale.

Ce qu’il y avait d’étrange dans cette lutte, c’est que le candidat non officiellement reconnu, le candidat indépendant était précisément celui dont le caractère irréductible, et réfractaire aux tentations d’arrivisme, offrait les plus sûres garanties à la sauvegarde des principes du parti. Tandis que son adversaire, aujourd’hui porteur de la livrée libérale, c’était connu, en aurait volontiers revêtu une autre, peu de temps auparavant.

Est-ce pour cette raison que le parti conservateur ne bougea pas, ne voulut pas le déranger dans ses aspirations, ne suscita aucun adversaire estampillé de sa couleur ?

Qui pourrait le nier ou l’affirmer ?

C’est à peine si Guignard prendra plaisir à l’insinuer dans les assemblées publiques où les partisans, si vous voulez paraître combatif, vous obligent de dire quelque chose de personnel sur le compte de l’antagoniste.

Au reste, si l’on voulait tout de même s’étonner de ce que le gouvernement laissât faire cette élection, après en avoir émis les brefs, sans imposer aux populations des paroisses de Bellechasse une candidature à son chiffre, nous pourrions répondre que c’était à une époque et sous un régime, où le choix des députés se faisait moins pratiquement au scrutin que dans les officines ministérielles, les conventions plus ou moins truquées et les journaux. Quand une élection ne semblait pas pouvoir subir avec succès ces trois épreuves de laboratoire, dirons-nous, il eut été bien inutile et bien imprudent d’y compromettre le prestige d’un cabinet sous le trompe-l’œil du vote populaire. Or, dans la présente occurrence, c’est ce que l’on avait bien compris. Le comté de Bellechasse se montrait de plus en plus hostile et réfractaire aux candidatures purement conservatrices. Le dernier député aux Communes, nous le savons, y avait été élu sans conteste pour aller siéger du côté de l’opposition. Depuis lors, les choses loin de s’améliorer en faveur du ministère s’étaient singulièrement aggravées, aux yeux des uns et aux oreilles des autres, suivant qu’ils prissent leurs informations dans les colonnes des journaux ou dans les conciliabules où mijotent les fortunes politiques.

Il valait donc mieux pour le gouvernement laisser flotter ses amorces et ses hameçons sur les eaux du parti adverse, troublées comme à souhait pour lui. Dans les assemblées houleuses, aux philippiques presque nécessairement personnelles, sa responsabilité, les vilaines choses de son programme et de ses tendances politiques, ne laisseront que moins forte impression sur l’esprit populaire auquel il faudra bientôt soumettre un appel général.

La première de ces « assemblées contradictoires », comme l’on dit dans l’étrange langage des faiseurs d’élections, eut lieu un dimanche, dans la belle paroisse de S. Michel, chère aux touristes.

La presse ministérielle, obéissant au mot d’ordre du désintéressement apparent, se contenta de contredire dans ses comptes-rendus les journaux libéraux, c’est-à-dire ceux qui avaient été généreusement subventionnés pour chanter la gloire et la valeur du héros de la convention. Néanmoins, l’on devait tout particulièrement s’intéresser à cette lutte entre les deux associés, les deux amis de jadis, dont les moyens d’action sur l’esprit du peuple, quoique si divers, rendaient de part et d’autre le succès bien aléatoire.

Mais avant de nous occuper des comptes-rendus de cette campagne, comme pour nous édifier sur leur crédibilité en général, rappelons ce que Monsieur de Cormenin, le pamphlétaire français, disait du compte-rendu parlementaire. Et l’on voudra bien ensuite nous pardonner si nous essayons d’imiter — oh ! mais, de bien loin, — sa manière presque inimitable de mettre en regard les divergences d’appréciation sur les hommes, selon qu’on les observe par l’un ou l’autre bout de la lunette du partisan.

« Nous nous connaissons beaucoup, le compte-rendu et moi ; je l’ai créé il y a quelque quarante ans, et puis, quand il a eu suffisamment provigné, je l’ai laissé là. Il a grandi, il s’est installé, il a pris ses coudées dans le monde politique ; il court maintenant la ville et la province, en manière d’oracle.

Si l’orateur est le maître du jour, le compte-rendu est le maître du lendemain. Si l’orateur est ce qu’il veut au-dedans de sa petite église parlementaire, il n’est au-dehors que ce que le compte-rendu veut bien qu’il soit.

Le jugement des morts ne se fait pas attendre pour l’orateur. À peine est-il enfermé dans sa bière de papier, que deux journalistes s’approchent du corps. Ils se tiennent tous deux à ses côtés comme son bon et son mauvais ange. Ils lui récitent leurs patenôtres en faux-bourdon, et ils l’aspergent, en guise d’eau bénite, l’un d’un panégyrique, l’autre d’une satire. »


Au lendemain de l’assemblée de S. Michel, on lisait donc dans l’organe du parti :

« Le premier coup de canon de la campagne électorale du comté de Bellechasse a été tiré hier à S. Michel. Le temps était superbe, et quinze cents à deux mille personnes, au bas mot, étaient venues de toutes les paroisses du comté et du voisinage, comme de la ville, entendre la discussion des deux candidats. L’assemblée avait été convoquée par le candidat reconnu du parti, M. Félix Larive, qui eut la gracieuseté d’y inviter son adversaire. Celui-ci doit amèrement regretter aujourd’hui l’audace ou la naïveté qui lui fit accepter cette invitation, au lieu de la considérer comme simple courtoisie de son noble et généreux concurrent. Les quatre cinquièmes au moins de l’assemblée lui étaient hostiles. On l’a bien vu lorsqu’avant le discours substantiel de M. Larive, rempli de chiffres et de renseignements sur la triste administration de nos finances fédérales, ce qui dénote chez lui l’homme d’affaires, capable de voir au bien de l’état comme il a su voir à sa prospérité personnelle, — l’autre, le petit avocat sans causes, est venu nous parler de phase sérieuse de notre existence nationale, de langue, de droits organiques menacés, patati patata, de cent calembredaines de la même force, tirées de son imagination fébrile ou de la lune. Maintenant qu’il s’est montré, qu’il a fait savoir à tous ces gens-là qu’il est avocat et aimerait bien à raccoler quelques clients dans la campagne, nous lui conseillons, en attendant les causes, de retirer avant le scrutin le dépôt de deux cents piastres qu’il va perdre et pourrait certainement placer à meilleur emploi. Avant de rentrer sous terre, qu’il n’oublie pas de faire connaître au public ceux qui l’ont soudoyé pour empêcher le candidat libéral d’être élu par acclamation. Des conservateurs que nous avons vus sont eux-mêmes indignés de cette manœuvre et voteront pour M. Larive.

Inutile d’ajouter que l’élection de M. Larive est assurée, malgré les quelques rires jaunes d’une clique que la piteuse contenance de leur homme à principes laisse sans espoir ».


Par contre, dans le journal qui n’est pas vendu on lit :

« Pour un fiasco, il faut dire que l’assemblée convoquée par le candidat Larive à S. Michel, hier, a été un monumental fiasco. On n’y comptait à peine qu’une couple de cents électeurs, à part un bon nombre de promeneurs qui se répandirent dans la place à l’arrivée du bateau, venant, comme ils font tous les dimanches, jouir de quelques heures de repos à la campagne. Cette fois, grand a été leur amusement d’assister en même temps à ce cirque forain. Le candidat à deux têtes qui fuit le haut du comté et s’en tient au bord de l’eau, pour avoir des auditeurs de la ville, a trouvé de l’ivraie dans la claque qu’il avait fait venir. On s’est grandement amusé à ses dépens. Son adversaire, qui est un homme sérieux, a eu les honneurs de la journée. Les vrais électeurs du comté qui l’avaient spontanément choisi, il y a quelque temps, l’ont religieusement écouté et vivement applaudi. Cela fait bien voir quelle supercherie a été jouée dans la convention qui l’a mis de côté pour laisser apparaître, comme un jack in the box, ce candidat Larive, qu’on n’élira pas.

« Il est heureux pour M. Guignard qu’il ait pris la parole le premier. L’assemblée n’en était pas encore à la gaieté folle qui devait s’emparer d’elle en entendant son adversaire, et il a pu loger dans l’esprit des électeurs de bonnes vérités, des considérations très-justes sur les événements actuels et faire comprendre à tous qu’il faut plus que jamais choisir des hommes sérieux, de principes et de grande intelligence comme lui, pour représenter dignement les Canadiens-français au parlement central du pays.

C’est à la suite de ce vrai discours de patriote et d’homme d’état, que le pitre s’est amené. Nous l’avons vu, une demi-heure durant, l’œil enflammé, la bouche écumante, le faux-col au menton et les manchettes sur les doigts, crier, gesticuler, suer pour nous apprendre qu’il y a tant de millions qui ne nous appartiennent pas dans les banques, tant de taxes indirectes à percevoir, tant de capitaux à dépenser, et qu’il fallait pour cela l’élire envers et contre tous.

« L’auditoire enfin s’éclata de rire et le candidat dut s’affaler lorsqu’un auditeur éloigné, qui n’en comprenait rien du tout, demanda d’une voix de stentor si ce monsieur-là ne cachait pas tout simplement son jeu pour vendre, le dimanche, et avant de partir, de l’Huile de S. Jacob ou du Baume Samaritain.

« Le beau comté de Bellechasse serait bien représenté vraiment par un tel saltimbanque. Mais heureusement M. Guignard et les vrais électeurs sont là. »

Hélas ! prenons garde que les vrais électeurs ne font pas toujours les élections !

La lutte fut pendant quinze jours des plus acerbes. Larive ne ménagea pas son ancien ami qu’il représenta comme un sans-valeur, incapable de gagner sa vie, de faire son chemin dans le monde professionnel, et qui s’en venait mendier un mandat législatif afin de vivre de l’indemnité parlementaire. Au reste, il n’invita plus son adversaire à aucune « assemblée contradictoire, » afin sans doute de mener plus à l’aise cette jolie campagne de dénigrement. Ne pouvant guère plus s’exalter lui-même, il cherchait son avantage à rabaisser l’autre. Toutefois, ces menées n’avaient pas jusque-là empêché Guignard de rallier la grande majorité des paroisses du haut du comté. Ailleurs, sa popularité était plus incertaine, tenant du déplacement de l’électorat flottant, sur lequel il lui était difficile de compter. Sans doute, un fort appoint du vote conservateur lui reviendrait de la part de tous ceux qui aiment à combattre le drapeau « officiel » du parti adverse ; mais combien d’autres aussi n’avaient pas oublié la possibilité d’accommodement avec un homme tel que Larive, indépendant de fortune, et non « encarcané », on savait cela.

Oh ! oui, les cartes étaient bien mêlées dans cette partie, et il n’était pas facile de tabler sûrement sur les atouts vainqueurs. Quel était l’intrus, le parasite, le trouble-fête dans cette élection unilatérale ? L’homme du peuple non prévenu, choisi, amené, proposé aux suffrages spontanément, presque à l’encontre de sa volonté, ou bien l’homme de la convention truquée, aux agissements ténébreux, mais accrédité en haut lieu ?

On en parlera beaucoup, en ces tristes semaines, au village comme à la ville, dans les grands journaux comme à la table du paysan, de ces deux condisciples du collège, qu’une longue liaison avait préparés à la vie réelle, sans que le feu d’une amitié de jeunesse pourtant sincère eut pu radicalement détruire ces germes secrets de suspicion délétère, d’une part, et d’ambition envieuse, de l’autre, qui maintenant se développeront au grand jour. Ce qu’ils ne se diront pas publiquement, à la figure, de tous ces secrets-là, d’autres le diront pour eux, dans les cabales où cela pourrait amorcer quelque préférence. Sans doute, Guignard, naturellement plus réservé, ne trahira pas la noblesse de son caractère dans ce vertige, tandis que l’autre pactisait évidemment avec la conscience de sa légèreté ou sa légèreté de conscience ; mais quel levain corrosif va désormais travailler ces deux cœurs durant le reste de la vie !

L’atteinte sera d’autant plus forte pour le premier, que, le soir du scrutin, son désenchantement fut plus profond, lorsqu’il apprit, tous comptes bien tirés, que Félix Larive, le candidat officiel du parti, était élu par une faible majorité de trente votes.

Fatigué, énervé, dégoûté, il regagna la ville en essayant de garder bonne contenance encore plus au milieu de ses amis apitoyés, n’y comprenant rien, qu’en présence de tous ses adversaires, exultants qui, certes, l’avaient bien dit !