L’arriviste/Ministre et journaliste

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 186-201).

XIII

MINISTRE ET JOURNALISTE


« Il faut siffler », dit Louis Veuillot, « c’est le remède. Le sifflet est le courant d’air pur qui déchire ces nuages dont le trissotimisme obscurcit perpétuellement l’intelligence et souvent jusqu’à la conscience du public. Frappez sur l’outre bien gonflée, elle résiste ; le marteau ne produit pas même un vain bruit ; percez-la d’une épingle, et fut-elle grosse à cacher les montagnes, en un rien de temps ce sera fait. On dit à présent que le ridicule en France ne tue pas. Cela dépend de la manière de s’en servir, et des choses que l’on veut tuer. Cette arme légère ne se laisse pas manier à toute main et à tout propos. L’épingle s’émousse contre le granit ; mais pour l’outre elle la dégonfle.

« Le mot qu’il faut dire à Trissotin vainqueur, Vadius, qui s’y connaît, l’a prononcé.

« Allez, cuistre ! »

Le ministre Larive n’est-il pas, après tout, que cette outre ? Les coups les plus rudes qu’on a voulu et dû lui porter ont-ils eu d’autre effet que de l’agiter, le déformer un peu sans rien lui faire perdre définitivement de sa rotondité, de son ampleur, de sa capacité ? À quoi bon les coups de force ? Allez donc, maintenant, les épingles !

La nouvelle élection de monsieur le ministre, l’approbation implicite de ses actes d’arrivisme par la grande voix du peuple, devaient avoir une importance insoupçonnée par ceux-là mêmes qui les avaient rendues possibles. C’est que l’arme du scrutin avait été faussée dans la main de l’électeur ou plutôt retournée contre lui, non pas à son insu mais sans qu’il voulût seulement le reconnaître. Et voilà qui rend en effet si difficile aux vrais chefs politiques, dans notre système gouvernemental, la tâche patriotique de sauver les droits en péril d’un peuple aussi loin de crier au secours !

Ce qu’affirmait le résultat de cette élection, ce n’était pas tant la nécessité ni l’opportunité de supprimer l’usage de la langue française au parlement central du Canada, que la conviction, dans l’esprit de nos adversaires, de pouvoir faire ratifier toute sorte de mesure hostile et injuste par le vote d’une race ignorante et inférieure !

Or, combien d’électeurs du comté de Bellechasse, combien de ministériels dans la ville, de doctrinaires du pouvoir dans la presse, qui clamaient le triomphe du ministre Larive, se rendaient compte de cette trahison nationale !

Peu importe encore aux francophobes que ce mouvement politique paraisse prématuré même au milieu d’eux ; ce qui les rassure et les encourage, c’est que l’ignorance ou la servilité des victimes rendent cette spoliation possible !

À ce point de vue, la victoire électorale du ministre Larive à Bellechasse fut une grande victoire. Elle fut claironnée par les cent bouches de la presse dans toutes les provinces anglaises du Canada, même au dehors, et l’outre gonflée n’attendait plus que le travail des épingles.

Eugène Guignard n’était pas un persifleur. Esprit pondéré, il aspirait plutôt au calme de l’étude et ne s’était produit en public que parce qu’il y avait été entraîné, comme malgré lui, par la force des circonstances, surtout par les sollicitations de ses amis. Il était un de ces hommes qui résistent malaisément à l’entraînement aux aventures de la vie publique, tout en regrettant dans leur for intérieur la faiblesse personnelle qui les sacrifie à la volonté d’autrui. Aussi, trouvait-il dans sa deuxième défaite un moment de relâche sincèrement désiré, qui lui permit de se ressaisir dans ses goûts et ses occupations préférés. Conscient d’avoir fait tout son devoir durant cette crise menaçante pour l’avenir de sa race, il ne se reproche rien, sans envier personne.

Cependant, au cours de cette nouvelle lutte, il a accusé une si grande valeur réelle qu’il ne lui sera guère possible maintenant de se soustraire à l’attention du public, et de ne pas rester en quelque sorte la protestation personnifiée contre la gabegie ministérielle.

Pendant que le ministre canadien français de la province de Québec s’en ira prendre sa place tant convoitée au cabinet de l’état, sans jamais songer à y donner de coups de pied à aucun de ses collègues par dessous la table du conseil, les vrais représentants de la race chercheront encore à circonvenir son adversaire Guignard, pour lui faire mettre en valeur, mieux encore que dans une tourmente électorale, les exceptionnelles aptitudes qu’offraient à la défense de nos droits, son éloquence, son savoir et son style. Car l’on avait réellement plus d’une fois admiré ses discours enflammés du plus pur patriotisme, sa science historique et légale, bien que son généreux effort n’eût su détruire tous ces travaux de circonvallation, tranchées et barricades, que l’autre avait pu, à l’aide des moyens connus, établir autour du scrutin, ce que l’on représente sous le mot bien américain « l’organisation. »

Le cabinet reformé allait-il sérieusement donner suite à son projet, soumettre aux Chambres une mesure ministérielle qui ne cessait pas tout de même de faire scandale ? Il était encore permis d’en douter : La presse d’Angleterre fournissait à l’opposition canadienne, à ce propos, des motifs d’encouragement. L’opinion pressentie des politiques impériaux n’y paraissait pas unanime, et cela avait le bon effet de donner à réfléchir à nos archontes du sénat, qui trouveraient une des rares occasions de prouver leur utilité, en présence des emballements trop populaires. Et le bloc francophobe fut-il maître du ministère et de la Chambre des communes, aurait encore à qui parler, au Canada comme dans la mère-patrie, en attendant le scrutin général.

Mais quant à l’outre, qui allait prendre la place de l’élément français au gouvernement, quant à la vessie que des malins montreraient de loin comme une lanterne éclairant la vraie situation canadienne française, ne fallait-il pas, sans plus de retard, songer à la dégonfler ?

Ce labeur appartenait à la presse.

L’organe du parti libéral à Québec s’était bien évertué, durant la deuxième campagne électorale du ministre Larive, à détruire ce qu’il avait si laborieusement édifié en son honneur, dans l’esprit du peuple, durant la première. Mais il y avait assez mal réussi. On songea donc à lui venir en aide, non pas en congédiant celui qu’on avait forcé de se compromettre aux petits services de l’arriviste, comme la chose aurait bien pu se faire, mais en le priant pour le moment de rester dans l’antichambre.

Ah ! la domesticité du journaliste au lever de nos grands hommes d’état, comme elle est ingrate, injuste et humiliante !

Eugène Guignard sera donc le directeur politique de l’organe du parti libéral.

C’est lui, qui durant la prochaine session, criera casse-cou à tous les représentants du peuple canadien français qui marcheront à l’astrologue sans regarder où poser le pied.

C’est lui qui se fera le vengeur des incompris, comme des éconduits jugeant à propos de rallier momentanément sa cause, sinon son parti.

C’est lui qui subira le premier feu des sentinelles et de tous les tirailleurs à gages apostés autour de la forteresse ministérielle.

C’est lui encore, et toujours lui qui battra la marche à tous les autres arrivistes, empressés de profiter de la conjoncture pour se porter sur ses brisées et le soutenir, quittes à passer par-dessus pour s’en aller l’oublier dans le monde des honneurs.

Autour de lui enfin vont tourbillonner momentanément et l’assourdir tous les frelons du parti.

Or, il y a deux espèces bien connues de frelons qui volettent et s’agitent, vainement intéressés, autour de la ruche à miel du journal : — les dangereux et les oiseux ; les dangereux, fournisseurs de renseignements et pourvoyeurs de libelles, collaborateurs volontaires autant qu’importuns, dont la piqûre venimeuse, sur le caractère des hommes publics, distille la diffamation et cause des apostèmes qui ne se résorbent trop souvent qu’aux frais et dépens de la caisse du journal ; les oiseux, qui se tiennent à l’affût de tous les secrets du bureau de rédaction, amis politiques ou amis du propriétaire de l’imprimerie, à ce titre s’arrogeant le droit de juger, gratuitement ou pour un sou, la valeur des articles, d’en attribuer le mérite à celui-ci ou celui-là, s’ils ne sont pas signés, quand on ne va pas jusqu’à manœuvrer de manière à passer, aux yeux de certaines gens, pour en être soi-même l’auteur.

Que de rédacteurs de journaux, hélas ! asservis à cette glèbe, ont connu de ces misères !

Au reste, il n’aura que deux écueils à éviter ; ne pas nuire à la fortune politique des chefs du parti et ne pas compromettre l’intérêt pécuniaire de l’imprimeur de son imprimerie. Car la grande erreur, peut-être, de ceux qui veulent fonder ici des journaux, c’est d’établir en même temps toute une imprimerie. Cette entreprise industrielle, ce capital engagé et qui doit fructifier expliquent les trois quarts des évolutions et des drôleries d’inconstance qui se produisent dans notre presse politique.

Eugène Guignard est un homme à principes ; nous dirions même que ces idées sont plutôt fixes, ce qui n’est pas un mal pour les principes eux-mêmes, mais pourra devenir un inconvénient pour son bien tout personnel. Dans cette campagne de presse dont on lui impose la direction, il aura moins à l’esprit les succès du parti que la sauvegarde pure et simple de nos droits, de nos privilèges, des principes !

Et faut-il le dire, ce sera peut-être ainsi qu’au jugement de certaines gens il paraîtra inférieur à sa tâche.

Vous ne défendez pas assez vos hommes, lui dira-t-on. Vous les laissez abîmer par les journaux adverses. Défendez donc vos chefs. Vos articles sont très bien, sans doute ; logiques, documentés, irréfutables, mais ils manquent de pétards qui attirent l’attention, font de la réclame au journal et dérident les gens.

Du pétard ! du pétard ! monsieur Guignard, si vous voulez que le tirage de la feuille augmente, que le patronage abonde et monsieur l’imprimeur s’enrichisse, ou devienne sénateur.

Mais lui s’obstine à dénoncer uniquement l’élément nocif du projet de loi ou de la mesure ministérielle. Il sait que : « Les fous et les méchants sont moins à craindre lorsqu’ils tuent des hommes que lorsqu’ils font des lois. Quelques scélérats ne peuvent pas détruire l’espèce humaine, et le sang finit par submerger l’échafaud. Les lois subsistent et détruisent les hommes. »

Elles détruisent aussi les nations, et notre publiciste prend au grand sérieux le sort de la race française et catholique du Canada, confié à la responsabilité d’un Larive qui n’est qu’un arriviste et un bavard : « Terribilis est in civitate sua homo linguosus » ! Il s’effraie de cette conjoncture et s’efforce de mobiliser toutes les énergies de ses compatriotes, au lieu de provoquer leurs applaudissements par d’heureuses ripostes de polémiste.

Un jour pourtant il usa du pétard. Un article qu’il écrivit sous le titre : « Les marsouins », fit grande sensation. Il y dénonçait ceux-là qui s’ébattent dans les eaux troubles de la politique, remontent les grands courants, plongent ou émergent à la surface, au gré de leur voracité, et une fois gorgés, n’accusent pas plus de conscience, envers le menu fretin dont ils se sont repus, que le pourceau de mer.

Un projet politico-industriel, ce qu’en Amérique on appelle un « scheme », avait donné sujet à cette verte critique. Et dans ce scheme se trouvait, entre autres, intéressé sinon déjà compromis, le ministre Larive.

L’article de l’avocat Guignard s’attaquait tout de suite à la base du projet qu’il sapait désastreusement, pour bien faire voir au public, dans l’écroulement, la fausse qualité de certaines pièces ou le scandaleux intérêt de certains artisans. Faut-il croire que si cet article eut un aussi grand retentissement, c’est parce que les choses en étaient à point ? Cependant, il est bien certain que la valeur du polémiste s’était dès avant cela affirmée sans que l’on parût suffisamment la reconnaître. Mais cette fois, involontairement, — il ne l’eût pas recherché, — il toucha la note juste dans le ton du sentiment populaire, ce que l’on comprit bien au succès inouï des mots piquants, des caricatures, de tous les sifflets de la petite presse qui lui firent écho.

Le ministre Larive, qui aurait peut-être trouvé le moyen de faire bonne contenance sous le réquisitoire du journaliste, eut la faiblesse et commit l’erreur de se laisser impatienter par tous ces lardons, ces piqûres à l’épiderme, ces coups d’épingle qui dégonflent des outres. Et croyant faire un grand geste de protestation et de réhabilitation, il intenta une poursuite retentissante contre le journal et le journaliste, leur reprochant un libelle envers lui ; de lui avoir causé des dommages réels considérables, sans compter, ce qui va de soi, les peines d’esprit.

Le procès politique est encore une manière à la mode de poser au patriotisme persécuté. Depuis Aristide et depuis la grande charte de Jean Sans-Terre, que d’hommes d’état, que de justes assaillis à l’administration du pays, ont aimé remettre leur sort entre les mains de leurs pairs et confier leur innocence aux coquilles d’huîtres !

Monsieur le ministre ne pouvait pas manquer de rechercher encore ce prestige, puisque aussi bien il se trouvait pris, à tort ou à raison, dans les traquenards de la publicité et cherchait la manière la plus chevaleresque de s’en dégager. Mais nous l’avons dit, le grand dommage pour lui, sa renommée, sa popularité, se trouvait non pas tant dans les coups de boutoir de Guignard que dans les coups de sifflet et la dépréciation par le ridicule.

Ses protestations et ses trémoussements ne faisaient qu’y prêter davantage.

Pendant quinze jours, les procès, partie civile et partie criminelle, occupèrent les tribunaux, la presse, tout notre monde politique. Et quand l’oracle du jury prononça, on apprit, avec satisfaction d’une part et de l’autre avec stupéfaction : que monsieur le ministre avait tort, puisque en matière civile la caisse du journal n’eut à payer aucuns dommages-intérêts ; mais qu’il avait aussi raison, puisque en matière criminelle et pour la sauvegarde de la société, l’auteur de l’article fut condamné à quelques heures d’emprisonnement.[1]

En quoi l’on voit bien que si la justice est toujours aveugle, cela ne l’a pas empêchée de suivre la marche du progrès depuis Aristide et avant lui Salomon !


  1. Procès de L’Éclaireur re Article : La caverne des quarante voleurs. — Auteur de l’article. W. Laurier, acquitté. La Cie de publication du journal, C.-Ernest Gagnon, président, condamnée.)