L’art dans l’Afrique australe/12

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Berger-Levrault (p. 107-116).


L’art au Zambèze


... vous êtes donc sensibles à la beauté.
Or, je viens vous révéler la beauté cachée.
Et il leur enseigna l’Évangile.

(A. France, L’Île des Pingouins .)



O n a fait des livres sur l’art chez les Arabes, les Chinois, les Indous, etc., on pourrait au moins écrire un chapitre sur l’art chez les habitants des bords du Zambèze, et l’on serait étonné de tout ce qu’il pourrait contenir de curieux et d’original.

De toutes les races qui peuplent le Sud africain, celle qui semble la plus douée, au moins sous le rapport artistique, c’est celle des Barotsi, parmi lesquels nous comprenons : les Ma-Totela, les Ba-Toka, les Ma-Soubiya et les Ma-Chikoloumboué, etc., qui habitent la même région.
couteau et sa gaine

Dans un sens, ces indigènes se rapprochent un peu — nous disons un peu — des Japonais, qui ornent tout ce qui leur sert et font un bibelot artistique de l’objet le plus banal.

Les Zambéziens sont fort loin d’être aussi civilisés, d’avoir l’esprit éveillé et le génie de
sepora, tabouret zambézien
ceux-ci, cela est entendu ; ils ne sont pas Japonais, mais tout simplement des nègres de « l’Afrique centrale du Sud », encore bien arriérés et ignares, ce que, malgré certains progrès dus à l’œuvre missionnaire, nous avons pu surabondamment constater, dans le récent voyage que nous venons de faire dans leurs parages.


modèles de pirogues
Par exemple, la pirogue, qui leur est aussi indispensable que le cheval pour l’Arabe et le renne pour le Lapon, et qu’on peut comparer à l’admirable kayak ou périssoire des Esquimaux, sera ornée de lignes géométriques comme les modèles ci-dessus ; la rame elle-même et jusqu’à l’épuisette seront très souvent les sujets de motifs d’ornements plus ou moins importants.


impora, tabourets en bois sculpté

Les dipora ou tabourets, qui, chez les Bassouto, ne prêtent nullement à la décoration, quelques morceaux de bois et de cordelettes suffisant pour les fabriquer, sont pour les Barotsi, qui n’aiment pas s’asseoir par terre, les prétextes de combinaisons infinies souvent très heureuses.


mesamo, oreillers zambéziens

On peut faire la même observation pour les mesamo, ou oreillers en bois sculpté, qui parfois sont d’une régularité et d’une élégance rares.

D’autres tailleurs en bois produiront des animaux d’une finesse et d’une distinction qui surprennent. Il est certain que
cuillère
faite par un zambézien
bon nombre de ces œuvres se rattachent le plus souvent au principe cher à l’école de l’art pour l’art, car le Zambézien, qui met sur un couvercle de plat un éléphant ou un hippopotame, a pour premier désir de représenter le mieux possible les pachydermes royaux de son pays, sans se soucier beaucoup de la question de l’art appliqué à l’industrie ; de même pour cet autre qui façonne un crocodile, qui taille des canards sur le manche d’une cuiller, ou qui place des tortues sur le sommet d’un pot. Entre parenthèses, ajoutons que les pots en bois sont très divers, souvent très artistiques dans leurs moindres détails, et comme chez les
pot en bois sculpté
anciens Grecs de noms fort différents, correspondant à leurs destinées particulières, et cela n’est pas une des parties les moins intéressantes de l’imagination si ingénieuse et si riche des Zambéziens.

Le célèbre missionnaire Livingstone avait observé que les enfants même s’ingéniaient à faire en terre glaise toutes sortes de représentations d’animaux, bien supérieures à ce que font les gamins bassouto,
cuillère faite par un zambézien
qui s’en tiennent le plus souvent à des types conventionnels représentant le bœuf et le cheval.

Rien que la manière dont les jeunes Barotsi reproduisent les cornes des différentes antilopes de la contrée,
figures en terre glaise
montre une remarquable faculté d’observation et un don d’imitation pas du tout ordinaires.

Les mêmes font aussi de délicates figurines, témoignant d’une grande habileté et d’un sens artistique unique dans tout le Sud africain. Ces essais ne sont pas parfaits, cela va sans dire — rien ne l’est ici-bas — par exemple, cette girafe ressemble plutôt à un lama, animal inconnu en Afrique ; mais est-ce que beaucoup de jeunes gens en France, voire même en Suisse, pourraient sans préparation réussir aussi bien un éléphant ou le moyabatho « le mangeur d’hommes », la terreur des riverains du grand fleuve ?


figurines en terre glaise
faites par deux barotsi : moanza et imakombim
Quant au cheval qui surmonte le peigne que nous donnons plus loin, il est de date récente, car le cheval était inconnu avant l’arrivée des blancs dans le pays. Le naïf sculpteur en bois avait été frappé par des détails qui lui avaient semblé bien étranges, et il n’a pas craint de les souligner, tels que la crinière et la queue,
animaux sculptés en bois par des zambéziens
(Musée de Prétoria)
sans oublier le chapeau du cavalier, qui, lui encore, était un article bien nouveau.

Les Zambéziens, surtout les Ba-Toka, travaillent le fer avec une grande facilité, ils fabriquent des couteaux, des clochettes, des alènes d’une ténuité extrême, des clous et des sagaies de tous genres et de toutes dimensions.

L’ivoire, comme nous l’avons pu voir par l’épingle à cheveux ornée d’éléphants déjà montrée plus haut, est taillé avec soin et avec goût, les bracelets et épingles, des bagues même, deviennent vite des objets d’art, tel


peinture provenant de appledorn et tinfontein (état libre d’orange)


panier zambézien


chasse-mouche à manche d’ivoire et d’ébène


peigne en bois sculpté


épingles en ivoire


vanerie zambézienne

le beau chasse-mouches en ivoire et ébène que le roi Lewanika donna à un de nos amis.


le piano des barotsi « kambodio »
Enfin, dans l’art du vannier, déjà pratiqué chez les Bassouto et les Magwamba, les Barotsi sont passés maîtres, certaines de leurs corbeilles aussi, très diverses d’usages et de formes, sont des œuvres de premier ordre ; parfois le travail est si serré qu’on peut y conserver du lait et de la bière indigène ; les corbeilles et paniers, faits avec la racine d’un arbuste[1] ainsi que les nattes tressées avec du papyrus
natte du zambèze
ou du roseau sont fréquemment ornés de figures ou de dessins géométriques d’un imprévu souvent très réussi et qui semble dire que le fin vannier se jouait des difficultés.

Quant aux instruments de musique, ils sont bien supérieurs à ceux des autres tribus du sud de l’Afrique, depuis le Kamgobio que certains amateurs ont toujours en mains, jusqu’aux grands tambours de guerre qu’on ne frappe que pour les
enfant missionnaire,
et grandes poupées en bois
faites par des zambéziens
appels aux armes, et qui dénotent un esprit des plus inventifs tout en étant peut-être les restes d’une civilisation passée.

Les habitations, surtout celles des chefs principaux, sont remarquables ; celles des princes de Séshéké, que nous avons pu visiter, ont vraiment grand air avec leurs vérandas soutenues par des colonnes de bois et la belle et spacieuse cour de roseaux qui les entoure.

Tout ceci nous montre bien que, selon que l’a dit un savant[2], « l’intelligence des sauvages est au fond de même essence que la nôtre, et leurs aptitudes identiques aux nôtres ».


plat en bois sculpté
  1. Alf. Bertrand, Au pays des Ba-Rotsi. 1898.
  2. Alfred Fouillée, Le Caractère des races humaines. (Revue des Deux-Mondes, 1er  juillet 1884.)