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L’associée silencieuse/11

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 35-37).

CHAPITRE XI

L’ONDÉE.


Cette nuit, Étienne fit des rêves enchanteurs qu’égayait la radieuse figure souriante d’Alberte ; mais vers sept heures, les chaudes effluves du soleil matutinal vinrent le rendre à la réalité de la vie.

En faisant sa toilette, il songeait à l’entretien qu’il devait avoir avec sa mère, durant la journée et dont dépendait le bonheur de sa vie. Il lui faudrait certes user de beaucoup de précautions, faire venir les confidences de loin, il avait tellement peur de la chagriner… Et puis il redoutait son implacable logique, son esprit un peu froid et raisonneur, il savait qu’elle n’examinerait pas l’angoissante question au point de vue sentimental et que, dans ses conseils, elle allait lui parler raison… pure raison, froide raison et l’être habituellement le plus pondéré ne peut entendre raison quand il s’agit de question d’amour.

Après le déjeuner pris en famille, le jeune homme partit faire une promenade en canot espérant, durant ce répit qu’il accordait à ses confidences, pouvoir mieux raisonner des moyens à employer pour convaincre sa mère à ne pas s’opposer à son désir.

Mais deux heures plus tard, quand il rentra de sa longue excursion, il n’était pas plus avancé. Bah ! se dit-il, à la grâce de Dieu… et se dirigea vers le balcon où il venait d’apercevoir sa mère en train de lire.

Mais en traversant le hall, il aperçut sur une minuscule table où l’on entassait d’habitude livres, revues et journaux, une lettre à son adresse.

« Tiens, dit-il, en examinant la souscription, c’est de ce bon Louis ! Que diable doit-il me dire ? » et pressé de prendre communication de la lettre de son ami, il l’apporta dans sa chambre où, confortablement installé à sa table de travail, il l’ouvrit et lut : Mon cher client :

Eh oui ! mon vieux, que tu le veuilles, ou non, c’est le médecin et non l’ami qui t’écrit et crois en mon expérience de spécialiste en maladies nerveuses, c’est des conseils du médecin et non de l’ami que tu as besoin et quel besoin pressant, grand Dieu !

Je savais depuis longtemps que le bois sec n’enflambe que plus aisément et cependant, je dois te l’avouer, tu m’as quelque peu surpris… Comme tu y vas, mon cher ! Je t’avais averti du danger à courir ; mais dans ta suffisance orgueilleuse, tu as dédaigné mes avertissements et aujourd’hui… eh oui ! mon pauvre, autant te le dire franchement et sans ambages… tu es bien malade… si malade que je me demande si, avec la faible emprise que j’ai sur les déséquilibrements nerveux, je pourrai jamais arriver à parfaire une cure chez toi…

Te voici donc en mal d’amour, malheureux pédant qui s’était jusqu’ici cru réfractaire à ce genre d’affliction !… Et surtout, ne va pas te récrier ; les symptômes du mal étaient déjà bien apparents dans la lettre que tu m’as adressée la semaine dernière… Quel feu, grand Dieu, quel feu !… et puis, si j’avais conservé quelques doutes ton éloge lyrique sur Maska et les mascoutaines, parues dans la Revue Indigène les dissiperait complètement.

Tu es amoureux… tu souffres de cette maladie morbide et presqu’incurable à laquelle tous les pauvres mortels sont appelés à rendre, tôt ou tard, un tribut déprimant… En somme, tu ne fais que suivre la loi commune : l’amour, c’est comme la coqueluche, la rougeole ou la scarlatine, à moins de vaccination, il faut tous y passer et, malheureusement, on n’a pas encore pu isoler le microbe du Cythère.

Ce qu’il y a de plus désastreux dans ton cas, c’est que la maladie t’assaille à un âge de la vie où ses effets sont plus grands, où les moyens de résistance sont plus affaiblis où les troubles qu’elle cause sont plus considérables et où souvent le mal laisse des dépressions qui affaiblissent à jamais la volonté, font perdre sa lucidité à l’intelligence et abandonnent l’âme en un état de débilité, de faiblesse et d’atrophie.

Tu connais, n’est-ce pas, la pathologie de l’amour, affection qui n’est en somme qu’une simple maladie nerveuse ? Toi qui étais un premier de classe au collège, tu dois te souvenir du mécanisme de l’œil et de tout le système nerveux ?

L’œil constitue une admirable caméra minuscule dont la pupille joue le rôle de lentille. L’image frappe la pupille et réfléchit, renversée, sur la paroi de la chambre noire qu’est l’œil lui-même. Le nerf optique la transmet au cerveau en la rétablissant en sa position normale. L’image y demeurera plus ou moins longtemps suivant la bonne volonté que mettra le patient à l’en extirper. Si elle est charmante, gracieuse, alléchante, attirante, la pensée s’en complaira, elle s’incrustera dans la matière grise et puis, par le canal varié du système nerveux tout entier, elle se répercutera dans tout l’organisme et y fera naître les désirs et les perturbations.

Sous la poussée du désir naissant, le sang coulera plus rapidement, les artères se gonfleront, le cœur battra plus fort, les bras auront des gestes inconscients d’enlacement, l’oreille voudra entendre le son de la voix de l’être désiré, les narines auront la fringale de son parfum et la bouche des démangeaisons de baisers.

À leur tour, les divers sens rapporteront au cerveau l’apport de leurs sensations, les y déposeront en hommage devant l’image adulée, le désir prendra une forme plus intense et ces malheureux sens, jamais rassasiés, redemanderont de nouvelles sensation et ce, au détriment de la douce quiétude de l’esprit que ces perturbations annihilent.

Et le mal d’amour est d’autant plus difficile à guérir que le patient se complaît dans son malaise. De toutes les maladies nerveuses, c’est la plus réfractaire au remède, car ces remèdes résident dans la volonté du patient. S’il voulait avec conviction chasser de son cerveau cette image perturbatrice, s’il voulait laisser sa raison dominer ses sens, il redeviendrait bien vite un être normal ; mais ce malade est sans énergie contre chaque nouvelle attaque, il attend avec une anxiété morbide chaque complication, ne craint pas la crise parce qu’il en aime les déprimants effets, redoute la guérison comme un désastre… S’il se produit la moindre accalmie à son mal, il se remue, s’énerve, court après la contagion et se démène tant et si bien que sous peu vient la rechute désirée intérieurement, dont il note les progrès avec une satisfaction délétère, et n’est satisfait que lorsque le mal est enfin définitivement incurable.

Mais s’il a un type d’êtres chez qui cette terrible maladie opère avec plus de certitude, c’est bien le tien, le type de l’aride et pédant intellectuel qui a gâché ses plus belles années de sève et de jeunesse à la vaine et chimérique poursuite de ses rêves abstraits !

Mon pauvre ami, avant de te lancer dans cette folle équipée d’amour, as-tu bien examiné ce que tu es ? Ce que fut l’orientation que tu as donnée à ta vie depuis ces dernières dix années ? Tu t’es évertué depuis nos jours de collège à faire taire chez toi ce qui n’était pas pure cérébralité, tu as atrophié ton cœur, tu es un fossile moral, un sec… As tu jamais songé que tu devais, comme tout simple mortel, faire l’éducation de tes organes sensitifs ? Mais non, tu étais tellement au-dessus de ce qui n’était pas fonction intellectuelle ! Tu n’as vécu que par ton cerveau et pour ton cerveau, tu as refoulé sans pitié ce qui était sentimentalité. Tu avais des yeux pour ne point voir la beauté des êtres et des choses qui t’environnaient, ton oreille n’a jamais recherché le charme prenant d’un secret amoureux, toujours et partout, tu as fait fi du sentiment… Tu n’as songé qu’à la bataille de la vie, la bataille âpre, brutale où les coups donnés comptent seuls… Tu as voulu la gloire, la renommée, l’adulation égoïstement, non pour la faire partager à un être aimé ; mais pour toi même, comme l’avare couve son trésor…

Tu t’es cru beau lutteur, tu n’étais qu’un spadassin fat et orgueilleux tu méprisais ce qui n’était pas froide raison, tu forçais ton cœur à ne pas battre, ton âme à ne pas s’émouvoir et si quelquefois, les larmes coulaient de tes yeux, c’était des larmes de rage impuissante devant l’adversaire qu’on ne peut terrasser ; si tes lèvres avaient parfois le sourire, c’était le sourire cruel et bête du boxeur qu’acclame la foule pendant que le vaincu se tord à ses pieds en d’atroces douleurs…

C’est la revanche de tes sens si longtemps tenus en esclavage qui s’opère aujourd’hui. Tu t’étais cru réfractaire aux traits du dieu charmeur… baisse la tête, fier bretteur… tu es vaincu à la première rencontre…

— Tu es comme ces grands arbres secs que l’on retrouve au milieu de la forêt. Ils y demeurent de longues années, étendant vers l’espace leurs rameaux desséchés, sans verdure, sans vie… Ils ne craignent pas le bûcheron, car leur bois racorni et couci ne vaut pas les coups de la cognée… ; mais que vienne la foudre et le vieil arbre sec s’enflamme, pétille, éclaire la forêt toute entière des globules de feu et des jets de lumière oui jaillissent de son sein déchiqueté… Cela dure deux heures, trois heures, une journée même ; mais si tu repasses quelques jours plus tard au même endroit, tu n’y verras qu’un squelette calciné…

Affectueusement à toi.
Ton médecin,
Louis.


N. B.

Je viens de parcourir cette lettre et je m’aperçois qu’elle a été écrite en entier par le médecin et encore, le médecin rancunier de certaines épithètes que tu lui as appliquées dans ta dernière lettre, épithètes pas très flatteuse, tu me l’avoueras. Il est de mon devoir d’ami de te dire de ne pas le prendre trop au sérieux et, si possible d’en pallier l’effet.

Ainsi donc, mon cher Étienne, la foudre est tombée sur toi ton pauvre cœur depuis si longtemps réduit à la simple fonction d’organe a commencé à battre et, comme il n’était pas habitué à cette gymnastique, il y est allé de toute la force de son inexpérience. Tes yeux, habitués à déchiffrer dédaigneusement le travail d’eunuque de nos impuissants littéraires, viennent de se dessiller, de s’ouvrir à la beauté de la vie réelle, tu veux vivre dans la réalisation de tes rêves amoureux !…

À trente ans, tu viens de retrouver ton âme de vingt ans ; après un cauchemar, tu veux reprendre ta vie de l’instant de ton assoupissement… Si j’étais certain que tu es véritablement guéri de la maladie dont tu sors je t’abandonnerais sans crainte à celle dont tu vas succomber ; mais encore, combien de temps durera cette révolution ? Toutes révolutions sont éphémères, ce ne sont que des perturbations passagères pour tourner à la tyrannie primitive…

Avant de te donner un nouveau maître, réfléchis sérieusement à l’acte que tu es en train de poser.

Je veux bien croire que la jolie mascoutaine qui a eu l’extrême pouvoir de te ressusciter à la vie du cœur, à faire sortir ta sensibilité de la larve où elle était en léthargie, t’a fait secouer le manteau d’égoïsme, de scepticisme et de sarcasme qui enveloppait ton âme doit être une créature surnaturelle, une sorte de déité… et cependant, où es-tu allé la dénicher ?… Je ne veux pas te causer de chagrin, tu sais mon affection pour toi.

Et c’est cette bonne et solide amitié qui me permet de te crier gare ! J’admets que l’objet de tes rêves soit un être d’élite, je la revêts de toutes les qualités, je la crois belle comme Vénus, douce comme une madone, sage comme Minerve, je la pare de tous les attributs charmants que ton cœur amoureux lui désire et cependant… elle n’est pas de ton monde… Elle peut être bonne, douce, intelligente ; a-t-elle au degré que tu désireras lui trouver plus tard, quand la monotonie de la vie à deux aura calmé tes enthousiasmes d’aujourd hui, cette formation intellectuelle sans laquelle tu ne pourrais trouver cette communion parfaite dont tu me parlais lors de notre dernière rencontre ? Tu es un cérébral, un homme d’étude, ce que l’on est convenu d’appeler un intellectuel. Celle que tu sembles avoir choisie au milieu de tant d’autres saura-t-elle comprendre ta vie ? Sauras-tu comprendre la sienne ? Avez vous cette communauté de pensées, de désirs et d’aspirations sans laquelle toute intimité devient une chaîne ?

Tiens, je m’aperçois qu’après avoir commencé cette lettre par une sotte plaisanterie et m’être quelque peu payé la tête, me voici en train de te faire un sermon. C’est ma manie de médecin qui prend le dessus, mon habitude professionnelle de toujours prévoir des complications souvent imaginaires… Oublie tout ce que je viens de te dire, à force de fréquenter les malades et les détraqués j’en deviens manomane moi aussi.

Puisque tu es redevenu un homme normal ne regarde pas trop en arrière, tu vois la vie en rose, ne lui fais pas grise mine. L’amour, il est vrai, est une maladie ; mais à cette maladie comme à toute autre, il y a un sérum : le mariage. Épouse ta jolie dulcinée, elle te donnera de jolis bébés sur lesquels je reporterai la grande affection que j’ai pour toi.

Sans rancune, vieil Étienne, excuse cette blague, je fais des vœux pour ton bonheur.

Ton ami.
Louis.