L’associée silencieuse/12

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Éditions Édouard Garand (16p. 37-40).

CHAPITRE XIII

LA DOUCHE FROIDE.


La lettre du Docteur Durand avait jeté Étienne en une profonde et pénible méditation. Sous la charge absurde que ce dernier avait faite de l’amour et de son état d’âme, le jeune homme ne pouvait se cacher qu’il ne se trouvât une certaine vérité.

Avait-il le droit d’enchaîner la vie de cette frêle et gracieuse jeune fille à sa propre existence ardue et abstraite ? Il est bien vrai que depuis ces dernières semaines, il se sentait tout à fait changé, qu’il était devenu une sorte de nouvel homme rempli de foi, d’espérance et d’ardeur ; mais comme lui disait le médecin, qu’arriverait-il quand les premiers mois d’enthousiasme seraient passés, quand il devrait reprendre sa vie de travail et d’études ?

Cette lettre qu’il attendait avec impatience, parce qu’il espérait y trouver l’approbation de ses rêves d’avenir avait jeté dans son âme le doute et l’inquiétude… Le doute, ce grand mal dont il avait souffert depuis si longtemps, qui avait paralysé chez lui tous sentiments généreux, tout mouvement du cœur, cette grande plaie dont il se croyait à jamais guéri.

Partagé entre son amour et ses hésitations, il était venu s’asseoir près de la table à ouvrage de sa mère.

— À quoi songes-tu donc si profondément ? demanda Madame Normand que la figure préoccupée de son fils avait alarmée.

— Maman !…

— Tiens, je le sens, mon grand, tu as des chagrins, des contrariétés ; viens tout près de moi, me raconter tes peines…

— Que vous êtes bonne, ma chère maman et que votre douce affection m’est précieuses, surtout en des moments comme celui-ci… où…

— Ne bafouille pas, mon pauvre Étienne ! Et d’ailleurs, qu’aurais-tu à m’apprendre ? Crois-tu que l’œil d’une mère ne voit pas tout ? Et puis, à défaut de ses yeux, son cœur sait lui révéler tout ce qui touche au bonheur de ses enfants. Comme je te l’avais prédit, tu as suivi la voie commune, n’est-ce pas ? Une jeune fille est entrée dans ta vie, qui l’a changée, a fait vibrer ton cœur, a régénéré ton âme… n’est ce pas cela ?

— Ma bonne maman !

— C’est de ton âge et nous t’aimons trop pour nous opposer à ton bonheur. Te connaissant comme je te connais, je suis sans crainte, je sais que celle que tu as choisie mérite que je lui donne le doux nom de fille et que je la reçoive dans mes bras, tendrement enlacée entre toi et ta sœur. Et peut-on savoir le nom de cette fortunée fille d’Ève que tu as choisie entre toutes pour partager ta vie ?

— Comment, vous n’avez pas deviné ?

— Comment veux-tu que j’aie pu le faire ?

— Alors, comment saviez vous mes sentiments ?

— Quand un garçon de ton âge nous arrive un jour, désarçonné, las, dégoûté de la vie qu’après une couple de jours on le retrouve gai, regaillardi, rajeuni moralement, plein d’ardeur et d’enthousiasme, de joie de vivre, il n’est pas besoin d’être grand devin pour comprendre qu’une affection nouvelle a opéré ce miracle. Les mères, tout aveugles et confiantes qu’elles soient, ne le sont point à ce degré de croire que c’est leur compagnie monotone qui puisse opérer de tels prodiges. Mon cher Étienne, ton exubérance de ces derniers jours criait le bonheur de l’amour !

— Et moi qui croyais mon secret si bien gardé !…

— Te souviens-tu, quand tu étais petit, je te disais ; « Le petit doigt de maman sait tout ! » Avec les âges, il n’a pas perdu de sa merveilleuse perspicacité.

— Eh bien ! petit doigt de maman, dis le nom de celle que j’aime ?

— Tu lui en demandes trop. Allons, dis-moi bien vite qui sera ma belle-fille ?

— Mademoiselle Dumont…

— Oui ? Alice, la secrétaire de ton père ?

— Non, sa jeune sœur, Alberte…

— Alberte ! Alberte Dumont épouser mon fils !

— Me désapprouvez-vous ?

— Si je…

— N’est-elle pas en tout digne de devenir votre fille ?

— Alberte !…

— Maman ! Est-ce que ma confidence vous a déplu ?

— Non, mon cher Étienne, loin de là, Alberte est en tout digne de ton amour. C’est une brave et bonne fille que j’estime beaucoup… beaucoup, pardonne moi, je m’attendais si peu à entendre son nom… c’est si soudain, si imprévu… Laisse-moi m’habituer à cette idée. Comment imaginer aussi qu’au milieu d’une société comme la nôtre, où foisonnent les jeunes filles instruites, brillantes, distinguées…

— Mademoiselle Alberte est la distinction même, maman…

— Oui, je sais, elle est mieux que le milieu où elle vit ; mais encore, quand il y a tant de jeunes filles de familles riches, bien placées dans notre société, comment as-tu pu jeter les yeux sur une simple employée de ton père ?

— C’est que chez elle, j’ai trouvé la beauté sans pastiche, la bonté naturelle, le charme véritable, la vérité et la jeunesse en un mot !…

— Tu as peut-être raison… Avec nos sots égoïsmes de mères, nous faisons pour nos enfants des rêves si beaux que quelquefois, la réalité nous effraie et nous consterne… Elle est si souvent différente des châteaux en Espagne que nous avions bâtis en nos cœurs cette brutale réalité…

— Mais enfin…

— La mère qui a veillé sur le berceau de son enfant, a tremblé à chacune de ses maladies, a immolé journellement sa vie pour assurer le bonheur du petit être qu’elle a mis au monde doit sans hésiter sacrifier ses rêves égoïstes devant les désirs de cet enfant devenu homme quand ces désirs doivent le conduire à la félicité ; mais comme il était de son devoir jadis de veiller sur ses premiers pas, de sacrifier son repos et ses plaisirs pour l’être adoré, il est encore de son devoir de bien examiner avec lui aujourd’hui si la voie dans laquelle il veut s’engager est celle qui le mènera au bonheur. Tu ne vis que par l’intelligence, mon fils, tu es un homme d’études, de labeurs abstraits, il ne faut pas te laisser entraîner trop rapidement par un mouvement de sensibilité…

— Mais puisque j’ai retrouvé mon cœur, puisque j’ai compris le grand sens de la vie, cette vie qui est aride si l’amour ne vient pas l’égayer… en briser la monotonie triste et délétère !

— Cela durera tant que ton enthousiasme aura le dessus sur ta vie, tant que la flambée radieuse qui accompagne l’amour naissant jettera sa lumière fugitive ; mais après, quand la vie régulière te reprendra, que tes études te solliciteront, ne regretteras-tu pas de ne pas avoir choisi pour compagne une femme dont l’intelligence serait meublée de connaissance sinon égales, du moins en proportion avec celle de ta propre intelligence ? Une femme qui par son éducation soit bien apte à comprendre tes travaux et tes ambitions, les estime à leur juste valeur et qui, si elle ne peut s’en faire la collaboratrice, consente cependant à se sacrifier à ce point que tu aies toute la tranquillité d’esprit, la sérénité de cœur et les calmes loisirs de les continuer jusqu’au bout ?

— …

— Alberte est une être d’élite, je suis la première à le reconnaître et à lui en rendre le juste témoignage ; mais elle est une humble fille du peuple élevée au milieu d’une classe qui n’est pas la tienne, son éducation, parfaite pour sa classe sociale, serait incomplète dans la nôtre, son instruction forcément écourtée est si différente de la tienne qu’elle ne saurait comprendre le pourquoi de tes travaux, elle n’en pourrait saisir la haute portée, ses ambitions, jusqu’aujourd’hui se sont confinées dans l’humble sphère où elle était destinée à évoluer, sa mentalité même est de par la nature toute autre que la tienne, elle n’a pas été préparée par une solide éducation à affronter la vie que tu lui offriras et où tu voudras la voir briller… Son esprit, quoique très développé et muri par la vie de sacrifices et de privations que fut la sienne, n’est pas meublé de ces mille et une connaissances que tu retrouveras chez la femme de notre classe et que plus tard, quand la vie commune aura un peu émoussé ce sentiment vif et impétueux qui t’anime aujourd’hui, tu voudras retrouver chez ta propre femme. Elle manque de ce vernis qui fait le charme de la femme dans notre société bourgeoise… Le mariage, mon cher Étienne, est un acte bien sérieux… le « oui » prononcé aux pieds des autels engage toute la vie… Par contre, l’amour ardent, impétueux, irraisonné qui précède cet acte si important de la vie perd bientôt de son intensité. La vie serait absurde si les époux devaient être éternellement des amoureux ! Insensiblement, l’amour s’émousse, perd de sa fougue, se modifie et disparaît même pour laisser place à un autre sentiment basé sur la mutuelle confiance des époux, leur estime réciproque et une grande et profonde amitié. Après le mariage, les époux deviennent peu à peu des amis, des associés, des collaborateurs et si, à des intervalles plus ou moins rapprochés, l’amour vient les visiter, crois m’en, c’est encore la douce amitié des conjoints, l’association affectueuse de leurs âmes, de leurs esprits et de leurs cœurs qui donnent la plus grande somme de bonheur !

— Ce qui veut dire ?

— Plus tard, quand le feu brillant de l’amour sera éteint, Alberte, avec ses faibles connaissances, pourra-t-elle comprendre ta vie de labeur fastidieux bien souvent, et toujours au-dessus de sa portée ? Son âme aimante et naïve pourra-t-elle te laisser la liberté voulue pour tes travaux ? Ne regretteras-tu pas un jour de n’avoir pas choisi une épouse qui aurait pu devenir une collaboratrice et non seulement une amoureuse ? Et toi-même, pourras-tu lui donner ce bonheur que son âme naïve entrevoit dans le mariage ?

— Mais elle est très intelligente, maman…

— Elle est très intelligente… c’est à dire, qu’elle est très bien douée, merveilleusement douée… ce qui n’est pas la même chose… Son esprit est un champ magnifique, bien labouré, bien fumé, bien hersé ; mais dans lequel on n’a rien semé. Le vent a bien apporté quelques grains, il s’est émaillé de quelques fleurs jolies, attrayantes, gracieuses même ; mais la vraie semence manque à ce champ merveilleux et il est malheureusement trop tard pour l’y jeter.

— Nous nous aimerions tant ! Et puis Alberte est si bonne, si douce, si profondément chrétienne…

— Cela ne suffit pas. Tiens, lis ces sages paroles écrites par un prêtre rempli de science de la vie, un apôtre inlassable d’œuvres sociales, elles méritent d’être méditées avec soin :

« L’homme cultivé dans notre société canadienne-française, qui épouse une femme de condition trop inférieure à la sienne, au lieu de grandir avec les années, de se développer, de devenir quelqu’un, descend peu à peu au niveau de sa compagne et gâche sa vie. Il est un homme tombé. Cette thèse a paru à quelques-uns risquée, téméraire ; elle est vraie d’ordre moral. Les hommes d’expérience, qui ont la pratique des âmes et des hommes, diront unanimement qu’elle est juste. Elle se prouve chaque jour. Regardons autour de nous ; pourquoi tant d’hommes qui étaient pleins de promesses, qu’on a connus avides d’étreindre l’avenir, sont-ils restés dans l’ombre et sont disparus à peu près de la scène ? Pourquoi n’ont-ils pas laissé une famille qui pourrait les continuer et les dépasser ? La réponse, la voici : parce qu’ils épousent, neuf fois sur dix, des femmes inférieures.

« Cela n’est pas une affirmation gratuite, ni l’explication fantaisiste d’un esprit plus ou moins malade. Interrogez nos hommes publics, les professionnels, que vous rencontrez chaque jour, et vous verrez, pour peu qu’ils seront disposés à s’ouvrir, si leur conversation ne révèle pas souvent cette grande faiblesse de leur vie : une femme médiocre, parfois bonne mère et chrétienne parfaite, mais qui, par son éducation intellectuelle et morale, ne pouvait et ne devait pas épouser cet homme, parce qu’elle n’est pas au niveau, n’a pas ce qu’il faut pour comprendre son mari, le seconder dans sa carrière et l’aider à donner sa pleine mesure. »[1]

— Nous nous aimerons tellement que nos volontés sauront se rencontrer en tout, nous serons cette exception qui confirme la règle.

— Bah ! on dit cela, dans le feu du premier amour, et puis, viennent la lassitude, les froissements inévitables, les scènes…

— Enfin, maman, vous me déconseillez ?

— Tu me comprends mal, mon cher Étienne, je ne te conseille ni te déconseille, j’étudie avec toi les chances de bonheur qui s’offrent pour ton avenir, je le fais avec toute l’affection de mon cœur de mère. Tu es amoureux, et l’amour rend sourd et aveugle. Il est de mon devoir de t’indiquer où se trouvent les dangers, après quoi tu seras le seul à décider. Je t’avoue que c’est là une tâche d’autant plus pénible pour moi que j’estime profondément Alberte…

— Que faire, alors ?…

— Réfléchir, mon cher Étienne, interroger ton cœur, peser avec soin les raisons qui militent tant pour que contre cette union et surtout, ne rien brusquer… c’est ta vie entière que tu vas engager. As-tu fait des aveux à Alberte ?

— Je n’ai rien dit et cependant, nous nous sommes compris plus et mieux que si nous avions échangé de longues confidences…

— Veux-tu un conseil ? D’autant qu’il n’engage à rien pour le moment… Retourne à Montréal, reprends ton travail, laisse passer quelques semaines et puis reviens… Le temps est un grand conseiller. Dans quinze jours, peut-être souriras-tu de tes sentiments d’aujourd’hui. Si, au contraire, tu persistes dans ta résolution, je te promets d’être la première à ouvrir bien larges mes bras et mon cœur à Alberte.

— Ma chère maman !

— Une dernière question ? As-tu parlé de tes intentions à ton père ?

— Non, pas encore.

Et bien ! inutile de lui en parler avant ton retour. Tu prétexteras une affaire quelconque comme excuse de ton départ précipité.

Dès le soir, Étienne annonça qu’il repartait le lendemain pour Montréal où, dit-il, on le réclamait. Ghislaine leva vers lui ses beaux yeux chargés de reproches cependant que, de son côté, l’industriel semblait gober le prétexte sans sourciller.

Toutefois, si tous n’avaient pas été si préoccupés, ils auraient pu constater sur la figure du chef de la maison un sourire énigmatique qui en disait long.

— Ne te chagrine pas, petite, dit-il à l’oreille de sa fille, comme la famille passait au vivoir, il nous reviendra, notre grand garçon, et plus tôt que tu ne penses.

— Que voulez-vous dire, papa ?

— Chut !… et surtout, ne va pas mettre le doigt entre l’écorce et l’aubier !

— Comment ?

— Ta ! ta ! ta !

Nous avons vu que Madame Normand avait conçu pour son fils des projets bien différents de ceux que ce dernier lui avait révélés cet après-midi et que, depuis le retour du journaliste, elle n’avait manqué aucune occasion de faire rencontrer les jeunes gens. Elle avait même cru deviner une certaine sympathie entre eux et, lorsque que le jeune homme était venu lui faire ses confidences, elle s’attendait bien à entendre prononcer le nom de Louise Gareau… Et, patatras ! c’était la petite contremaîtresse de l’usine de son mari qu’Étienne avait élue Reine de ses pensées !…

En vertu de cette règle égoïste qui fait que les parents ne peuvent concevoir le bonheur de leurs enfants en dehors des projets qu’ils ont eux-mêmes conçus pour eux, Madame Normand décida immédiatement de combattre ce penchant funeste qu’elle jugea une sorte d’aberration mentale de son fils. Et comment le combattre, pensa-t-elle ?

Étienne était à un âge l’on prend une décision sans se laisser influencer par ses parents. À trente ans, on est un homme fait… Attaquer de front les projets de son fils aurait été un moyen sur de le voir s’y ancrer de plus bel et Madame Normand connaissait trop le caractère vindicatif de son fils pour en tenter l’essai.

Aussi préféra-t-elle temporiser. Elle ne s’était pas opposée directement à ce mariage, elle avait même promis d’accueillir comme sa fille la douce orpheline ; mais elle avait gagné deux semaines et dans deux semaines bien des choses peuvent se produire.

Heureuse de cette demi-victoire qu’elle avait gagnée pour ce qu’elle considérait bien sincèrement être le bonheur de son fils, elle n’en sentit pas moins un vif chagrin en voyant partir Étienne et se disait en elle-même que ces pauvres mamans doivent toujours immoler leurs cœurs pour le bonheur de leurs enfants…

Seule, Ghislaine reconduisit son frère jusqu’à la gare. Étienne paraissait soucieux, gêné, presque maussade. Il ne dit pas un mot durant le trajet. À leur arrivée, le convoi allait se mettre en mouvement.

— À Bientôt, petite sœur, lui dit-il en l’embrassant bien fort. Ne doute pas de moi, je reviendrai… et bientôt. Quand tu la verras, parle-lui de moi…


  1. (Note de l’auteur : J’emprunte cette citation à mon excellent ami, Monsieur l’abbé Duranleau, chanoine titulaire de la cathédrale de Saint-Hyacinthe. Cuique suum. Je lui rends son bien… et de grand cœur !)