L’associée silencieuse/13

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Éditions Édouard Garand (16p. 40-44).

CHAPITRE XIII

LA BRISE QUI RANIME


Depuis cinq jours qu’Étienne était de retour en ville, la vie lui semblait vide et lassante. Au journal, où il s’était présenté, le lendemain de son arrivée, il avait trouvé la besogne plus harassante que jamais et il l’accomplissait en automate,

La chaleur avait été accablante depuis ces derniers jours et, vers six heures, la pluie s’était mise à tomber, fine, grêle, maussade, monotone. Après un souper de fortune pris au comptoir d’un Grill Room quelconque, Étienne était rentré chez lui, rue Saint-Denis, avait allumé une cigarette et, sans faire de lumière, était venu s’accouder à la fenêtre de son bureau-boudoir.

Lentement la pluie avait augmenté d’intensité et vers huit heures, avait dégénéré en un véritable déluge. Assis à sa fenêtre, le journaliste regardait tomber l’avalanche liquide qui avait chassé les promeneurs de la rue. Seuls quelques retardataires, pressés d’échapper à l’ondée, se hâtaient de prendre les tramways, la vie de la ville avait graduellement disparu, le silence s’était fait, lourd, pénible, que brisaient le bruit monotone de l’eau frappant l’asphalte de la chaussée et le roulement sourd des tramways.

Que Montréal est triste, en été par un soir de pluie !

Mais Étienne prenait à ce spectacle si bien en harmonie avec son propre état d’âme une joie morbide. Soudain, il remarqua au coin de la rue une jeune fille de modeste apparence qui cherchait vainement à s’abriter sous son parapluie. Elle n’attendait certes pas le tramway car les voiture électriques se succédaient devant elle et elle n’y montait pas… Intrigué, le jeune homme se sentit le désir de l’observer. La pluie était maintenant moins intense, quelques passants se risquaient à continuer leur course interrompue ; mais la jeune fille demeurait toujours immobile sous son frêle abri.

Enfin, voici que du côté opposé s’avance un jeune homme, courant presque, qui l’aborde, passe son bras sous le sien et, étroitement enlacés, sans souci de la pluie et du vent, ils disparaissent dans la nuit.

«  L’amour ! toujours l’amour ! réfléchit Étienne… L’amour qui fait fi du soleil ou de l’orage… l’amour anonyme de l’homme jeune et de la femme ardente… l’amour ! L’amour qui idéalise toutes les vies, qui ensoleille les misères, qui récompense des labeurs… Et moi seul, quand je n’aurais qu’à tendre le bras pour saisir ce bien ineffable, je devrais m’en priver à jamais !… Et ce, au nom d’une vaine sagesse… Et puis, est-ce bien de la sagesse ? Qui donc me conseillera ?… Mais j’y songe, et le Père Eugène ? Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ?

Il mit son chapeau et sortit précipitamment. Une demi-heure plus tard, il allait frapper à la chambre que le bon Directeur occupait à la Maison Jean Le Prévost, chaque fois qu’il venait en ville.

— Mais oui c’est toi, mon cher Étienne ! Si je m’attendais à ta visite !

— Comment donc as-tu su que j’étais ici ?

— On m’en a informé à Saint Hyacinthe..

— Arrives-tu de là bas ?…

— J’en suis revenu il y a cinq jours.

— Et oui ! c’est vrai on m’y a parlé de toi… Mais il y a un siècle que je ne t’ai vu…

— Est-ce un reproche ?

— Peut-être… Il est vrai que nous, pauvres prêtres, nous sommes habitués à l’oubli… Si, lorsqu’ils n’ont plus besoin de nos directions, de nos conseils de chaque jour tous ceux qui se sont taillé des places dans nos cœurs ne finissaient pas un jour par nous oublier, nous ne pourrions plus suffire à la tâche quotidienne… C’est la Divine Providence qui le veut ainsi…

— Mais au moins, j’espère que vous êtes toujours disposé à prodiguer vos bons conseils à ceux qui vous les réclament… même s’ils ont été ingrats ?…

— Tiens ! tiens ! tiens ! et moi qui me disais avec une pointe de fatuité :

« Voici un garçon qui se souvient de l’affectueuse tendresse que ce vieux Père Eugène lui a prodiguée dans sa jeunesse et que sa reconnaissance porte à affronter l’orage pour venir lui faire visite !… Il parait que ce n’est pas cela… cette visite est intéressée… Cela m’apprendra, vieux moine que je suis, à me laisser aller à mon sot penchant d’orgueil, ajouta le religieux en souriant.

— Mettons que ce soit les deux. La reconnaissance pour les conseils passés qui me porte à recourir de nouveau à vos lumières.

— C’est mieux pour mon amour propre. Allons, laisse-moi bourrer ma pipe et je suis à toi. C’est grave ce que tu veux me demander ?

— Très grave.

— Hum ! As-tu une allumette ? Merci. Eh bien ! mon enfant, je t’écoute.

— Je ne sais vraiment par où commencer mon histoire…

— Diantre… Vas-y carrément, mon petit, tu sais, les oreilles du prêtre sont habituées à tout entendre.

— Mon père, je désire me marier…

— Ha ! Ha ! Ha ! ce n’est que cela ? Mon pauvre enfant, tu peux te vanter de m’avoir fait une fichue peur… Je me disais, comme cela, que si tu étais autrefois un brave enfant, pieux, rangé, sobre, etc., peut-être que ces années passées dans la grande ville avaient changé ton cœur, que si l’esprit est fort, suivant la parole du Christ, la chair est faible, que peut-être tu… et qu’est-ce que tu me racontes après ce terrifiant préambule ? Tu veux te marier ! Eh bien ! marie-toi, mon cher Étienne, marie-toi au plus tôt, il n’est que trop temps. Si Tertulien, Saint Jérôme, Saint Jean Chrysostome et tous les Pères de l’Église ne tarissent pas d’éloges sur le célibat que sanctifie la virginité, ils n’en sont pas moins tous d’accord à dire avec Saint Paul que le mariage est le meilleur préservatif contre le péché.

Le mariage est une bonne et sainte institution, Jésus-Christ en a fait l’occasion de son premier miracle et le Père Éternel, dès l’aube du monde, le commandait en termes exprès : « Ite, crescite et multiplicamini ! » Il en avait même établi le principe antérieurement lorsque, créant la première femme d’une des côtes d’Adam. Il avait dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ! »

— Mais j’hésite…

— Tu hésites ! Vous êtes bien tous pareils fils de ce siècle de jouissance et d’égoïsme que l’effort effraie et rebute ! Tu hésites parce que cette vie nouvelle qui va s’ouvrir devant toi devra t’apporter son cortège nécessaire de sacrifices, de privations et d’abnégation ! Et comment prétendez-vous mériter le ciel, si toute contrainte vous répugne ? Croyez-vous que c’est avec votre égoïsme effréné que l’on fait des saints ? Et puis, est-ce une vie que cette solitude dangereuse de l’homme seul ? Est-ce un état que le célibat qui n’a pas pour objet la virginité et pour fin la gloire de Dieu ? Allons, du courage, rejette bien loin cette robe de Nessus qu’est l’égoïsme, entre résolument dans la vie, la vraie vie, celle qui a son centre dans la famille que l’on fonde, des enfants que l’on élève chrétiennement et dont on fait les continuateurs de soi-même. « Là où il n’y a pas de haie, dit le Saint Livre, le domaine est au pillage ; là où il n’y a pas de femme, l’homme errant, sans foyer, gémit ». D’ailleurs, si cette vie nouvelle que tu n’oses affronter n’est pas sans tribulation, elle offre de magnifiques compensations.

— Mais ce n’est pas cela, mon Père… c’est …la jeune fille…

— Oh oui ! la jeune fille… celle qui sera plus tard la mère de tes enfants… « Celui qui prend une femme vertueuse, dit l’Ecclésiastique, a le principe de sa fortune ; une aide semblable à lui et un appui pour se reposer. » Mais encore, cette femme suivant le cœur de Dieu, comment la discerner au milieu de tant d’autres ? Il faut prier, mon cher enfant. « Une maison, des richesses, dit le Sage, sont un héritage paternel ; mais une femme intelligente et vertueuse est un don de Jéhovah ». Souviens-toi du conseil que je vous donnais jadis : « Quand le moment sera venu de vous choisir une épouse, exigez de celle qui sera l’élue de vos cœurs la réplique des douces et aimable qualités de femme chrétienne qui vous ont tant fait chérir votre mère terrestre et aussi le reflet des vertus surnaturelles de Marie, votre mère du ciel. » Ce même conseil, je te le donne encore aujourd’hui je ne saurais en trouver de meilleur. Celle que tu as choisie répond-elle à cette description ?

— Elle est en tout digne de mon amour.

— Et tu l’aimes beaucoup ?

— Si vous saviez, mon Père, comme elle est jolie !

— La beauté, chez la femme, n’est pas un attribut à dédaigner, « elle réjouit le visage de l’homme, dit encore l’Ecclésiastique, et elle excite au plus haut point son amour. Si la bonté et la douceur sont sur sa langue, son mari n’est plus un simple enfant des hommes, » et Saint Jean Chrysostome ajoute quelque part que la beauté en elle-même est un grand bien puisqu’elle est une nouvelle manifestation de la grandeur et de la bonté de Dieu ; mais la beauté seule est un bien fragile et périssable, ce n’est pas sur de telles fondations éphémères que l’on édifie le bonheur de sa vie. La jeune fille que tu aimes est-elle bonne chrétienne, pieuse, modeste, dévouée et pure ?…

— Elle a toutes ces qualités.

— Et qu’attends-tu donc ?

— J’ai peur…

— Je ne la connais pas, il va sans dire ?

— Vous devez la connaître. C’est Mademoiselle Alberte Dumont, une employée de papa.

— Attends donc ! Mais oui, je la connais, c’est la sœur d’Ovila, un de mes anciens patronés ! Je comprends maintenant pourquoi il me parlait de toi… C’est au mieux, alors. Mademoiselle Dumont est la perle des jeunes filles. Sa vie, toute de dévouement et d’abnégation, est un gage de bonheur pour l’avenir. Et tu hésites encore ? Je ne te comprends plus…

— C’est que,… j’ai des scrupules…

— Oui… oui ! je vois… tu n’as pas toujours été le bon petit garçon, l’enfant chaste et pieux qui fréquentait jadis mon Patronage… Au contact des laideurs de la vie, tu as faire de nombreux accrocs à ta vertu… Bah ! Jésus sur la croix, pardonna bien au bon larron, mon enfant, sa miséricordieuse bonté est infinie. Avant ton mariage, tu viendras me voir, nous liquiderons ensemble cet affreux passé, l’absolution divine que je ferai descendre en ton âme la purifiera…

— Je vous avoue, Père, que là n’étaient pas mes scrupules…

— Qu’y a-t-il de plus ?

— Mademoiselle Dumont n’est qu’une simple employée de mon père, ses études ont été plutôt rudimentaires, elle a vécu jusqu’aujourd’hui dans un milieu bien inférieur à celui où elle sera appelée à vivre avec moi demain, en un mot, nos formations, tant intellectuelles que morales et mondaines sont tellement différentes !…

— Oui ! C’est bien l’homme égoïste et orgueilleux de notre siècle factice qui parle par ta bouche, mon pauvre enfant. Nous sommes ainsi faits que nous envisageons avec terreur les obstacles les plus imaginaires et oublions les considérations qui tiennent le plus au cœur de Dieu ! Parce que tu as eu un mouvement généreux, parce que pour un instant tu as laissé parler ton cœur, tu es tenté de te ressaisir… poussé par un détestable respect humain, tu veux raisonner contre le bonheur qui s’offre à toi…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais, il n’y a qu’un imbécile qui s’obstine à ne pas être heureux. Laisse pour un moment les bêtes conventions le superficiel, le convenu… l’acte que tu veux poser est assez sérieux pour que tu te dépouilles un instant de tes préjugés.

— Enfin…

— Demande à la femme qui sera la mère de tes enfants un cœur tendre et affectueux, une âme droite et pieuse, de véritables instincts de maternité, ce sont les seules vertus qui comptent. Tout le reste, ce n’est que de l’apparat, du clinquant, du superficiel, du postiche. Guidé par l’inspiration divine, le vieux serviteur d’Abraham qui accompagnait Isaac en Mésopotamie, chercher une femme de sa religion à son jeune maître ne s’enquit pas de Rebecca si elle était de haute lignée, si elle était instruite etc. À la jeune fille qui venait remplir sa cruche à la fontaine, il demanda simplement : « Permets que je boive un peu d’eau de ta cruche ? » et elle : « Bois, mon seigneur ; » et, nous dit la Génèse, elle s’empressa d’abaisser le cruche sur sa main et de lui donner à boire. Plus que dans une toilette somptueuse, dans un langage soigné, il avait discerné en cet acte si simple de charité, en ce charmant et spontané mouvement de bonté du cœur, un gage de félicité pour la vie entière de son jeune maître.

— Mais la différence de classe ?

— La différence de classe ? Est-ce que cela existe en aucun endroit de la terre ? Ne sommes nous pas tous les fils indignes du Divin Maître ?… Et même si par impossible et par absurde, une telle indignité pouvait se produire, si par une loi injuste les êtres issus de telle classe pouvaient n’être pas égaux à ceux issus de telle autre classe, la différence entre l’homme de telle caste qui épouserait telle femme d’une classe inférieure serait bien vite comblée. À sa première maternité, l’épouse acquiert une noblesse si grande qu’elle devient infiniment supérieure à son époux, sa dignité de mère la constitue en quelque sorte la collaboratrice du Dieu



Créateur…

— Et la différence, d’instruction, d’éducation ?…

— Où la vois-tu si grande ? Parce que tu as appris le grec et le latin, que tu as étudié les diverses sciences abstraites et concrètes, parce que tu as surchargé ton pauvre cerveau des dires plus ou moins absurdes des philosophes, te crois-tu issu de la cuisse de Jupiter ? Et parce qu’une jeune fille n’est pas bachelière, parce qu’elle n’a pas été élevée au milieu du tourbillon mondain, qu’elle ne sait pas danser, qu’elle a gagné son pain depuis l’enfance, crois-tu qu’elle ne puisse penser et raisonner justement ? Et puis, la femme possède cette merveilleuse qualité d’être, sinon ignorante, du moins peu instruite sans ridicule, sa justesse naturelle de jugement, ses instincts de femme, lui permettent de toujours éviter l’écueil et son charme délicat nous fait oublier ce que ses discours pourraient avoir de trop léger, diffus et puéril ; si bien que celles qui veulent afficher leurs sciences en deviennent assommantes et on les rejette en les affublant du titre de bas-bleu.

Et remarque que je te parle de la femme en général, alors que Mademoiselle Dumont n’est pas la femme en général. Elle a une intelligence très brillante, un concept de la vie basé sur la loi divine du Christ, son éducation de famille a été excellente et quelques années de couvent ont d’ailleurs achevé cette éducation. Depuis, elle n’a pas manqué une seule occasion de s’instruire, non de cette science pédante et ridicule ; mais de cette science utile qui fait les bonnes mères de famille et assure l’avenir d’une race.

— Alors, vous me conseillez ?

— Marie-toi au plus tôt, mon cher enfant, le plus tôt sera le mieux. Un vieux garçon, c’est du bois sec dans la société… Là-dessus, je te mets à la porte… il est passé dix heures et je n’ai pas encore récité mes Matines, Un dernier conseil : Retourne chez toi, boucle bien vite tes malles, il me tarde d’aller bénir ton mariage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais Étienne laissa encore s’écouler plusieurs jours avant de mettre ce conseil à exécution, il avait voulu tenir la promesse donnée à sa mère. Une longue semaine encore, il traina son ennui de par la ville, sans but, sans joie, sans intérêt, comme celui qui, tous préparatifs faits, attend le moment de prendre un train qui retarde.

Enfin, un matin, le facteur lui apporta, ces quelques mots de sa sœur :


Mon cher Étienne :

C’est bien triste ici depuis ton départ : Maman est nerveuse, papa semble attendre ton retour à chaque train, moi je m’ennuie et puis, il faut bien te l’avouer, j’ai peur d’être désappointée… Cela me causerait tant de chagrin… Ce matin, j’ai rencontré Alberte, elle était triste, me parlant avec des larmes dans la voix et si tu avais vu ses pauvres yeux !

N’oublie pas que tu m’as promis de revenir.

Ta petite sœur,
Ghislaine.

Cet appel de sa sœur était plus que le pauvre amoureux ne pouvait supporter. Alberte avait du chagrin !  !… Il n’y tint plus, et prit le train suivant pour Saint-Hyacinthe.