L’auberge des douleurs

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Mercure de France (p. 57-95).

L’AUDERGE DES DOULEURS



À François Mauriac.


I


Le chien de Pascal est une chienne qui a nom Sultan. Aussi bien Pascal pourrait l’appeler Sultane. Mais Pascal n’a cure de connaître mille subtilités que notent sur des bouts de papier les poètes « qui ont le temps » ; à savoir, par exemple, que le verbe déclancher s’orthographie déclencher ; que le mot antan est applicable seulement à l’année précédente ; qu’effluve est du genre masculin (comme Sultan) ; et que l’adjectif émérite signifie : qui a pris sa retraite.

Pourquoi Pascal aurait-il eu besoin de cette science pour remplir ses fonctions de portier d’hospice et arroser les fleurs du jardin où est sa loge ?

Au milieu de ce jardin il y a une fontaine qui coule. Il est, de par le monde, tant de fontaines qui ne coulent pas ! Au-dessus de la fontaine, une Vierge de Lourdes couleur de neige par un ciel bleu. Deux longs massifs bordent l’allée au centre de laquelle, en un rond-point, est cette Vierge. Cette allée mène du portail qui ouvre sur la rue au couloir qui donne dans l’intérieur même de l’hospice. Il y a dans ces massifs cinq familles de fleurs qui, autant que leur jardinier, se passent de classifications chères aux savants. Ces familles simplifiées comme les familles qui finissent à l’hôpital sont : la famille des fleurs roses, la famille des fleurs bleues, la famille des fleurs rouges, la famille des fleurs jaunes et des blanches aussi. La rose, l’hortensia, le géranium, le soleil et la grande-marguerite trouvent ainsi une place là, sans qu’elles aient besoin d’invoquer les grandes ombres de Tournefort et de Linné. Je vous demande un peu ce que Pascal pourrait bien faire de la famille des Mésembrianihémées, lorsque dans son pays on se nomme, par exemple, Brun, tout court ? Rirait-il si on lui apprenait qu’un certain œillet emprunte son nom du maréchal de Mac-Mahon ! Pourquoi, dirait-il, si l’on prête à une fleur le nom et le titre d’un militaire, ne donnerait-on pas à ce militaire la teinte et le parfum de cette fleur ?

C’est ainsi que Pascal m’a souvent édifié par ce bon sens auquel tant de gens prétendent qui ne sont pas, hélas ! portiers d’hospice.

Quel chemin dans le royaume de la Sagesse n’avait-il point parcouru depuis qu’il ouvrait ce portail dont la cloche, de temps à autre, sanglotait ! Que de mendiants venaient à midi implorer qu’on emplît de soupe leur écuelle !… Les pauvres qui s’en viennent du côté de Lourdes où est l’Immaculée, et les pauvres qui s’en viennent du côté de Bayonne où est la mer, et les pauvres qui s’en viennent du côté de Mont-de-Marsan où sont les pins sans nombre, et les pauvres qui s’en viennent du côté de l’Espagne où il y a un roi… Les pauvres qui s’en viennent de tous les côtés, de tous les coins, de tous les pétales de la rose-des-vents de l’infortune. Et, il n’y avait pas que les pèlerins de cette vallée de larmes, dont les pieds traînassants chantaient un long cantique sur le sable du jardin, qui sonnassent à l’Auberge des douleurs. Mais la cloche rendait parfois un sanglot plus poignant que si la main d’un errant la tirait par sa corde nouée comme celle de saint François. C’est qu’alors on conduisait quelque blessé sur un brancard et c’était l’un des porteurs qui, précipitamment, la faisait tinter. On voyait alors ceci :

Pascal ouvrait le portail et Sultan baissait la tête et rentrait la queue. La civière passait entre les massifs de fleurs, tenue haut sur les épaules par les compagnons du malheureux. Les fleurs rouges devinaient que sous le drap qui recouvrait l’homme, s’épanouissaient leurs cruelles sœurs, les blessures. On entendait se refermer en gémissant le portail. Le triste cortège parvenait à l’entrée du couloir. Là, un instant, il attendait. C’est alors que surgissait de l’ombre sainte un grand oiseau calme et blanc, les ailes incurvées à la pointe comme celles de ces espèces de colombes qui régnent sur les tempêtes de la mer. Son vol suivait les arceaux du cloître. Puis un deuxième, un troisième oiseau apparaissaient. N’est-il pas dit au Cantique des cantiques :


Ma colombe qui te tiens dans les fentes des rochers,
Qui te caches dans les parois escarpées,
Montre-moi ton visage ?



Et c’étaient, en effet, les colombes choisies qui, s’envolant du nid creusé dans le granit de Dieu, se montraient au blessé qu’elles découvraient en l’éventant de leurs ailes, les Sœurs du père de ceux qui n’ont plus de père, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul plus doux que le pain du soir dans la chaumière.

En ce jour-là, le blessé transporté à l’hospice sur un brancard s’appelait Pierre. Et Pierre était fils de Jean, mort l’an dernier, broyé par la mâchoire d’une turbine. Et voici que Pierre venait deux fois témoigner de la férocité des monstres que crée l’homme : tout à l’heure une scie ayant amputé le bras droit de cet ouvrier qui ne comptait pas vingt ans.

Et autour de son corps, image de celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ, non pas les aigles, mais les colombes s’assemblaient. Et d’autres colombes, tandis que leurs compagnes veillaient à ce que l’enfant sanglant reposât, psalmodiaient dans la chapelle trouble encore de l’encens d’une bénédiction.

Pierre ne distingua rien d’abord de ce qui se passait autour de lui, que ce nuage qu’une douleur trop vive noue comme un bandeau sur les yeux des hommes. Ce nuage, il s’efforça de le percer avec la pointe de sa volonté. C’est alors qu’il vit les saintes femmes et le docteur qui le pansaient et le prêtre qui l’assistait. Et il pensa :

« Je n’ai plus qu’un bras ! mon Dieu ! je n’ai plus qu’un bras ! »

Et tandis que cela se précisait, une lueur ineffable se glissait dans cette salle d’opération. C’était au déclin du jour, le moment sacré où les pèlerins d’Emmaûs s’écrient : « Restez avec nous, Seigneur, car déjà le soir tombe ! » D’où émanait à cette heure si cruelle cette lumière gonflée comme l’aube d’un desservant ? Pourquoi tant de douceur à cette gerbe d’eau que recueillait Pascal, en cet instant, pour donner à boire à ses plantes ? Ah ! c’est qu’il y a encore de cette eau vive pour désaltérer les malades et cette même lumière a tissé la corolle du lin dont leur lit est fait.

— Au revoir, monsieur, me dit Pascal. Il y a bien du malheur en ce monde. Mais, si Pierre ne meurt pas, il viendra se reposer auprès de cette fontaine.


II


Le convalescent ressemble à la branche qu’entraîne le fleuve. On ne sait point si elle ira jusqu’à la mer y pourrir, ou si, arrêtée dans sa course par la berge, elle ne reprendra pas. À une minute favorable il suffit que le vent pousse le rameau dans une des anses de la rive et il peut y revivre par des racines adventives. Pierre me dit : « Je sens que je ne mourrai pas, cette fois ; mais à quoi bon mon existence, désormais ? » Et moi : « Le bonheur, mon enfant, luit parfois au milieu des pires peines comme un ver luisant dans l’obscurité. »

Comme je repassais devant la loge de Pascal, le portail s’ouvrit livrant passage à l’une de ces enfants du Seigneur que l’on nomme orphelines. Au risque de me tromper, je voudrais que ce doux mot : orpheline, tirât son étymologie du nom d’Orphée dont la lyre était si touchante qu’elle arrachait des pleurs aux rochers. Et cette orpheline avait la figure pareille à une pomme du côté où elle est rose et une collerette comme une marguerite des champs. Et Pascal en me la désignant me demanda :

— Vous ne connaissez point Pentecôte ?

Et à elle :

— D’où reviens-tu, Pentecôte ?

Et elle :

— J’ai été faire une commission, acheter pour Pierre le manchot un moule à faire des cigarettes. Il verra s’il peut apprendre à les rouler ainsi avec la main qui lui reste.

Elle parlait contre le gazon, non loin d’un arbre que l’on appelle magnolia, qui avait l’air de la protéger et dont les fleurs avaient été attirées là peut-être par des tourterelles ou par les coiffes des Filles de la Charité.


III


Déjà Pierre commençait de descendre au jardin et à la chapelle. Il avait quitté la chambre des opérations pour la salle commune. Au-dessus de chaque lit un cadre était fixé. Ainsi sur la croix du Rédempteur fut cloué ce tableau accusateur en trois langues : en latin, en grec et en hébreu. Et l’inscription semblait, au chevet de pierre, de l’hébreu. C’étaient les lignes sinueuses qu’avaient tracées les phases de la fièvre. Celle-ci avait peu duré, la température n’était plus relevée chaque soir. Ces hiéroglyphes montants et descendants avaient aussi l’aspect d’une chaîne de montagnes et n’était-ce point le graphique du calvaire où ce garçon avait monté ?

Dès cinq heures du matin, l’une des religieuses ouvrait les volets et Pierre voyait contre le mur, en face, le Christ. Et il se disait : Hélas ! je n’ai plus de bras droit Cela est bien vrai. Ce n’est pas un mauvais rêve. Je ne pourrai plus me servir jamais de ce bras droit qui n’est plus attaché à moi. Mais mon bras gauche est libre, tandis que les deux bras de Notre-Seigneur sont rivés à la croix. Ses bourreaux ont voulu l’empêcher de se servir de l’un et l’autre bras, et de ses jambes aussi. Ah ! combien il est plus souffrant que moi ! Durant son agonie, nul n’a étanché son sang et à sa résurrection aucun juge de paix, aucune compagnie d’assurances, aucun patron ne sont venus estimer ce qu’il avait souffert pour l’en dédommager. Aujourd’hui, grâce à la loi sur les accidents, un bras vaut tant, une jambe vaut tant, selon le salaire. Mais lui, le Fils de Dieu, quelle blessure ne lui a pas été faite de la racine des cheveux à la plante des pieds ? Et l’on n’a rien payé ni à lui, ni à sa mère, ni à son Père qui règne dans les Cieux. Et pourtant il avait droit comme un autre. Il était un humble charpentier à Nazareth.

C’est ainsi que Pierre méditait au point du jour, et il voyait les têtes de ses compagnons se relever hors des lits une à une, pas toutes, certaines étant trop appesanties. Il y avait dix-huit couchettes sur deux rangs. À dix heures l’on déjeunait. L’une des vierges du Seigneur distribuait un peu de viande, quelques légumes, le pain et le vin coupé d’eau contenu dans un broc : « Assez, ma Sœur… merci, ma Sœur… oui, ma Sœur… » Et sur elle on eût entendu résonner ce violon de la Charité dont une seule note fit défaillir le Pauvre d’Assise.

Vers onze heures, dans la véranda qui donne sur le potager, on jouait à la bataille avec des cartes usées. Et les fils malades du peuple voyaient glisser entre leurs doigts des rois et des reines. Pour distraire Pierre et ses camarades, dans cette Auberge des douleurs, à près de trois mille ans, David reprenait la harpe sur laquelle il fit sonner sa joie ou son repentir, sur laquelle il avait sangloté avec le pauvre et l’orphelin éternels. Il trônait là avec sa chevelure annelée, sa barbe en tubes, son épaisse couronne qui étincela dans les batailles de Dieu et son sceptre et son instrument à cordes. Et Pierre disait : « Je joue le roi de pique » ; et son unique main le présentait. Puis César étincelait dans le jeu d’un adversaire, César vêtu de pourpre ; et tant de combats livrés aux Gaules, tant de triomphes en Asie et à Rome, et cette fin tragique au milieu du Sénat, et ces Commentaires pompeux, tout cela finissait de par la Volonté du Très-Haut sur cette table où la misère et l’humilité se faisaient face. Et l’on entendait : « Je joue le roi de carreau. «  César était suivi par Alexandre et celui-ci l’emportait encore sur le Romain par son caprice victorieux, sa beauté, son amour de la philosophie élégante. Thèbes rasée, la Thrace et l’Illyrie prises, Darius vaincu, l’Égypte prisonnière, le Caucase franchi, les Indes soumises, Babylone réduite et c’était là tout ce qui demeurait, à cette heure, d’un triomphe si inouï : cette image coloriée et cette phrase lentement articulée par un malade : « Je joue le roi de trèfle. » Et Charles venait prendre part aussi à la bataille pacifique, Charles le Grand qui vainquit les Lombards, qui vainquit les Saxons et qui passe dans l’histoire flanqué de son neveu Roland et suivi de moines et de législateurs qui tiennent les Capitulaires. « Je joue le roi de cœur », disait un autre hospitalisé. Mais en tête des héros et des héroïnes de l’épopée, au front des reines, entourée de valets assagis par sa vertu, voici qu’apparaissait, brillante comme une épée qui n’a jamais frappé, cette Pallas qui est la Pucelle d’Orléans. La bienheureuse était à l’aise là autant qu’elle le fut lorsque dans les haltes de ses chevauchées miraculeuses elle entrait dans les campements des blessés. N’était-elle point sœur de ces hommes du peuple dont plusieurs avaient fait leur service militaire ? Point ne la scandalisaient les gros verres de vin rouge encore emplis à moitié sur cette table où se jouait une moins grave partie que la partie de Compiègne. Jeanne ! Jeanne qui, dans la forêt que tapissent les muguets les plus nombreux que j’aie vus, marcha, toute pâle de Dieu, vers son martyre enflammé, Jeanne était bien là, dans cet hospice, chez elle. C’était l’heure de midi. Tous les angélus de France sonnaient, accompagnant les voix de Mme  Sainte Marguerite, de Mme  Sainte Catherine et de M. Saint Michel. Et le même soleil, qui avait fleuri l’enclos de Domrémy, s’épanouissait comme un grand tournesol, ou comme l’ombelle qui ombrage l’Hostie, au-dessus d’une prairie où Pierre apercevait Pentecôte. Elle suspendait la lessive, on eût dit qu’elle mesurait de la neige.

Ainsi, tant de nobles personnages avaient pénétré dans l’Auberge des douleurs pour y verser le baume du bon Samaritain. Pascal ne les avait point entendus tirer la cloche du portail ni vus entrer, car les morts pénètrent sans bruit au cœur des saintes habitations. Et ni Pierre ni ses compagnons d’infortune, qui tenaient entre leurs doigts les images de ces preux, n’en connaissaient bien l’histoire. Mais il suffisait que ceux-ci revêtissent des habits éclatants, qu’ils ceignissent des diadèmes et des baudriers, qu’ils tinssent des glaives et des boucliers, pour que ceux-là leur fussent reconnaissants de leur belle assistance. Ceux qui sont vraiment grands ne négligent pas les humbles, et ils sont grands les morts qui viennent s’asseoir en silence sur l’escabeau du pauvre et lui tenir compagnie.

IV


Pentecôte tenait le principal rôle dans une pièce jouée par les orphelines à l’occasion de la fête de la Sœur supérieure des Filles de la Charité. On avait seulement dû se procurer des costumes, sans s’inquiéter du décor, parce que la représentation avait lieu en plein air sur une prairie encadrée de chênes qui dominait le gave. C’était là que se tenaient les récréations dominicales ou les fêtes extraordinaires des charitonnes et des Enfants de Marie. L’eau du torrent coulait au-dessous de leurs jeux, glauque, profonde, massive, hésitante, heurtée, sonore, exhalant autour des galets mis à nu par l’été ce parfum qui est le parfum de l’eau et qu’on ne peut autrement définir. Sur la rive creusée qui faisait face on distinguait déjà cette lueur à demi nocturne qui tombe de la voûte des aulnes, des chênes et des saules.

On avait autorisé quelques malades, dont Pierre le manchot, à venir assister en ce dimanche après-midi à ce spectacle candide. Le thème de la pièce était tiré du Livre de Tobie. Et même Sultan, la chienne de Pascal, y faisait sa partie : « Tobie partit, suivi du chien », affirme le Vieux-Testament, qui explique encore : « Alors le chien qui avait accompagné dans leur voyage Raphaël et Tobie, courut devant eux, comme pour apporter la nouvelle, caressant de la queue et tout joyeux. »

Ô ineffable simplicité de la parole révélée !

Pentecôte remplissait le rôle de l’archange Raphaël. Elle avait des ailes blanches étoilées de papier doré. Se penchant vers le poisson, elle disait au jeune pèlerin :

« Et le fiel sert à oindre les yeux couverts d’une taie et il les guérit. »

Et l’assistance s’émouvait. Et Pierre se demandait :

— Ah ! pourquoi le fiel de ce poisson ne peut-il faire repousser mon bras ?

Et, tremblantes comme les ailes des papillons blancs des potagers, les cornettes des Filles de Dieu saluaient les paroles de Pentecôte :

« Lorsque tu seras entré dans la maison, adore aussitôt le Seigneur ton Dieu, et lui rends grâces ; puis, t’approchant de ton père, tu le baiseras, et tu étendras tout de suite sur ses yeux du fiel de ce poisson que tu portes avec toi ; car sache que ses yeux s’ouvriront à l’instant et que ton père verra la lumière du ciel et que ta vue le comblera de joie. »

Et Pierre se disait encore

— Ah ! petite, petite Pentecôte !… Si tu étais vraiment un ange qui me rendît non pas la vue, mais le bras qui me manque…

Et le jeune Tobie, étendant le fiel du poisson sur les yeux de son père, annonçait :

« Je vois une taie blanche, comme la pellicule d’un œuf, qui commence à sortir… »

Et l’enfant qui représentait le vieux patriarche s’écriait :

« Je vous bénis, Seigneur, Dieu d’Israël, parce que vous m’avez châtié et que vous m’avez guéri ; et voici que je vois mon fils… »

Et l’archange répondait par la bouche de Pentecôte :

« Bénissez le Dieu du Ciel et rendez-lui gloire devant tout être qui a vie parce qu’il a exercé envers vous sa miséricorde… Maintenant, le Seigneur m’a envoyé pour te guérir… »

Et Pierre, les larmes aux yeux, regardait Pentecôte et, en lui-même, il reprenait cette phrase :

« … Maintenant le Seigneur m’a envoyé pour te guérir… »

Un murmure d’admiration accompagnait les ailes et les paroles de l’orpheline. Et dans l’ombre qui allait croître, il semblait que le gave articulât les mots d’une langue inconnue.

Comme, la représentation terminée, Pentecôte passait devant Pierre, il lui demanda à voix basse.

— Ô jolie Pentecôte ! mon ange, n’as-tu pas un remède qui me guérisse aussi ?

Elle devint, plus qu’elle n’était, rose, et :

— Vous avez, répondit-elle, de si jolis yeux que, pour eux, il n’est pas besoin de remède.

Et elle s’enfuit.

V


Telle que la graine du myosotis qui profite du torrent tourmenté pour se transporter là où Dieu veut qu’elle germe, une subtile amitié s’enracinait dans le cœur de ces enfants, charriée par un flot de souffrances.

N’avait-il point fallu, pour que Pentecôte vînt habiter cette Auberge des douleurs, qu’une fille-mère l’eût abandonnée, cinquante jours après Pâques, dans un panier, au pied de la Sainte Table de l’église paroissiale ? Celui qui Est avait alors étendu sa droite puissante sur le sommeil de cette créature déposée en cet osier comme une petite poule blanche que l’on veut vendre. Et, à ce signe, l’une des vierges qui attendent nuit et jour l’Époux, était venue la prendre et la mettre à l’ombre de sa cornette, telle qu’une couveuse qui recueille sous ses ailes le poussin d’une sœur égarée. Et, à la vue de ce petit être amené à l’hospice dans ce berceau, Pascal s’était demandé :

« Pourquoi, puisqu’il y a tant de personnes heureuses d’adopter des enfants qu’elles n’ont pas eus, y a-t-il tant d’autres personnes empressées à abandonner les enfants qu’elles ont ? »

Et Pascal avait conclu :

« Ça, c’est encore un mystère de Dieu. »

Et il était allé, en hochant la tête, arroser une fleur rouge.

D’un autre côté, pour que Pierre fît la connaissance de Pentecôte et ressentît, en la voyant, cette rosée sur son cceur, n’avait-il point fallu cette déchirure des muscles, ce terrible arrachement de toute une partie de son corps si soudée au reste que la sensation que ce bras était là encore persistait ?

Ainsi, deux drames : ce délaissement d’une enfant par quelque malheureuse, et cette amputation faite à un garçon de vingt ans par la scie à la voix stridente, faisaient s’épanouir à leur ombre cette fleur bleue que tant de poètes ont chantée. Si elle croît un peu partout, au bord des eaux montagneuses où la cueuillent les romantiques Allemandes qui la nommèrent Souvenez-vous de moi ; si elle s’ouvre encore dans la forêt française, sur la berge où rêve la jeune fille intelligente, elle azure surtout en ce moment le massif dont Pascal prend soin et que Sultan contemple parfois en balançant la queue, d’un air attrapé que l’on ne s’explique point. Serait-ce que Sultan qui, malgré son nom, n’est qu’une chienne, n’aurait sur les amours qu’une opinion très relative ? Plus qu’on ne se l’imagine, il y a nombre d’êtres à qui certaines amours sont bien indifférentes. Le bon os de mouton que Sultan déguste dans la terrine où est sa pâtée lui suffit sans doute. Et peut-être simplement que la bonne bête s’étonne que les myosotis ne lui servent de rien ? Tant de malheureux sont comme elle ! Tant d’habitués de l’Auberge des douleurs ne songent qu’au pain de chaque jour ! Aussi bien que Sultan ils savent que certaines choses ne leur sont pas destinées, qu’elles se passent dans un monde interdit et lointain, sur une terre que ni leurs pieds, ni leurs béquilles ne peuvent fouler, dans un pays qu’ils n’aperçoivent que sur les journaux illustrés dont ils enveloppent un croûton. C’est la contrée des chevaux de courses, des automobiles et des femmes parfumées, la contrée où c’est, comme au théâtre, toujours éclairé à l’électricité. Mais l’errant qui va de village en village connaît la vie telle qu’elle est, avec ce soleil large sur la route et cette lune discrète qui semble mesurer son huile pour ne pas fatiguer les yeux des pauvres endormis. Et à ce vagabond est inconnue même la banale et douce affection qui attend au coin du feu, en ravaudant le linge et en surveillant le pot où cuit un peu de chou dans l’eau salée.

Certes ! infirme comme il l’était, Pierre n’eût pas même rêvé d’aspirer à ce dernier état, pourtant bien humble, si le Seigneur n’avait permis à Pentecôte de jeter, à son ami, sur la prairie de l’hospice, ces mots si doux :

« Vous avez de si jolis yeux… »

Cette phrase il se la répétait et il disait :

« J’ai donc des yeux encore ! Dieu, dans sa munificence, ne m’a pas aveuglé comme Tobie. La vie est belle encore ainsi pour moi qui me décourageais aux premiers jours de l’accident… »

« — Vous avez de si jolis yeux… »

Et Pierre retenait dans son cœur cette caressante parole et il la repassait comme une leçon pour se la réciter lorsqu’il venait s’asseoir auprès de la fontaine et regarder les fleurs.

Il ne voyait Pentecôte guère qu’à la chapelle, à la messe ou, l’après-midi, aux bénédictions. Ces bénédictions étaient douces. L’un après l’autre, les convalescents ou les incurables un peu valides prenaient place dans les bancs qui n’étaient séparés des stalles des bonnes Sœurs que par la largeur des dalles laissées libres pour le passage. Les chaises étaient occupées par les personnes dévotes de la ville. On entendait tousser quelqu’un. À l’un des angles de l’autel de saint Joseph se tenait agenouillé un vieux tertiaire très charitable. On le sentait tout enveloppé de Dieu. Et là, sa jaquette râpée n’était point ridicule, et l’on s’imaginait sans effort son arrivée au Paradis, son attitude recueillie pour attendre saint Pierre, son front déjà dans l’auréole des cheveux blancs, ses pieds fermes comme les vérités de l’Église et à l’aise dans des souliers carrés. Depuis longtemps on l’attendait Là-haut. Et le Seigneur, faisant fête à cet ancien bienfaiteur des pauvres, disait aux anges : « Semez les fleurs qu’a cultivées Pascal sous les pas de ce fidèle serviteur. »

Pierre distinguait, en avant des religieuses prosternées, dont la plus âgée se reconnaissait au vol plus lassé de sa cornette, le petit harmonium qui miroitait. Une demoiselle le tenait, entourée par les orphelines qui allaient chanter. Pentecôte était là, fraîche comme une eau qui murmure, vêtue d’une espèce de robe en toile à matelas, coiffée d’un misérable canotier. Toutes ces enfants savaient que Dieu est là. Et elles attendaient le moment d’élever la gerbe de leurs voix vers le Maître. Les chaînons de l’encensoir cliquetaient. Puis un grand souffle fait de parfum, de musique et de chant s’élevait. Et le jeune homme sentait couler ses larmes dans le creux de son unique main où s’appuyait son front.


VI


Le patron de l’usine vint dire à Pierre :

— À mon service ton père est mort et tu as été mutilé. J’ai eu du chagrin à ton sujet comme si tu avais été l’un de mes enfants. J’ai passé des nuits en prières pour demander au Ciel de te laisser vivre. Et maintenant les médecins déclarent que tout danger est écarté. Et la compagnie d’assurances te paiera une pension qui, hélas ! ne te rendra point ton bras, mais qui pourra augmenter ce que je veux faire pour toi. J’estime, mon enfant, que tant que je serai là, à la tête de la scierie, je dois t’employer dans la mesure où tu peux être utilisé. Il y a des surveillances que je pourrai te confier, des pièces de bois à compter, d’autres contrôles. La somme que l’on t’accordera, comme accidenté, jointe au salaire que tu recevras, te permettra de vivre d’autant mieux que je veux te loger dans la petite dépendance de la villa, du côté du hangar à planches. Cela te conviendrait-il, mon ami ? La dépendance est assez grande pour que vous y soyez à l’aise ta mère et toi.

Et Pierre avait répondu :

— Merci, monsieur. Je n’aurais pas osé espérer tant d’aisance. On m’avait dit : un bras droit, ça vaut dans les vingt et un sous par jour, quand la blessure est consolidée. Les médecins disent : consolidée. Il paraît que c’est, au contraire, quand on ne peut pas aller plus mal, quand on est aussi diminué que possible. Mais enfin. On m’avait dit : vingt et un sous. Un Espagnol avait obtenu davantage, mais c’est parce qu’il touchait un salaire plus fort que le mien. Avec vingt et un sous par jour on ne mange pas du poulet. Vous me tirez une épine du pied en m’annonçant que vous m’occuperez. Ma mère, il est vrai, s’emploie à vernir des chaises et, depuis que je suis ici, la Société de Saint-Vincent de Paul la secourt ; un peu, un bon de pain par-ci, un bon de graisse par-là. Je pense à elle, surtout le soir, monsieur, quand elle doit souper toute seule. Nous mangions en face l’un de l’autre. On donnait quelque chose à une vieille voisine pour nous garder le pot devant son feu. Ça paraît un si bon temps, monsieur, lorsque c’est passé. On n’y prête pas attention quand ça existe. Mais à présent, tout de même, vous m’avez mis du cordial dans l’âme. Je n’ai plus si peur de la vie. J’ai été bien soutenu par Dieu. Je vous remercie d’avoir prié pour moi.

En ce moment la cloche de l’hospice sonna l’angélus de midi. Et le patron de l’usine, ayant redescendu l’escalier, s’arrêta un instant dans le jardin pour regarder ces campanules pyramidales qui ont la couleur de l’azur quand il blanchit par les trop fortes chaleurs. La cloche tintait, tintait. Et l’oraison des nonnes se faisait plus fervente dans la chapelle. Et c’est pourquoi le Seigneur, qui trône sur les beaux nuages blancs que l’air bleu soutient, voulut exaucer la prière d’une de ses vierges qui lui recommandait l’avenir de Pierre le manchot. Il fit signe à deux anges qui comprirent aussitôt qu’il fallait descendre sans tarder sur la terre, à l’Auberge des douleurs.

L’un de ces anges invisibles se tint à côté des belles campanules, les frappant d’une lumière si pure que le patron de l’usine s’attardait à les contempler.

L’autre ange, s’approchant de la stalle où était encore agenouillée la Fille de la Charité qui venait d’intercéder pour le jeune homme, la fit sortir par le jardin alors que d’habitude elle s’en retournait par le préau. Ce qui fit que, dans le jardin, elle se trouva en présence du patron de l’usine qui s’extasiait encore devant les campanules.

Ces fleurs, Pascal les avait semées et, maintenant, par la grâce de Dieu qui sanctifiait l’acte très simple du pauvre horticulteur, elles allaient donner de divins fruits.

Détournant enfin de ces claires corolles ses yeux pour les reporter sur la religieuse qui venait de quitter la chapelle, le patron de l’usine lui dit :

— Bonjour, ma Sœur. Je vois que J’ai été bien inspiré en m’attardant à contempler ces fleurs, puisqu’elles me donnent l’occasion de vous présenter mes hommages, et puisque mieux que personne, peut-être, vous pourriez m’être utile dans l’occurrence. Ce n’est qu’en vous apercevant tout à coup là, que je me suis dit que bien étourdiment ni ma femme ni moi n’avions songé à nous adresser à l’Hospice pour qu’il nous procurât si possible une jeune fille qui sût très bien coudre et repasser, capable de s’attacher longtemps à nous.

N’auriez-vous personne en vue, parmi les orphelines que vous instruisez ici dans ce genre de travaux, quelque enfant de dix-sept à dix-huit ans ?

Et, sous l’empire de l’ange du Ciel, l’ange de la Terre, dont la tête est ailée répondit :

— Nous avons justement une petite perfection qui s’appelle Pentecôte.

Et le Père qui est aux Cieux, sourit.

Ainsi, plus souvent qu’on ne le croit en ce siècle impie, le Seigneur envoie sur terre ses anges pour dicter ou accomplir sa volonté. Tantôt, ils ont l’aspect de voyageurs comme ceux qu’Abraham reçut pendant la chaleur du jour sous les chênes de Membré et auxquels ce patriarche dit : « Reposez-vous sous cet arbre, j’apporterai un morceau de pain, vous prendrez des forces et vous continuerez votre chemin ; car c’est pour cela que vous avez passé devant votre serviteur. » Voyageur encore, cet ange de Tobie dont Pentecôte remplit si bien le rôle qu’elle avait à jamais séduit Pierre le manchot ; et voyageur, cet autre ange à cheval qui montre la route au pauvre curé d’Ars perdu dans une lande. Il est de ces êtres célestes qui se révèlent plus brillamment, tels que ceux qui étaient assis sur la pierre du sépulcre de Notre Seigneur, ou ceux qui parlèrent aux disciples pendant l’Ascension, ou ceux qu’a vu saint Jean, qui ont en main les sept plaies, vêtus d’un lin pur et éclatant, et qui portent des ceintures d’or autour de la poitrine. Et il y a les anges, dont traitent Origène et saint Jérome, préposés aux fontaines, aux fleuves, aux vents et aux forêts. Peut-être ont-ils des robes d’argent comme les eaux pures ou de pourpre comme les forêts d’automne ? Et il y a les anges qui favorisent les fiançailles, dont la présence se confond avec l’azur, tels que ceux qui venaient de s’introduire dans l’Auberge des douleurs sans que ni Pascal ni Sultan eussent vu s’ouvrir le portail,



VII


Et quand la bonne Sœur eut fait par à Pentecôte du désir qu’avaient les patrons de l’usine de la prendre à leur service, et ajouté qu’aucune place n’était meilleure en ville, elle vit que l’orpheline pleurait.

Elle attribua ce chagrin au long attachement de cette enfant à la maison qui, dès sa naissance, l’avait abritée, nourrie et qu’il lui faudrait quitter à jamais sans doute. Il est vrai que cette émotion entrait pour une large part dans les larmes de Pentecôte ; mais ses regrets n’étaient-ils pas accrus singulièrement des heures de ces dernières semaines ? Et la cause de ce redoublement d’affection pour tout son entourage. Pentecôte se la fût-elle bien avouée à elle-même ?

Elle ignorait que le maître qui voulait l’attacher au service de sa femme avait en même temps le dessein d’occuper à nouveau, et même de loger Pierre à l’usine. Pourquoi ce dernier aurait-il confié le plan de son avenir à la jeune fille ? Si doux que lui apparût, à certains moments, de fonder son plus cher espoir sur la pauvre fumée d’un foyer, cet espoir était trop faible encore pour oser parler haut à celle qui l’inspirait.

Pierre ne manquait point de profiter des derniers après-midi d’automne. Il les goûtait sur cette pelouse qu’ombrageait l’arbre auprès duquel j’avais pour la première fois entrevu Pentecôte. Deux ou trois fleurs de ce magnolia persistaient. Pierre et ses compagnons étaient assis là jusqu’au dîner de cinq heures. Les plus jeunes causaient davantage.

Par-dessus tout les intéressaient les rumeurs de guerre répercutées par les échos de quelque journal. Et même parmi les livres laissés à leur disposition, c’étaient ceux qui traitaient de batailles dont ils nourrissaient le plus volontiers leurs imaginations. Que des manœuvres eussent lieu dans la contrée, qu’un soldat par suite de quelque accident vînt échouer à l’Auberge des douleurs, c’était le maître. On lisait dans les yeux des pensionnaires habituels la fierté d’héberger un tel compagnon. Sans doute ces âmes simples et saines, mais qui habitaient des corps infirmes, saisissaient-elles mieux que d’autres cet héroïsme de l’homme indemne qui va librement au-devant des blessures. Et tel est cet instinct militaire, le plus enraciné dans notre race, que je ressentais que sans aucun doute le plus mutilé d’entre eux eût offert sa vie pour son pays. Peu d’hospitalisés faisaient exception à cette règle. Une fois pourtant, un barbier qui était venu se faire soigner pour un anthrax, répétait : « Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de patrie ; il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de patrie. » Mais il se rendait comme les autres à la bénédiction et il rendait le salut militaire à un vieux qui arborait la médaille de 1870-1871. C’est pour blaguer qu’on dit des choses comme ça, mais ce n’est pas sérieux. À l’hospice on apprend à connaître les hommes.

Cet autre avait tenté fortune en Amérique et sa vie avait été comme une image d’Épinal peinte pour empêcher les gens de s’expatrier : L’enfance dans un doux village qui a un clocher d’ardoises ; les progrès à l’école dont les murs s’ornent des tableaux des oiseaux utiles et nuisibles ; la première communion blanche, noire et dorée ; l’apprentissage dans la forge sombre et rouge ; le retour au pays d’un voisin enrichi à Buenos-Ayres ; le prestige de cet homme roulant carrosse ; 1 envie que son opulence inspire à l’apprenti forgeron ; le départ de ce dernier pour l’Amérique ; l’arrivée en Argentine et les déconvenues ; la vie brutale des gardiens de troupeaux sauvages ; la fièvre jaune, le typhus ; le retour en France et la misère ; l’intervention du député pour l’admission du rapatrié à l’Hospice.

Ce pauvre hère expliquait la culture exotique, nommait des camarades qui s’étaient enrichis par la hausse des terrains ; qui avaient fondé des villes ; qui remuaient l’or à pelletées. Et il évoquait ces réussites en leur opposant ses désillusions. S’il avait monté une laiterie, il serait aujourd’hui riche comme Crésus. Mais voilà, il n’avait pas eu de quoi monter une laiterie.

Pierre le manchot et les autres le laissaient dire, sceptiques à son endroit, le tenant pour original, mais intéressant. Puis des conversations s’engageaient, fréquentes aussi, à propos de la fameuse loi sur les accidents du travail. Un tel, bien qu’il n’eût perdu que la main gauche, aurait été mieux indemnisé que tel autre qui avait laissé la main droite à l’ouvrage. Dans ce domaine des accidents il y avait aussi des songe-creux qui, à peine convalescents, comptaient sur des dommages-intérêts considérables. Puis, quand arrivait le règlement final, c’était la fureur contre le patron, la Compagnie et le médecin. Et la vie continuait pour eux obscure, et parcimonieuse du pain de chaque jour.

Les plus âgés ne parlaient guère. L’un de ceux-ci avait peut-être transporté, sur l’impériale de la diligence dont il fut conducteur, mon père et mon grand-oncle. Assis, il regardait l’extrémité de son bâton. Et je me l’imaginais traversant l’ancienne campagne béarnaise par des matins d’été noyés de rosée ; ou je croyais entendre le choc des sabots de ses chevaux au crépuscule quand l’ombre sur l’horizon devient longuement bleue, quand on aperçoit à la lisière d’un bois une lumière vite dépassée. Dans quelles hôtelleries du Jeu-de-l’Oie n’avait-il relayé, parmi les claquements de fouets, les rires des filles, les aboiements des chiens hérissés, avant que de venir trôner sur ce siège inamovible de l’Auberge des douleurs ? Il fumait dans une courte pipe déterre. Parfois, sans mot dire, un compagnon généreux lui passait un paquet de tabac de dix sous éventré.

Pierre fumait aussi, mais des cigarettes qu’il parvenait à rouler très bien avec le moule que Pentecôte était allée lui acheter. La vue de ce petit appareil, qui lui était un cher souvenir, l’attristait : car si Pentecôte ne savait pas que Pierre dût loger non loin d’elle, Pierre ignorait que Pentecôte dût habiter tout près de lui.


VIII



Cependant les deux anges veillaient à la trame de cet amour comme de parfaits tisserands qui ne laissent dans l’ombre aucun des fils d’une belle pièce en confection. Et dans ce but ils se servaient non point d’extraordinaires événements, mais des plus banaux qui fussent en harmonie avec cette humble idylle. Il n’était pas utile, pour unir ces pauvres enfants, de mettre en jeu les rouages complexes qui aident aux alliances des grands de la terre. Ici, point de subtiles diplomaties, point de suite somptueuse, point d’escorte, point d’ambassadeurs solennels qui, dans une île toute sonore de faisans, discutent les termes d’un contrat qui doit rapprocher un roi d’une infante.

Mais tout simplement se trouva exposée, à la devanture d’une boutique, une feuille de papier à lettres. Elle était belle tellement que l’on pensait ne pouvoir y écrire que des compliments bien sentis, à la fin du nouvel an. Les bords de cette feuille de papier étaient brodés comme ceux d’un pantalon de petite fille. Et en tête, une fleur violemment coloriée éclatait, une pensée d’une teinte aussi profonde que celle des pensées de Pascal, et dont le modèle avait été jadis dessiné et peint par une demoiselle âgée qui n’avait pour tous biens que sa misère, comme Notre-Seigneur. Oh ! la magnifique feuille de papier ! Et que cette vieille fille, morte aujourd’hui, qui contribua à la rendre si artistique, s’était bien acquittée de l’ordre que lui avait donné le Ciel pour un futur dessein qui, maintenant, allait s’accomplir !

Cette feuille fleurie, à cet étalage, attendait Pentecôte et Pentecôte l’attendait. La douce orpheline demeura en extase en l’apercevant derrière la vitre. Et, mue par une volonté supérieure, qui était celle de son ange, elle pénétra dans le pauvre magasin et demanda à la marchande :

— Combien vendez-vous cette jolie feuille de papier à lettres ?

Oh ! que ne l’eût-elle payée s’il l’avait fallu et si sa bourse avait été assez garnie ? Elle rougit de joie en entendant :

— Deux sous, mademoiselle.

Et elle emporta le chef-d’œuvre roulé dans un morceau de papier à chandelle. Et elle revint à l’hospice. Et elle entra dans la loge de Pascal à qui elle demanda une plume et un encrier. Et elle déploya la feuille merveilleuse sur un guéridon. Et avant que de la clore dans une enveloppe à l’adresse de Pierre, elle écrivit au-dessous de la pensée peinte :


Mon cher Pierre,

Je vous aime Je pleure parseque je manvai pour être placée pour le linge les col et les manchète de la dame de luzine éternelement dans le ciel.

Pentecôte.


Seigneur, dirent les anges, puisque vous approuvez cette lettre, puisque vous ordonnez que ces deux déshérités s’épousent dans votre Amour infini, bénissez-les.

Et Dieu étendit la main.