L’aveugle de Saint-Eustache/Drames de guerre… Drames d’amour

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Éditions Édouard Garand (10p. 73-76).

XXV

DRAMES DE GUERRE…
DRAMES D’AMOUR !…


— Il faut fuir ! proposa Guillemain… fuir avec Louisette !

— Fuir par où ? interrogea le Frisé. On n’a plus que l’air d’en haut de libre et on n’a pas de ballon pour monter.

— Je pense qu’on est bien pris, cette fois, observa La Vrille. Il n’y a qu’un miracle du bon Dieu qui pourrait nous sortir de c’t’enfer.

Des soldats tirèrent quelques balles sur le groupe des cinq Patriotes sans leur causer de mal. Seul La Vrille sentit la chair de son bras gauche éraflée.

— On n’est pas en sûreté en plein milieu du chemin, dit-il. Si, au moins, on se mettait à l’abri entre ces deux maisons.

Le conseil fut suivi sans retard. Guillemain, suivie de Louisette, entraîna les chevaux dans l’espace qui séparait deux maisons du voisinage abandonnées de leurs propriétaires. Dupont, La Vrille et Le Frisé, toujours avec leurs fusils sans balles, se postèrent de front, face au chemin, prêts à recevoir les premiers coups.

— À c’t’heure, dit La Vrille, il faut se défendre comme on pourra.

La troupe de cavaliers, formée d’une douzaine d’hommes, venait de s’arrêter sur le chemin devant nos amis, à la tête de ce groupe était Félix Bourgeois.

— Rendez-vous ! ordonna-t-il d’un accent brutal.

— Il me semble qu’on est pas mal rendu comme on est là, mon p’tit marchand de rien, gouailla Le Frisé. Cependant on n’est pas encore rendu à bout. Et il se mit à rire.

Félix Bourgeois tira un pistolet passé dans la ceinture qui soutenait son sabre.

— Prends garde, ricana Le Frisé, de te faire bobo avec ça !

— Drôle ! hurla Félix que la fureur enivrait, tu vas aller rire dans l’autre monde ! Et il déchargea son pistolet sur Le Frisé qui, atteint à l’œil droit, tomba comme une masse.

La Vrille et Dupont poussèrent un rugissement et voulurent se jeter sur l’assassin.

Albert Guillemain les contint.

— Arrêtez, dit-il, nous ne sommes pas de force. Essayons de parlementer et de gagner du temps.

Les soldats de l’infanterie arrivaient pour se joindre aux cavaliers. Pendant quelques minutes ils se consultèrent à voix basse. Puis Félix Bourgeois demanda à Guillemain avec un sourire féroce :

— Veux-tu sauver ta vie et celle de ces deux rebelles ?

— Quelle est ta proposition ? interrogea Guillemain avec indifférence.

Livide et chancelante, Louisette se tenait au bras de son fiancé. Félix Bourgeois couvait la jeune fille d’un regard cruel. Il répondit à Guillemain :

— Livre-moi cette fille, et je te donnerai la chance de déguerpir avec tes pareils.

— Te livrer cette jeune fille ? Comment puis-je le faire, puisque je n’ai encore aucun droit sur elle ? répondit Guillemain avec un sourire ironique. Pourquoi ne lui fais-tu pas ta proposition directement.

Louisette jeta à son fiancé un regard d’amour profond, à Félix elle fit voir tout le mépris qu’elle avait pour lui, et elle prononça d’une voix qu’elle voulait rendre forte :

— Moi… me livrer à ce lâche, à ce monstre ? Jamais de la vie ! J’aime mieux mourir !

— Es-tu satisfait de cette réponse ! demanda Guillemain triomphant.

Félix se mit à rire, mais d’un rire qui sentait la fureur et la menace.

— Tu vas le savoir, gronda-t-il. Il fit un signe aux soldats d’infanterie. Dix coups de feu éclatèrent… Guillemain et Louisette, fiancés dans la vie, tombaient sous la pluie des balles, mariés dans la mort.

La fumée de la poudre n’était pas dissipée que La Vrille faisait un bond énorme, arrachait un fusil des mains d’un soldat, tirait presque à bout portant sur Félix. Mais lui avait prévu cet acte d’audace. D’un mouvement rapide il avait enlevé son cheval qui reçut la décharge en plein poitrail. L’animal s’écrasa sur le chemin, hennit doucement et demeura raidi et immobile. Félix avait eu le temps de sauter hors des étriers. Puis, aussi rapidement que La Vrille, il décrocha un second pistolet de sa ceinture, ajusta le jeune homme une seconde et fit feu. La Vrille reçut la balle au cœur… il roula aux pieds de son meurtrier.

— Il n’en reste plus qu’un, et j’aurai bientôt fini de toute cette bande de paysans.

Loin d’être horrifiés par cette boucherie, les camarades de Félix se mirent à rire.

Alors Dupont profita de cette minute de distraction parmi la troupe de rouges : il sauta vivement sur le cheval de Jackson, partit comme un choc d’éclair, traversa la troupe surprise et stupéfaite, disparut dans la ruelle voisine.

— Sus ! sus ! rugit Félix. Prenez-le, vivant ou mort !

Une voix, à cette minute, attira l’attention des soldats. C’était la voix d’un homme. Et cet homme disait avec un accent tranquille où perçait une légère ironie !

— Êtes-vous bien sûr de le prendre, monsieur Bourgeois ? Je vous parie que non ! Je connais le cheval que ce brave monte : c’est le mien.

Félix, qui avait de suite reconnu cet homme, répliqua sur un ton moqueur :

— En ce cas, monsieur Jackson, c’est vous que nous allons prendre !

Jackson ricana, croisa les bras et rétorqua :

— Pas avant, toutefois, que j’aie vengé ceux que vous venez d’assassiner.

— Vous voulez parler des rebelles que j’ai exécutés selon les lois de la guerre ?

— Je parle de trois braves garçons et d’une jeune fille, tous sans défense, que vous avez tués de sang-froid.

— Comme vous l’entendrez, monsieur l’Américain, cela m’est bien égal. Mais une chose sûre et certaine : je vous tiens à cette heure, comme vous m’avez tenu la nuit dernière… c’est mon tour.

Jackson se mit à rire. Puis, d’un geste rapide, il tira un pistolet de sa poche… Mais il avait oublié que Félix était un lâche ; celui-ci, en effet, avait la minute avant fait un signe presque imperceptible à deux soldats qui, après avoir ramper par derrière l’Américain, venaient de se jeter sur lui comme deux dogues enragés. En un clin d’œil il fut désarmé et maintenu solidement.

Félix éclata de rire.

De la troupe des injures grossières volèrent à l’adresse de l’Américain.

Celui-ci allait exprimer tout son mépris, quand un cavalier arriva à toute vitesse, s’arrêta brusquement devant Félix et sauta lestement à terre.

Une exclamation de surprise s’éleva de la meute. Le cavalier, c’était Olive Bourgeois.

Avant que Félix n’eût le temps de prononcer une parole, Olive disait :

— C’est toi que je trouve, enfin !

— Pourquoi me cherches-tu, Olive ?

— Pourquoi !… Tu le demandes ? Je te cherchais pour te dire de mettre fin à toutes ces atrocités. Ce n’est pas une bataille, c’est une boucherie.

— Ordre du général, Colborne, répliqua Félix avec sévérité.

— C’est l’ordre d’un sauvage… À de tels ordres un homme refuse d’obéir !

— Et notre vengeance, Olive… l’oublies-tu déjà ?

— Cette vengeance, tu la pousses jusqu’à la monstruosité. C’est assez… c’est trop ! Arrête-toi… arrête ces bandits ! La voix basse, ardente d’Olive, frémissait.

— Tu le veux ?

— Je l’exige… je l’ordonne !

Félix se mit à rire.

— Soit, répondit-il, je suis satisfait maintenant. Mais de celui-ci, Olive, que vais-je faire ? Avec un rictus haineux il désignait Jackson que trois soldats surveillaient.

Olive vit l’Américain et pâlit.

Vivement elle se pencha vers son frère, et, d’une voix plus basse et sur un ton plus impérieux, commanda :

— Laisse-le s’en aller !

La voix de la jeune fille tremblait, ses regards enflammés laissaient échapper des lueurs étranges, son souffle était court, son sein palpitait. Sa main nerveuse serrait avec une force inouïe le bras droit de Félix. Elle répéta :

— Oui, laisse-le s’en aller celui-là !

Félix considérait sa sœur avec ahurissement.

— Es-tu folle, Olive ?… ta vengeance…

— Je te dis que nous sommes assez vengés. Ordonne à ces hommes de le lâcher !

— Sur les autres, oui… mais lui ?

— Moi, j’y renonce à ma vengeance ; fais comme moi !

— As-tu oublié la nuit dernière ? Oublies-tu sitôt le cadavre de notre père ?

— Ce n’est pas lui qui l’a tué ? plaida Olive avec ardeur.

— Comment le sais-tu ?

— Mon cœur me le dit.

— Ton cœur ?…

— Oui… sa voix est sûre… Je l’entends… Ce n’est pas Jackson qui a tué notre père ! Dis-lui, Félix, qu’il est libre !

— Pourtant, Olive, je lui en veux de m’avoir tenu au bout de son pistolet. S’il n’a pas tué mon père il a voulu me tuer.

— Non… puisqu’il t’a laissé aller en liberté.

— Autre chose, Olive : c’est un rebelle !

— Il est Américain… tu n’as aucun droit sur lui !

— Il m’a menacé tout à l’heure encore… il allait m’assassiner… je me défends !

— Il est sans armes…

— Je l’ai fait désarmer…

— Laisse-le partir, Félix, je le veux ! insista Olive d’un souffle plus court.

— Non, Olive… Tu es folle, je te le répète.

— J’ai toute ma raison…

— Il me tuera plus tard pour se venger !

— Je l’empêcherai de te tuer, Félix. Laisse-le s’enfuir !

Devant l’insistance de sa sœur, Félix s’emporta :

— Olive, je suis ici le chef. Cet homme… ce rebelle, tu entends ? va mourir !

— Pas tant que je vivrai, Félix !

Le regard calme de la jeune fille défait le regard sanglant de son frère.

Félix fut saisi d’une fureur subite. Il repoussa rudement Olive, fit un geste à sa troupe et commanda d’une voix forte :

— Soldats, exécutez cet homme !

— Non… non… arrêtez ! clama Olive. Je vous défends, moi, de commettre ce nouvel assassinat !

Stupéfaits, les soldats hésitèrent l’arme à l’épaule.

Jackson, très pâle, regardait Olive avec une intense curiosité.

Agitée, livide, la jeune fille s’était placée devant le canon des fusils.

— Retire-toi, Olive ! commanda Félix.

— Non, barbare… tue ta sœur !

Elle reculait lentement vers Jackson le couvrant de son corps.

Félix rugit et cria :

— Soit… tirez, soldats !… Non, non, arrêtez !… Pour Dieu… ne tirez pas !

Il s’élança pour tenter d’éloigner sa sœur.

Olive l’arrêta par un geste énergique, farouche. Un pistolet apparaissait dans sa main droite… elle tenait l’arme menaçante braquée sur son frère.

Le jeune capitaine fit entendre une exclamation de rage.

Un silence terrible s’établit.

Olive était près de Jackson.

— Mademoiselle, murmura l’Américain d’une voix émue, pourquoi voulez-vous me sauver ?

— Tu le demandes, Andrew… l’accent de la jeune fille n’était qu’un balbutiement difficilement échappé de son sein en tumulte.

— Oui, pourquoi, Olive ?

Elle ébaucha un sourire mélancolique et répondit d’une voix éteinte :

— Parce que… je t’aime… et parce que je vais mourir !

— Mourir pour moi ?…

— Oui…

— Pourtant… vous me haïssez ?

— Non, non… je t’aimais tout le temps…

Par un mouvement brusque elle écarta les trois soldats, se pencha rapidement à l’oreille de l’Américain et murmura :

— Montez sur mon cheval et partez !… je protégerai votre fuite !

Jackson regarda la jeune fille avec admiration, et avec un sourire tranquille répondit :

— Non, Olive, je ne fuirai pas !

— Pourquoi ?

— Je ne fuirai pas sans vous !

— Sans moi !… Mais on va vous tuer !

— Qu’importe… si je meurs avec vous !

— Quoi ! vous ne m’exécrez donc pas ?

— Moi Olive !… ne sentez-vous donc pas comme je vous aime… comme je vous ai sans cesse aimée !

Un rayon de joie éperdue brilla dans les yeux noirs de la jeune fille…

Durant ce court colloque Félix avait commandé à deux de ses soldats :

— Il faut vous emparer de ma sœur à tout prix. Prenez-la par surprise… par derrière… comme vous pourrez. Je veux la vie de cet homme, et je l’aurai !

À cette minute même une voix dans la troupe disait :

— Qui donc vient de ce côté ?

Tous les regards suivirent le geste du soldat qui venait de parler, et tous les regards virent sur le chemin un grand et mince vieillard s’avancer d’un pas rapide.

Tête nue, les cheveux au vent, l’homme venait avec en ses mains une énorme barre de fer. Des voix prononcèrent avec étonnement :

— L’Aveugle !

Un frémissement parcourut la troupe.

C’était bien l’aveugle, le père Marin, l’ancien forgeron qui venait ainsi.

Il s’arrêta à dix pas des premiers soldats.

Félix Bourgeois l’interpella :

— Que venez-vous faire ici, père Marin ?

Au son de cette voix qu’il reconnaissait bien, l’aveugle redressa davantage sa haute taille et répondit d’une voix sourde :

— Je viens venger mes enfants et mon pays !

Les soldats s’entre-regardèrent étonnés, craintifs.

— Vous êtes fou, père Marin, ricana Félix ; allez-vous-en !

— Je m’en irai après… riposta l’aveugle.

Il leva sa barre de fer et reprit sa marche vers la troupe ébahie.

— Feu ! hurla Félix.

Vingt coups de feu retentirent. Dans la fumée blanche de la poudre l’aveugle continuait d’avancer, menaçant, terrible, brandissant sa barre de fer.

Une épouvante mystérieuse s’empara des soldats.

— Feu encore ! vociféra Félix.

Au lieu d’obéir, les soldats reculèrent, s’écartèrent devant la barre de fer qui commençait son œuvre de vengeance. Ceux des habits rouges qui ne purent s’écarter assez vite tombèrent sous les coups redoutables de l’arme vengeresse.

Alors, Félix poussa un rugissement de rage, il bondit, se rua, le sabre à la main, et de toute sa force il frappa de ce sabre la tête de l’aveugle.

Étourdi par le dur choc, le père Marin échappa sa barre de fer, chancela, tomba.

Félix fit entendre un cri de joie sauvage. Avec un air triomphant il se tourna vers ses soldats, vers sa sœur. Mais Jackson était là encore… Jackson qu’Olive retenait à grand-peine… Jackson qui voulait punir le crime odieux de Félix Bourgeois. Et lui, enivré par sa haine, enivré par le sang déjà versé, enivré par le carnage, cria :

— Soldats ! à cet homme maintenant ! Et si ma sœur ne s’écarte pas… eh bien !…

Il allait donner l’ordre d’exécuter sa sœur… Cet ordre s’étouffa dans sa gorge : car alors il se passa une chose inouïe.

L’aveugle s’était relevé tout à coup… il s’était relevé avec sa barre de fer aux mains. Puis, rapide comme la foudre, et comme s’il eût été guidé par une main surnaturelle, il avait asséné un coup… un rude coup sur la tête du capitaine.

Et, cadavre, il avait roulé sur le cadavre de son ennemi.

L’aveugle avait vengé ses enfants… il avait vengé sa Patrie !

 

Et pendant que les Rouges demeurent épouvantés devant la vision sanglante de ce drame, au loin, un coursier lancé au galop emporte, dans les bras l’un de l’autre, vers l’amour, vers le bonheur, Olive Bourgeois et Andrew Jackson.

FIN