L’aveugle de Saint-Eustache/La lionne

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Éditions Édouard Garand (10p. 44-48).

XVI

LA LIONNE


C’est un grenier noir et puant, n’ayant de jour que par une vitre poussiéreuse enchâssée dans les planches du pignon. Au centre de ce repaire, près du trou qui y donne accès, un homme de taille ordinaire ne peut se tenir debout : et du moment qu’on s’éloigne de ce centre il faut ramper pour ne pas se frapper le front aux solives de la toiture. C’est en rampant que Thomas se dirige vers un grabat qu’on distingue vaguement dans un angle. Sur ce grabat Louisette est étendue, immobile, pâle, échevelée, plongée dans une léthargie profonde. Thomas rampe au travers de vêtements sales de haillons visqueux éparpillés ça et là sur le plancher craquant. Il rampe et ricane. Sa respiration rauque ressemble peut-être au sifflement d’une vipère serpentant au travers des herbes vers une proie qu’elle a flairée. Et dans la demi-obscurité de l’antre crasseux les yeux de l’effrayant personnage brillent sinistrement.

On peut l’entendre murmurer ces paroles :

— Ah ! on veut faire sa fière ?… Eh bien ! moi, Thomas Vincent, je te déclare, ma poulette, que tu t’appelleras bientôt « la femme à Thomas » ! Oui, oui, ma p’tite, tu seras ma femme, car je saurai bien t’y contraindre !

Son ricanement se prolonge affreusement. Il arrive ainsi au grabat. Il perçoit nettement le visage décomposé de la jeune fille, ses beaux cheveux défaits dont la masse dorée et lourde s’écrase sur l’oreiller dur et malsain. Il voit cette petite bouche d’ange, qui n’a connu jusque là que le sourire de l’enfant heureux, dont les lèvres ont maintenant perdu leur pur incarnat et sur lesquelles la souffrance et la détresse ont posé leur empreinte. De ses yeux ronds, luisants, le monstre dévore cette proie facile, il sourit avidement, il pourlèche ses lèvres infectes. Il étend sa main aux doigts crochus… une main qu’il va — ô profanation ! — poser sur cette vierge…

Mais d’en bas un bruit indistinct monte. Le monstre tressaille, retient sa main sacrilège, prête l’oreille. Le bruit a cessé. Mais l’homme entend une voix faible qui appelle comme dans un murmure de rêve :

— Louisette !… Louisette !…

Inquiété par cet appel inattendu de l’aveugle, Thomas revient vivement vers le trou, se penche et jette sur le canapé un regard perçant. Le père Marin est encore là ; il dort étendu sur le dos, et sa respiration lourde et difficile ressemble au râle d’un agonisant.

Thomas grimace son sourire affreux et dit à voix basse :

— Toi le vieux, fais pas de bêtise, hein !… Rêve tant que tu voudras à ta Louisette, mais ne bouge pas de là, tu m’entends ?…

Son rictus infâme complète sa pensée, et de nouveau il rampe vers le grabat.

Il ne va pas loin cette fois. Au dehors les sabots d’un cheval ont résonné : quelqu’un vient de s’arrêter devant sa porte. Thomas grogne un juron et s’apprête à descendre. Il s’arrête pour écouter : la porte, en bas, vient de craquer sous un heurt violent.

Au même instant du dehors une voix féminine et impérieuse cria :

— Thomas !

Les yeux de l’homme étincelèrent de fureur… il avait reconnu Olive Bourgeois.

— Qui est là ? demanda-t-il pour se donner le temps de descendre et de retirer l’échelle.

— C’est moi… Olive, répondit la jeune fille. Elle ajouta sur un ton qui n’était pas tout à fait rassurant : ouvre ta porte vite, si tu ne veux pas que je l’enfonce !

— On y va, on y va, mademoiselle Olive. Rien qu’une p’tite minute… le temps de déposer ce pauvre vieux sur le canapé. Ah ! Seigneur… il est bien mal, le pauvre homme…

Pendant qu’il prononçait ces paroles avec un sourire très ironique, croyant donner le change à la jeune fille dehors, Thomas laissait retomber la trappe, sur le trou du plafond, descendait l’échelle et s’apprêtait à la retirer, lorsqu’il demeura immobile, frémissant, l’œil rivé par l’épouvante sur sa fenêtre. Dans cette fenêtre il venait d’apercevoir, collé à une vitre, le visage terrible d’olive Bourgeois.

Mais il se remit bien vite, fit entendre un lire saccadé, et se dirigea vers la porte en disant d’une voix mielleuse :

— Entrez, mademoiselle Olive, entrez… votre serviteur…

Le premier regard d’Olive en entrant tomba sur l’aveugle endormi. Elle s’approcha du canapé, considéra un moment ce vieux avec une sorte de pitié et de mépris ; puis, haussant les épaules, elle revint vers Thomas qui s’appliquait à donner à sa physionomie l’air le plus benêt et le mieux inoffensif.

De son regard clair et perçant la jeune fille examina pendant quelques secondes l’être grossier et vil dont elle devinait tous les bas instincts. Puis elle demanda avec un calme effrayant :

— Qu’as-tu fait de la paysanne ?

Le satyre ricana.

— J’en ai eu bien soin, comme vous me l’avez recommandé, répondit-il avec une humilité feinte.

— Prends garde de me mentir, au moins ! gronda Olive, qui de sa cravache battait fébrilement la jupe de son amazone.

— Je te dis la vérité !

— Prends garde ! te dis-je, répéta la jeune fille d’un air si menaçant que ses dents blanches et aiguës brillèrent comme les dents d’une louve. Je t’ai défendu de toucher à cette fille, ajouta-t-elle ; car en la touchant du bout de tes doigts seulement, tu la salirais.

— Pour qui me prenez-vous ? s’écria Thomas que la fureur commençait à faire trembler.

— Pour ce que tu es, répliqua froidement Olive ; c’est-à-dire un coquin de la plus basse espèce.

Et comme Thomas esquissait un geste de colère :

Oh ! ne te rebiffe pas, ça ne servirait de rien. Oui, je te prends pour ce que tu es… Tu m’as menti tout à l’heure !

— Hein !…

Tu as voulu me tromper : je t’ai vu par cette fenêtre redescendre du grenier. Qu’as-tu fait à cette fille ? Réponds, misérable !

— Ah ! par exemple, on va voir si vous allez me traiter comme ça ben longtemps dans ma maison…

Thomas, avec un grincement de fauve, se précipita vers la table, saisit un coutelas à boucherie, revint menaçant et terrible.

Olive ne bougea pas. Elle se contenta de rire. Thomas se rapprocha la main demi levée, l’œil sanglant, la bouche tordue par la haine.

— Que veux-tu faire de ce couteau ? interrogea Olive sur un ton placide.

— Tu vas le savoir, fille maudite ! gronda Thomas. Et tout à coup il bondit…

Mais il s’arrêta net, puis recula avec un rugissement de douleur. Il échappa son couteau et porta vivement une main à sa joue droite sur laquelle apparaissaient quelques gouttelettes de sang. Car d’un coup sec de sa cravache Olive avait cinglé la figure du monstre.

— Brute ! s’écria Olive, est-ce de la sorte que tu agis avec les femmes ?

Thomas s’était reculé jusqu’au canapé sur lequel reposait le père Marin. Il n’était pas dompté encore. Tandis que d’une main il essuyait le sang de sa joue, tandis que ses yeux jaunes étincelaient de lueurs terribles, tandis qu’Olive ramassait le coutelas qu’elle rejetait sur la table, de l’autre main Thomas doucement décrochait du mur un fusil…

Olive l’aperçut à temps. D’un bond elle fut sur la brute, et pour la deuxième fois la cravache vola, siffla et fendit la joue gauche du misérable. Le fusil tomba par terre. Avec un cri effroyable Thomas s’écrasa sur un genou. Chancelant, serrant de ses deux mains sa face violacée et sanglante, il se mit à hurler de douleur.

La jeune fille le considéra un moment avec un suprême mépris ; puis d’une voix dure elle commanda :

— Relève-toi, lâche, et retiens bien ceci : à l’avenir tu m’obéiras. Cette obéissance, je te la paye assez cher, je pense, pour que tu me la donnes tout entière et sans rechigner. Maintenant, réponds-moi !

— Parlez, mademoiselle Olive, Larmoya Thomas, qui se levait tout penaud et très humble.

— Qu’as-tu fait de Louisette ?

— Rien, vous dis-je. L’accent de Thomas parut si sincère cette fois que la jeune fille fut satisfaite.

— Rien, soit. Néanmoins tu méditais des projets criminels, innommables… parle !

Thomas baissa la tête et répondit d’une voix hésitante :

— J’avais espéré… en faire… ma femme !

Olive se mit à rire avec mépris.

— Ta femme… de cette jeune fille ?… Mais ce serait encore un crime monstrueux. Écoute, ajouta-t-elle sur un ton concentré. Lorsque je t’ai confié cette jeune fille, je t’ai dit que sa personne était sacrée. Je t’ai dit qu’elle devait être respectée. Je t’ai dit qu’il fallait seulement l’empêcher de s’enfuir. Et je t’ai dit que tu m’en répondais sur ta tête. Est-ce vrai ?

— Oui, mademoiselle Olive.

— Bien, que cela soit donc définitivement compris ! D’ailleurs je vais bientôt te débarrasser de cette charge. J’ai découvert un endroit plus sûr que ta chaumière. Il est temps, je pense : car un de mes ennemis est tout probablement sur la trace de Louisette. J’ai cru le voir rôder de ce côté. Aussi vais-je prendre des mesures immédiates. Je reviendrai ce soir et te dirai ce que j’attends de toi. J’aurai peut-être de nouvelles instructions. Je veux donc être sûre que tu seras ici entre huit et neuf heures, et que Louisette y sera aussi. À propos, as-tu besoin d’argent ?

— Oh ! quelques écus seulement, répondit le monstre avec un sourire cupide ; car ma bourse par ces temps durs ne profite guère.

Olive tira une bourse et en vida le contenu sur la table.

— Prends ! dit-elle. Si je suis contente de toi, tu en recevras bientôt davantage.

Thomas, d’un bond, fut à la table, saisit l’argent et le fit disparaître dans sa poche avec une rapidité merveilleuse.

— À présent, reprit Olive, dis-moi comment il se fait que je trouve l’aveugle ici ?

— C’est une surprise qu’il m’a faite, et une peur en même temps, ricana Thomas.

Il narra l’arrivée imprévue du vieillard qui, comme il l’avait exprimé, était venu chercher sa petite-fille.

Et Thomas ajouta avec un sourire narquois :

— Il m’a parlé d’une vision… d’un rêve qu’il a eu… Mais j’ai si bien joué mon rôle d’innocent, que le vieux s’est empressé de me faire ses excuses. Comme il était bien fatigué, je lui ai donné un p’tit coup à boire, et il s’est endormi. Depuis, je me demande ce que je vais en faire.

— Laisse dormir ce pauvre vieux. Ce soir nous aviserons sur son sort. Oui, ce soir, je reviendrai… Oh ! ajouta-t-elle avec un sombre sourire, je crois que je tiens ma vengeance pour tout de bon !

Puis tout bas, comme se parlant à elle-même, elle prononça d’une voix âpre :

— Ô toi, Guillemain, qui as méprisé mon amour… Toi, Jackson, qui m’as humiliée ! Vous tous, incendiaires, rebelles, prenez garde ! De même que vous avez brisé par l’amour et la haine, par l’amour et la haine vous serez brisés ! Vous avez détruit par le feu, par le feu vous serez détruits à votre tour ! Dent pour dent, œil pour œil !

Olive secoua sa tête altière, elle marcha violemment, lionne rugissante devant Thomas qui la couvait d’un regard sournois, elle dit :

— Je pars. D’ici à l’heure que je reviendrai je te recommande de n’ouvrir ta porte à personne. Quand ce serait au nom du roi, n’ouvre pas. Laisse l’ombre régner dans ta chaumière, n’allume pas ta bougie. Et surtout, méfie-toi de toucher à cette jeune fille qui est là-haut !…

Et fière, hautaine, Olive s’en alla.

Alors Thomas se redressa, brandit un poing menaçant, et avec un juron, louchant, grimaçant, il prononça d’un accent rauque :

— Oh ! fille maudite, prends garde, toi aussi ! Car j’aurai mon tour !…

Puis saisissant à pleines mains sa face ensanglantée par la cravache d’Olive, il se laissa choir sur un escabeau. Les coudes sur les genoux, il se mit à pleurer de rage et de haine impuissantes.

Une heure s’écoula. Là-haut, dans l’infect grenier nul bruit. En bas, dans la noirceur lourde qui emplissait la chaumière, on ne percevait que le râle de l’aveugle et les rugissements étouffés de Thomas qui n’avait pas bougé. Au dehors, un vent du nord-est s’était élevé ; puis il s’était mis à souffler par rafales si violentes que la hutte branlait et craquait. Une neige fine et froide commençait à tomber. Dans la chaumière le froid pénétrait, poussé par le grand vent au travers des planches disjointes ; la cheminée ne pétillait plus de ce bon feu qu’y avait trouvé l’aveugle. Thomas, abîmé dans ses noires pensées, ne songeant qu’à sa haine et à ses projets de vengeance, demeurait insensible au froid.

Une autre heure venait de s’écouler… il pouvait être environ huit heures.

On frappa à la porte.

Thomas sursauta, se leva et demanda d’une voix enrouée :

— Eh ben ! qu’est-ce qu’on me veut ?

— Ouvre ! commanda la voix bien connue d’Olive.

Thomas obéit. Blanche de neige Olive entra et referma elle-même la porte, mais pas si vite que Thomas n’eût aperçu devant son logis une carriole attelée d’un cheval vigoureux et impatient, que maintenait un homme enveloppé de fourrures.

En entrant Olive secoua la neige de son manteau et dit d’une voix brève :

— Allume une bougie, Thomas, et suis-moi !

— Où voulez-vous aller ? interrogea Thomas un peu inquiet.

— Tu vas le savoir. Allons, obéis !

Thomas s’exécuta.

Puis Olive appliqua l’échelle sous le trou du plafond. À la clarté de la bougie qu’il venait d’allumer, Thomas remarqua que la jeune fille portait sous le bras gauche une couverture de laine noire… il crut comprendre ou deviner les projets d’Olive.

— Viens ! dit encore la jeune fille en grimpant à l’échelle.

Thomas la suivit au grenier, et là il put la voir se diriger vers le grabat sur lequel Louisette dormait toujours de son sommeil léthargique. Olive avec mille précautions roula Louisette dans la couverture de laine, la souleva dans ses bras et revint vers l’ouverture de la trappe. Malgré lui Thomas admirait la souplesse et la vigueur d’Olive, et jamais il n’avait encore supposé tant de force musculaire dans ce corps humain si délicat et si fragile. Mais descendre par l’échelle abrupte et branlante avec un tel fardeau n’était pas chose si facile, même pour une femme comme Olive. Aussi Thomas demanda-t-il d’un ton timide :

— Si vous voulez un coup de main, mademoiselle Olive ?…

— Non ! interrompit durement la jeune fille. Éclaire-moi seulement.

Elle s’engagea dans l’échelle. Une main crispée sur le bord du trou, l’autre supportant Louisette, elle descendit. Quand son pied toucha le plancher de la chaumière elle se détourna et dit :

— Et à présent, Thomas, bonsoir ! Sa voix avait quelque chose d’ironique que Thomas crut saisir.

Il grinça des dents.

Olive se dirigea vers la porte. Mais avant d’ouvrir cette porte elle parut se raviser et s’arrêta pour ajouter :

— Demain, Thomas, je te donnerai de nouvelles instructions.

Sur le dernier barreau de l’échelle Thomas s’était arrêté, livide, grimaçant, effrayant, sous les lueurs blafardes et tremblotantes de la bougie qu’il élevait au-dessus de sa tête pour mieux voir Olive. Et il regardait la jeune fille fixement, sans un geste, sans un mot, comme s’il eût été statufié.

Olive fit entendre un ricanement sardonique.

Thomas tressaillit… et pour ne pas laisser voir les sentiments haineux et sanglants que ses regards lançaient comme des éclairs, il ferma les yeux un moment. Puis il entendit une porte claquer… Dehors, mêlé aux gémissements de la rafale, un commandement retentit, un traîneau grinça sur la neige, et ce ne fut plus que le silence nocturne troublé seulement par les sifflements de la tempête.

Thomas, alors, poussa un cri rauque. Il s’élança vers la table, déposa la bougie, s’empara d’un coutelas — celui dont il avait menacé Olive — saisit à la hâte sa blouse et son bonnet de laine, et sortit. En s’engouffrant par la porte le vent souffla la bougie. Dehors, dans la bourrasque et la neige, Thomas examina la route. Mais le brouillard de neige obscurcissait sa vue. Néanmoins, il finit par découvrir les traces d’un traîneau que la neige nouvelle peu à peu effaçait, et ce traîneau allait vers Saint-Eustache.

Thomas rugit, prononça un blasphème, brandit dans la tempête qui semblait augmenter de violence un poing menaçant, et s’élança à la poursuite du traîneau invisible.