Aller au contenu

L’aveugle de Saint-Eustache/La vision de l’Aveugle

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (10p. 42-44).

XV

LA VISION DE L’AVEUGLE


Qu’était donc devenu l’aveugle ?

Depuis la disparition de sa petite-fille, le père Marin était très malheureux, même avec tous les bons soins et les attentions d’Aubertine Jobin.

Un après-midi, selon sa coutume, il s’était rendu à l’église faire sa visite au saint sacrement. Il s’y trouvait seul. Agenouillé et courbant sa tête blanche il suppliait, avec une ferveur nouvelle, Dieu de lui faire retrouver l’enfant qu’il pleurait. Tout à coup il tressaillit violemment, leva la tête et se mit à regarder fixement devant lui. Les paupières de ses yeux morts s’agrandissaient démesurément, les traits de son visage s’imprégnaient de stupeur, et ses deux mains se levaient pour se tendre avec effort vers quelque chose d’invisible et d’insaisissable.

Le père Marin vivait dans une vision miraculeuse ! Non loin du village et dans une triste masure il voyait sa Louisette… sa petite Louisette qui pleurait, qui lui tendait les bras, qui lui criait :

— Grand-père, venez me chercher bien vite… je suis si malheureuse !

Juste à ce moment un homme survenait, un vilain à face grossière, repoussante… une sorte de satyre n’ayant que jurons sur les lèvres, avec des yeux jaunâtres dans lesquels on pouvait lire tous les vices. Cet homme, ce satyre, levait sa main sale et crasseuse, et frappait brutalement la jeune fille. Un cri emplissait la masure, Louisette roulait sur le plancher et des sanglots convulsifs secouaient sa poitrine à la briser. L’Aveugle regardait, médusé, épouvanté. Il demeurait là, à genoux, immobile comme les statues qui, du haut de leurs niches et dans l’ombre du temple, semblaient laisser tomber sur le vieillard un regard de considération. Puis la vision disparut.

Avec un sursaut, comme un malade au sortir du cauchemar, le père Marin se mit debout. Du revers de sa main tremblante il essuya les sueurs qui inondaient son front livide, saisit son bâton, son chapeau, et d’un pas chancelant et incertain, en tâtonnant du bout de sa canne, il quitta le saint lieu.

Sur la rue, au lieu de diriger ses pas vers son logis, il prit la direction opposée. Était-ce par mégarde ?… Agité, nerveux, voulant aller plus vite que le lui permettaient sa cécité et ses vieilles jambes, répondant à peine au « Bonjour, père Marin », de quelques villageois croisés au hasard, l’aveugle s’engagea sur la grande route. Il marchait plus vite maintenant et plus hâtivement : comme guidé par une main invisible. Il fit la rencontre de deux cavaliers. Il entendit l’un d’eux dire à son compagnon :

Tiens, c’est le père Marin !

— Qu’est-ce que c’est que le père Marin ? demanda l’autre.

— N’en as-tu pas entendu parler ?… C’est, l’aveugle de Saint-Eustache.

Le père Marin sourit placidement… les cavaliers étaient déjà passés.

Plus loin il s’écarta de la route pour faire place à un traîneau. Une voix jeune cria :

— Tiens ! où est-ce que vous allez par-là, père Marin ?

— Oh ! répondit l’aveugle avec un sourire candide, je vais seulement faire un petit tour pour me dégourdir les jambes.

Le traîneau s’éloigna, tandis que l’aveugle poursuivit son chemin vers l’inconnu.

Était-ce bien vers l’inconnu ?…

Après une bonne heure de marche, le père Marin s’arrêta devant la chaumière de Thomas Vincent. Du bout de son bâton il tâta le terrain autour de lui, et d’un pas presque sûr il se dirigea vers la porte qu’il heurta rudement.

— Qui va là ? demanda de l’intérieur une voix rogne.

— Ouvre ! commanda l’aveugle.

— Ohé ! là, l’homme, fit la même voix qui était celle de Thomas, t’as l’air de parler en maître, sais-tu, comme si je ne comptais pas ?

— Ouvre quand même ! ordonna l’aveugle sur un ton qui n’avait pas l’air de vouloir plaisanter.

Une kyrielle de jurons se fît entendre, le plancher de la masure craqua sous la pesée d’un pas lourd, la porte s’ouvrit.

— Oh ! oh ! s’écria Thomas avec surprise et en reculant comme s’il eût peur. Est-ce possible que c’est vous, père Marin ?

— Ma petite-fille… balbutia la voix tremblante de l’aveugle qui vivement pénétra dans la hutte. C’est ma petite Louisette que je viens chercher, ajouta-t-il sur un ton plus ferme.

— Hein ! votre p’tite-fille ! s’écria Thomas en simulant un accent étonné qui frappa l’aveugle. Mais en même temps Thomas lançait vers une ouverture pratiquée dans le plafond un regard inquiet.

— Oui, oui, Louisette… Elle est ici, je le sais… Et cette fois la voix du vieux paraissait moins assurée.

— Ah ! ben, par exemple… La figure grimaçante et laide de Thomas exprima presque de la peur. Mais il sut conserver à sa voix l’accent de la surprise et lui donner un ton doucereux :

— Mais dites-moi donc, père Marin, qui vous a conté une pareille blague ?… Tenez, asseyez-vous un peu. Venez vous chauffer. Vous tremblez comme une feuille. Vraiment, si ç’a du bon sens de vous faire marcher comme ça pour rien… pour rire… Oui, c’en est une farce que me plairait !… Mais, oui, père Marin, vous tremblez de tous vos membres… Approchez-vous du feu !

Le vieillard tremblait fortement, en effet. Ce n’était pas de froid, mais de fatigue et de désespoir. Sa petite-fille n’était pas chez Thomas, comme il en avait eu la vision. Car la surprise de Thomas, son étonnement suffisait au père Marin : sa vision n’avait été qu’un rêve ordinaire ! Il avait honte, à présent, d’avoir un moment suspecté celui qui le recevait avec tant de cordiale bonhomie. Il s’assit lourdement sur un escabeau que lui avait approché Thomas, pencha sa tête blanche et murmura d’une voix craintive et douloureuse à la fois :

— Pardonne-moi, Thomas… je suis fou…

— Oh ! il n’y a pas de faute, père Marin, dit Thomas avec un sourire mauvais. Et d’une voix mielleuse, compatissante, il ajouta : c’est la douleur et l’inquiétude… je comprends ben ça, allez. Quand on a perdu quelque chose de cher… Tenez ! père Marin, si on prenait un p’tit verre pour vous remettre ?

— Je ne te refuserai pas, Thomas, car je me sens bien mal.

— C’est ben ce que j’me disais. Une minute seulement… je monte et je descends…

En hâte Thomas appliqua une courte échelle au trou du plafond, grimpa, fit tomber une trappe bien doucement, sans bruit, sur l’ouverture, et redescendit.

— Tiens, dit-il, ce que je fais là !… Ma bouteille était sur la table et je ne la voyais pas. Comme on est bête des fois.

Au milieu des débris de mangeaille, on pouvait apercevoir sur la table un flacon à moitié rempli d’une liqueur quelconque, Thomas, avec un sourire sardonique qui entr’ouvrait sa bouche édentée, s’était approché de la table et avait pris le flacon.

Louchant de côté et d’autre il ajouta du ton le plus naturel :

— Bon ! si j’peux seulement vous trouver un gobelet propre.

— Ah ! tu sais, Thomas, pas de cérémonies avec moi ! dit l’aveugle toujours confiant et plongé dans ses sombres pensées.

— Tiens ! en v’là justement un. Et ce disant Thomas tirait d’une armoire une petite fiole remplie d’un liquide dont il laissa tomber quelques gouttes dans un gobelet. Puis il replaça vivement la fiole dans l’armoire, prit le flacon sur la table et acheva de remplir le gobelet. Cela fait, il revint au père Marin et disant d’un accent très débonnaire :

— Tenez ! buvez-moi ça, père Marin, et vous m’en direz des nouvelles.

L’aveugle avança une main tremblante, saisit le gobelet et le porta à ses lèvres.

— Oui, c’est bon… bien bon… dit-il après avoir goûté à la liqueur offerte. Puis il vida le gobelet.

— Hein ! fit Thomas avec un sourire narquois, c’est pas de la contrebande… Vous allez voir tout à l’heure…

— T’as raison, Thomas, c’est mieux que de la contrebande… Je sens que ça chauffe déjà… Oh ! ça ne me fera pas de mal !

— J’crois ben que ça vous fera pas de mal… Attendez encore, vous allez voir.

Le sourire de Thomas devenait diabolique.

Il revint à la table se vida plein un gobelet de liqueur sans y mettre, bien entendu, du liquide de la petite fiole, et dit :

— À votre santé, père Marin !

— Oui, oui, à ta santé et à la mienne, Thomas.

Ce dernier, après avoir fait claquer sa langue et cligné un œil narquois vers l’aveugle, approcha un escabeau et dit :

— À présent, si on fumait une pipe, père Marin ?

— Oui, oui, Thomas, bredouilla le vieux, si on fumait une bonne pipe…

— Tenez ! voici ma blague… Voulez-vous charger ?

— Voui… voui… mon bon Thomas, bégaya plus faiblement le vieillard, tandis que sa tête déjà lourde inclinait d’un côté et de l’autre. Il ajouta difficilement :

— Tu sais, mon bon Thomas… je ne pourrai pas rester longtemps… on va m’attendre à la maison. Ah ! ce que je m’endors, Thomas !…

— C’est la fatigue, père Marin… votre marche…

— Voui… voui… je suis bien fatigué. Ça fait une bonne marche… j’pensais pas que c’était si loin… Mais ma vision, vois-tu… j’ai fait un rêve, Thomas, et j’voyais…

La tête blanche du vieux s’inclina brusquement en avant. Il mit ses coudes sur ses genoux et prit son front dans ses deux mains : puis il murmura comme un vagissement d’enfant :

— Louisette…

Ce fut tout. Le père Marin demeura immobile… il dormait.

— Bon ! ça y est ! dit Thomas en se levant. Maintenant, vieux, ajouta-t-il d’une voix avinée et méprisante, on va te coucher en attendant qu’on se débarrasse de ta vieille carcasse. Car c’est embêtant de venir comme ça gêner mes amours !

Il ricana lugubrement ; puis il enleva le vieillard et alla le déposer sur une sorte de canapé dans un coin de la masure.

L’être ignoble se mit à rire et dit à mi-voix :

— À c’t’heure on va aller voir si notre p’tite femme manque de rien…

Il alla se vider un deuxième gobelet de liqueur qu’il but avec un sourire de satisfaction, verrouilla solidement sa porte, jeta par l’étroite et unique fenêtre un regard inquisiteur sur la route, puis il monta l’échelle et disparut.