L’aveugle de Saint-Eustache/La vengeance des Patriotes

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Éditions Édouard Garand (10p. 31-34).

XI

LA VENGEANCE DES PATRIOTES


Ce qui se passait ?… C’était le châtiment des traîtres à la cause des Patriotes canadiens.

En apprenant l’enlèvement de Louisette de la bouche de son grand-père à l’auberge du père Moulin, nos amis, on se le rappelle, étaient partis en toute hâte pour se rendre à la maison de la forge, et, de là, rattraper peut-être les ravisseurs.

— Mort aux voleurs de femmes ! avait hurlé Dupont.

— Mort aux bandits ! avait rugi Le Frisé.

Guillemain, Octave et Georges Marin, en tête couraient, gardant un silence sombre.

Au fur et à mesure qu’ils descendaient la rue, des villageois sortaient précipitamment de leurs maisons et se joignaient à nos amis. Si bien qu’une fois rendue à la maison du père Marin, la bande pouvait compter au moins une trentaine de patriotes ardents. Là, on dut s’arrêter. Quelle direction avaient prise les ravisseurs de Louisette ?… Personne ne pouvait donner réponse à cette question.

La Vrille dit :

— Je sais peut-être moi, qui pourrait nous renseigner…

Avec un juron Octave dit à son tour :

— Je le sais peut-être moi aussi !

— Certes, nous pouvons le savoir en allant le demander aux traîtres ! cria Albert Guillemain.

— Des traîtres !… murmurèrent quelques voix étonnées dans la bande des Patriotes rassemblés.

Oui, il y a des traîtres dans Saint-Eustache, affirma Guillemain, et nous les connaissons !

— Nomme-les donc, pour voir ! commanda un patriote.

— On peut leur faire leur affaire ! prononça un autre sur un ton très menaçant.

— Sans que ça prenne gout-de-tinette non plus ! clama encore un autre.

Et vingt voix de crier :

— Parle, Guillemain, parle !

— Eh bien, oui, je parlerai ! Les traîtres… ce sont le sieur Siméon Bourgeois, son fils et sa fille !

Une clameur d’indignation s’éleva.

Un patriote hurla :

— Chez Bourgeois !

Puis d’autres tour à tour :

— C’est lui qui a dénoncé Chénier !

— C’est lui qui a voulu le faire arrêter !

— C’est lui qui a fait enlever Louisette !

— C’est lui qui nous fera tous pendre, s’il peut !

— À mort le traître !

— Qu’on brûle le maudit dans son trou !

Enflammée par ses propres clameurs, la bande tout entière s’élança vers la maison du commerçant. Des enfants, très amusés, couraient au travers de ces hommes terribles. Des femmes suivaient échevelées, criant, gesticulant. Et toute cette foule, farouche, hurlante, roula comme une vague géante soulevée par un vent de tempête jusqu’à la porte du commerçant.

Du sein des clameurs vibrantes un cri retentit plus fort :

— Qu’on brûle la tanière du vieux loup !

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Le vacarme devenait ouragan…

Octave Marin et Guillaume tentèrent un moment de calmer les esprits, proposant d’aller auprès du sieur Bourgeois et lui demander des aveux complets.

Mais les cris recommençaient aussitôt :

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Stupéfaits d’abord par l’arrivée subite de cette masse menaçante, épouvantée ensuite, le commerçant et son fils barricadèrent leur porte. Ils refusèrent même de parlementer avec Guillemain et Octave Marin.

L’ouragan grandissait… C’était une furie monstrueuse aux cris répétés :

— Qu’on brûle !…

Et dans les premières ombres du soir on pouvait voir déjà des Patriotes se faufiler dans les cours… marcher vers les dépendances.

C’est alors que survinrent le curé et son vicaire. Puis, ce fut Chénier. Tous trois essayèrent d’apaiser cette foule, de discuter avec elle, de l’empêcher de commettre une monstruosité, un acte de sauvagerie. Mais les Patriotes étaient devenus tout à fait sauvages aux mots entendus de « traîtres ». Quelqu’un avait prononcé : « Il y a des traîtres dans Saint-Eustache ! » Cela avait suffi pour opérer la transformation. Et les Patriotes ne voulaient plus rien entendre que leurs propres paroles :

— Qu’on brûle !… Qu’on brûle !…

Les femmes elles-mêmes, agitant des balais, des ustensiles de cuisine, brandissant des bâtons, criaient plus fort que leurs hommes :

— Qu’on brûle !…

Et les enfants, riant ou pleurant, répétaient sans trop comprendre :

— Qu’on brûle !…

Et alors, comme pour obéir à ce commandement réitéré de la bande, une lueur de flamme jaillit tout à coup à l’arrière de la maison, vers les hangars ; cette lueur un instant crépita, s’agrandit, puis s’effaça pour laisser monter vers le ciel une colonne de fumée noire.

Un formidable rugissement fit trembler la nuit :

— Le feu !

L’abbé Paquin et le docteur Chénier s’élancèrent vers la cour dans le dessein d’arrêter l’incendie qui commençait. Chénier avait commandé d’une voix tonnante :

— Par ici les hommes de bonne volonté !

Personne ne bougea. La foule criait toujours :

— Qu’on brûle les renégats !

Obéissant à cette sommation nouvelle une deuxième lueur éclata sur un autre point de la cour : l’écurie et un hangar prenaient feu.

— Il y eut des trépignements de joie, des applaudissements frénétiques parmi la foule massée dans la rue sombre.

— Qu’on brûle les traîtres ! rugissaient encore des voix âpres et farouches.

Au premier étage de la maison des fenêtres s’empourprèrent soudain… une d’elles éclata, des parcelles de vitre volèrent sur la foule enthousiasmée… Durant un moment un silence se produisit, et l’on put entendre un sourd bourdonnement, puis des craquements de lambourdes et de solives, et, tout à coup, comme une énorme pièce pyrotechnique qui éclate, un jet de flamme perça le toit et s’élança haut vers le firmament. À présent le feu était à tous les bâtiments du marchand.

Dans la rue les clameurs reprenaient…

Mais à mesure que grandissait l’incendie les maisons et bâtiments du voisinage, sous l’ardente chaleur, menaçaient de prendre feu à leur tour. Cela fut compris. Et tout ce monde qui, de la parole ou du geste, s’était fait les incendiaires se mit en devoir de protéger les constructions voisines. D’aucuns grimpaient sur les toits, d’autres apportaient des seaux remplis d’eau, d’autres encore construisaient à la hâte des échelles : tous et chacun, sous la direction de Chénier et de l’abbé Paquin, travaillaient avec une vive ardeur à sauver du désastre les propriétés avoisinantes. Heureuse chance que le vent eut tombé : car alors c’eût été une conflagration générale, et le village de Saint-Eustache eût été rasé. Mais la faute commise par les Patriotes ce jour-là allait recevoir de Dieu son châtiment : bientôt le vieux brûlot Colborne viendrait brûler à son tour. Ce militaire avait surtout la science de brûler, et on le redoutait sous ce rapport. On possédait le catalogue de ses exploits, et partout où il marchait, lui ou ses séides, on savait que ses mains rougies du sang de ses victimes traînaient la torche incendiaire.

Si donc il était trop tard pour réparer leur crime, et si déjà le remords pénétrait dans les consciences, il faut rendre cette justice aux Patriotes qu’ils se dévouèrent avec la plus grande prodigalité pour empêcher que leur œuvre de destruction ne s’étendit plus loin.

Il est juste aussi de donner l’éloge au docteur Chénier qui, de son geste rapide et de sa voix claironnante, dirigeait cette tâche gigantesque.

Au moment où l’incendie était dans toute l’ampleur de son éclat, alors que malgré la nuit noire chaque chose, chaque être, même le plus petit, devenait perceptible à l’œil de l’homme, on vit, debout sur le parvis de l’église, un homme… un vieillard qui, bras croisés, regardait le brasier. Un murmure d’étonnement général courut la foule des travailleurs : chacun arrêta un instant sa besogne pour considérer cet homme, et l’on entendit ces mots prononcés comme avec une superstitieuse terreur et un sombre pressentiment :

— C’est l’aveugle qui regarde l’incendie !… Oh ! il va pour sûr se passer quelque chose de grave !…

C’était l’aveugle, en effet, cet homme qui, de ses yeux éteints, semblait contempler l’ardeur du foyer. Il demeurait là comme une statue de bronze, immobile, sans un geste, sans une crispation des rides de sa vieille face… Il apparaissait là comme l’esprit sombre de la vengeance… comme le spectre du châtiment… comme s’il eût eu à laver un outrage… comme s’il eût su que, de cette maison qui flambait, l’ordre était parti de lui ravir sa petite-fille, l’être qu’il chérissait le plus au monde, la seule joie de ses vieux jours à venir. Et il était là sous le clocher du temple, le dos à la porte derrière laquelle, dans le saint tabernacle, Dieu reposait. Et ce Dieu, l’aveugle semblait le prendre à témoin et lui dire :

— Ô Seigneur ! c’est horrible de détruire ainsi le bien de cet homme ! C’est un crime contre vos saints enseignements de jeter un vieillard et ses enfants sur la nudité du chemin ! Mais cela pouvait-il arriver sans votre volonté ? Cet homme n’a-t-il pas mérité cette punition ?… Et vous, Seigneur, vous avez pris comme instrument de votre justice nos braves patriotes… de vos bons serviteurs, ô mon Dieu !… Mais si cela n’est pas votre volonté, si vos serviteurs, vos enfants, se sont trompés, vous ne leur en tiendrez pas compte, ô Seigneur !… ils ont tellement souffert…

Et comme si du tabernacle Dieu eût répondu :

— Sois tranquille, pauvre aveugle, à chacun selon ses œuvres ! Hélas ! ce pauvre commerçant que j’aime, lui aussi, comme mes autres enfants, s’est attiré justement le malheur qui lui arrive. Quant à toi, pauvre vieux, tu es l’un de mes plus chers élus, et je te rendrai ta petite-fille. Pour elle et pour toi je conserve dans mon Paradis deux places et toutes les joies de l’éternité !…

On vit alors sur la figure ravagée de l’aveugle, sur ses rides que le rouge de l’incendie semblait cuivrer et creuser d’avantage, on vit comme un sublime rayonnement : puis les lèvres du vieux s’écartèrent légèrement dans un sourire qui parut s’y stéréotyper…

Émus, les Patriotes détournèrent les yeux et se remirent promptement à leur besogne.

L’apparition de Jackson avait causé un grand étonnement. Plusieurs avaient murmuré tout bas ce nom :

— L’Anglais !…

Mais ils furent bientôt fort émerveillés de son ardeur à combattre l’incendie, de sa force et de sa souplesse. La première personne que Jackson reconnut dans cette masse sombre et agitée fut Albert Guillemain. En quelques mots l’Américain mit le fiancé de Louisette au courant de ce qui s’était passé entre lui et la jeune fille.

— Merci, monsieur Jackson, répondit Guillemain, le cœur joyeux. Dès que tout danger sera disparut ici, nous irons chercher ma fiancée.

Et les deux hommes s’étaient mis au travail.

Jackson avait grimpé sur un toit voisin qui venait de prendre feu, et après un rude travail il avait réussi à vaincre l’élément destructeur. Il demeurait sur ce toit et versait les seaux d’eau qu’on lui montait afin de ne plus donner aucune prise aux flammèches qui tombaient.

C’est à ce moment qu’Olive Bourgeois arriva. Elle évita de pénétrer dans le cercle de lumière décrit par les flammes. Protégée par l’ombre d’une maison, elle regardait, immobile, le tableau sinistre qui se dessinait à ses yeux. Et tremblante, livide, la rage au cœur, elle combinait déjà en son cerveau enfiévré de sombres projets de vengeance.

Comme tous les Patriotes, elle vit sur le parvis de l’église l’étonnante silhouette de l’aveugle, et elle murmura :

— Ô toi, qui te réjouis de l’œuvre de ces barbares, prends garde !… Je te ferai pleurer, moi, des larmes de sang !…

Puis son regard par ricochet alla de l’église à la maison de son père, que le feu dévorait, et sur un toit voisin, elle aperçut Jackson.

Sur le coup, elle éprouva un vertige… elle pouvait à peine croire ses yeux ! Lui… là… avec les Patriotes… un incendiaire, lui aussi… un rebelle… un insurgé…

Ces pensées traversèrent son esprit avec la rapidité de l’éclair. Puis un sourire de haine crispa ses lèvres et elle se dit :

— Si Louisette était chez Jackson à cette heure… et seule là ?…

Son sourire devint féroce.

— Que faire ? se demanda-t-elle en face de plusieurs plans de revanche que son esprit ébauchait à la hâte.

Une voix derrière elle la fit sursauter :

— Est-ce toi, Olive ?

La jeune fille reconnut son frère.

— Que penses-tu de cela, Félix ? interrogea-t-elle en indiquant le théâtre de l’incendie.

— Rien pour l’instant, répondit Félix d’une voix sourde. Je me demande seulement comment je pourrai me venger, te venger, et venger notre père sur ces scélérats ?

— Laisse-moi ce soin, Félix, dit Olive avec un grincement de dents. Vous n’aurez rien à regretter, toi et notre père je t’en donne ma parole. Toutefois, si tu veux de suite un commencement de vengeance, je suis en mesure, je pense, de te l’offrir.

— Tu veux parler de Louisette, je gage, fit le jeune homme avec un sourire mauvais.

— Oui, elle-même. Mais, au fait, tu ne sais pas ce qui s’est passé ?… Et alors elle expliqua l’aventure des trois cavaliers.

Comme Félix faisait entendre un gros juron.

— Écoute, reprit Olive. Tout à l’heure j’ai reconnu Jackson sur le toit d’une maison avoisinant la nôtre qui brûle. Eh bien ! sais-tu à quoi j’ai songé ?… À me rendre immédiatement chez l’Américain où, peut-être, Louisette se trouve en ce moment.

— Et après ?

— Après l’avoir faite prisonnière, je te la livrerai.

Félix se mit à rire.

— Olive, si tu fais ça, tu ne te repentiras pas de m’avoir fait pareil cadeau. Et puis, j’ai à Montréal des amis qui aimeraient pas mal goûter de la paysanne.

Et Félix se mit à rire plus fort de ce mot qui, pour lui, était un mot d’esprit.

— Si tes amis sont pressés, Félix, viens avec moi chez l’Américain.

— Impossible. Je suis également pressé, ma chère Olive, de me rendre à Montréal. Je pars immédiatement. Toutefois, tu es une fille forte et tu peux accomplir cette besogne sans mon concours. Nous avons tous deux de terribles représailles à accomplir. Commence donc par cette petite sotte de Louisette. Bientôt, ce sera mon tour qui viendra.

— C’est bon, répliqua Olive ; toi, tu te rends à Montréal, moi à la maison de Jackson… partons !

Le frère et la sœur se séparèrent pour prendre chacun de son côté.