L’aveugle de Saint-Eustache/Où l’Aveugle a disparu

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (10p. 40-42).

XIV

OÙ L’AVEUGLE A DISPARU


Deux cavaliers venaient de se croiser sur la route de Saint-Eustache. Tous deux s’arrêtent en se jetant l’un à l’autre un regard profond.

— Mademoiselle Olive ! murmura l’un des cavaliers avec surprise.

— Andrew Jackson !

Dans les regards d’Olive un éclair de haine et de menace brilla.

Dans ceux de Jackson, un rayon d’amertume. Puis son sourire, quand il parla, sa voix, son geste, toute son attitude demeura ensevelie dans une douce mélancolie.

— Mademoiselle Olive, je suis si content de pouvoir enfin vous offrir mes bonnes sympathies pour le grand malheur survenu l’autre jour à votre famille.

— Est-ce pour me narguer que vous me dites ça avec votre sourire narquois

La figure de Jackson se glaça.

— Pourquoi me dites-vous ces paroles, Olive ?

— Parce que je vous tiens pour l’un des incendiaires !

— Olive, fit le jeune homme sur un ton très grave, prenez garde de prononcer des paroles que vous pourriez regretter bien fort !

— Vous pensez peut-être que je ne vous ai pas vu le soir de l’incendie, là même sur les lieux ?

Il est possible que vous m’ayez vu, puisque j’y étais, sourit Jackson. Mais cela ne constitue pas une preuve à l’accusation que vous formulez. Ensuite, vous le dirai-je ? Eh bien, oui, puisqu’avec vous il faut être franc. Oui, je ne doute nullement que vous m’aviez vu au village de Saint-Eustache ce même soir, parce que, à mon retour chez moi, trois heures après l’événement, j’ai constaté qu’on avait pénétré dans ma demeure avec effraction !

— Que voulez-vous insinuer ? demanda la jeune fille avec une souveraine hauteur parfaitement dissimulée.

— Oh ! rien qui puisse vous offenser, j’imagine.

— Pourtant, vous semblez…

— Rien, rien, vous dis-je.

— Allons ! soyez donc vraiment franc une fois dans votre vie !

— N’ai-je pas été vraiment franc une fois dans ma vie ?

— Quand donc ?

— Le jour où je vous ai avoué mon amour !

Olive éclata de rire.

— Vous appelez ça de la franchise, vous… maintenant que vous me haïssez ?

— Vous pensez que je vous hais ?

— Bah, voilà que vous allez vous remettre à jouer la comédie, monsieur Jackson. Mais oui, vous me l’avez dit vous-même, un après-midi du mois d’août dernier. Vous ne vous rappelez pas ?

Le ton de la jeune fille était léger et badin.

— Ai-je prononcé de telles paroles ? sourit le jeune homme avec un peu d’ironie, cette fois.

— Comme vous avez peu de mémoire, mon ami !

— C’est possible… et c’est possible également que j’aie pu dire des choses… dans un moment… des choses que vous auriez provoquées par exemple.

— En vous disant que je vous détestais fort… très fort ? ricana Olive.

— Mieux que cela… Vous m’avez fait voir et sentir toute votre haine… dans un moment de colère.

— Pardon, monsieur Jackson, je possédais tout mon sang-froid.

— Mais c’est pire alors… Mais je ne peux vous croire…

— Pourtant si je vous répète, aujourd’hui encore, que je vous hais toujours… que je vous exècre de tout ce qu’un cœur de femme peut exécrer… autant qu’un cœur de femme peut aimer ?

— Oui, souriait toujours Jackson, même si vous me le répétez encore. Savez-vous une chose. Olive ?

— Dites.

— Plus on hait ou plus on veut haïr, plus on s’approche de l’amour !

— Pas du vôtre, toujours… répliqua la jeune fille avec un ricanement sardonique.

— Qui sait ? Cette fois le jeune homme se mit à rire franchement.

Le rouge de la fureur empourpra le visage d’Olive.

— Je suis bien sotte, dit-elle d’une voix sourde, d’écouter vos moqueries. Adieu, monsieur Jackson, et tâchez de ne plus vous retrouver sur mon chemin ! Redoutez, c’est mon dernier avis, redoutez, vous dis-je, la haine d’une femme ; car je vous hais, je vous hais, je vous hais !

Avec colère elle cravacha son cheval.

— Prenez garde, répliqua Jackson avec un sourire mélancolique, de m’aimer trop tard !

Un ricanement rauque fut la seule réponse d’Olive qui venait de lancer sa monture au galop.

Longtemps Jackson la suivit des yeux… jusqu’au moment où il la vit s’arrêter, sauter à terre et pénétrer dans une chaumière.

— Bon ! se dit-il, voilà une masure qu’il faudra surveiller. Je ne serais pas surpris que Louisette y fût séquestrée. Je viendrai ce soir rôder, par-là. Oh ! mademoiselle Olive, vous êtes forte, mais vous n’êtes pas très prudente !

Après ces paroles murmurées à voix basse, Jackson poursuivit sa route vers Saint-Eustache. Il se rendait à la maison de la forge.

 

Les deux fils de l’aveugle et Albert Guillemain, qui parcouraient le pays depuis quelques jours pour découvrir les ravisseurs de Louisette, étaient en train de se communiquer les résultats de leurs démarches. Ces résultats étaient bien maigres : ils n’avaient pu trouver la moindre piste. Le découragement les gagnait peu à peu. Seul Octave paraissait moins sombre. Car depuis la disparition de sa nièce, on avait obtenu, à la maison de la forge, les services de la fille du père Jobin, la promise d’Octave. Chaque fois que le jeune homme regardait Aubertine, ses yeux s’illuminaient de rayons de bonheur. Et la grosse fille du père Jobin — la grosse Aubertine, comme on l’appelait des fois — jeune, accorte, pleine de santé, avait toujours un tendre sourire pour son Octave.

Ce jour-là, comme tous les jours de la semaine d’ailleurs, le père Marin était allé à l’église. C’était un bon chrétien que l’aveugle : tous les matins, beau temps mauvais temps, il allait entendre la sainte messe, et dans l’après-midi il se rendait, faire une visite au saint sacrement. Il aimait à prier Dieu de donner à ses fils la santé et la force ; car ses enfants étaient pour lui l’unique souci, et plus particulièrement sa petite-fille. Ah ! comme elle lui était chère et précieuse sa petite Louisette ! Aussi, chaque jour en l’église, implorait-il la vierge Marie de garder toujours la jeune fille sous sa sainte et puissante protection. Mais depuis l’enlèvement de Louisette, le père Marin devenait d’une tenacité presque farouche à invoquer le Seigneur, la vierge Mère et saint Antoine pour qu’on lui rendit celle qu’il avait perdue. Il savait les recherches infructueuses de ses fils ; et lui, aveugle, incapable de rien, mettait toute sa confiance et tout son espoir en la puissance de Dieu et de Marie.

La venue de Jackson parut rendre un peu d’espoir aux trois amis. Ils s’empressèrent de lui serrer la main.

— Avez-vous des nouvelles ? s’enquit Guillemain avec anxiété.

L’Américain secoua la tête et répondit :

— J’ai peut-être une piste… Et vous ?

— Rien de notre côté, répliqua Guillemain avec un air découragé.

— Voulez-vous me dire, monsieur Jackson, ce que vous avez découvert ? demanda Octave.

— Oh ! c’est si peu de chose. Ce n’est, à vrai dire, qu’une présomption, un indice si faible, un hasard… Pardonnez-moi de n’en pas dire d’avantage. Je me rends chez moi. Mais je viendrai ce soir vous retrouver ici, et nous irons tous quatre faire une petite excursion. Alors, je pourrai vous donner des détails. Puis-je compter sur vous ?

— On sera à vos ordres, répondit Georges.

— Oui, oui, vous nous trouverez ici, dit Guillemain à son tour.

 

Tel qu’il l’avait promis, Jackson revint le soir même vers les huit heures. Il trouva les jeunes plongés dans un nouveau désespoir. On l’informa que l’aveugle, à son tour, avait disparu.

L’Américain demeura stupéfait.

— Voyons, dit-il, êtes-vous bien sûrs de ce que vous pensez ?

Octave prit la parole :

— Écoutez, monsieur Jackson, et vous allez voir. Comme à l’ordinaire, le père est parti après-midi pour se rendre à l’église. Il aimait à prier une heure environ. Au sortir de l’église il s’arrêtait une autre heure à l’auberge du père Moulin pour y boire un verre de vin que l’aubergiste ne manquait jamais de lui offrir, et pour y faire un bout de causette. Il revenait à la maison entre cinq et six heures. Or, imaginez-vous notre surprise de ne pas voir rentrer le père ce soir comme d’habitude. Georges est aussitôt allé aux informations. Mais les seuls renseignements qu’il a pu obtenir, c’est qu’on a bien vu le pauvre vieux entrer à l’église, mais on ne l’a pas vu en sortir. Et l’église était déserte quand Georges y est allé. Au presbytère on ne sait rien. Nulle part le père n’a été vu après trois heures de l’après-midi. Est-ce que cette disparition ne vous semble pas étrange et bien inquiétante ?

Jackson demeura silencieux et méditatif.

— Ne serait-ce pas, là encore, l’œuvre d’Olive ? se demanda-t-il.

Au bout d’un instant il se leva et dit :

— Venez, je pense que nous découvrirons bientôt la clef du mystère.

Octave demanda :

— Pensez-vous, monsieur Jackson, pouvoir vous passer de moi ? Je n’aime pas à laisser seule ici mamezelle Jobin, car, par les temps qui courent, on ne sait jamais ce qui peut arriver.

— Vous avez parfaitement raison, mon ami. Demeurez avec mademoiselle. À nous trois, ajouta-t-il en regardant Georges et Guillemain, nous nous suffirons, je pense.

L’instant d’après, les trois amis montaient à cheval.

— Où allons-nous ? interrogea Guillemain.

— Nous allons, répondit Jackson, chez l’homme qui s’appelle Thomas Vincent.

Et il piqua des deux.