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L’aveugle de Saint-Eustache/Où l’on parle du Docteur Chénier

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (10p. 14-16).

V

OÙ L’ON PARLE DU DOCTEUR CHÉNIER


Une heure après, Dupont et Le Frisé, ayant copieusement dîné, fumaient tranquillement leurs pipes tout en devisant joyeusement avec le père Moulin.

— Vous ne m’avez toujours pas dit, mes amis, fit tout à coup l’aubergiste, de qui vous êtes les ambassadeurs. Pas du roi de Prusse toujours ?

— De mieux que ça ! sourit Gusse Dupont en clignant de l’œil.

— Du gouverneur, alorse ?

— De beaucoup mieux que ça, père Moulin.

— De m’sieur Papineau, je parie donc ?

— Quand on te dit que c’est très beaucoup mieux que tout ça ! cria Le Frisé, avec un grognement d’humeur.

— Eh ben, alorse ?

— Alorse… singea Le Frisé, nous sommes envoyés par le sieur de Girodin.

— De Girodin ? répéta l’aubergiste qui entendait ce nom pour la première fois.

— On sait ben, fit Dupont. Et de suite il expliqua : Le sieur Amury Girod, dit le Girodin, quoi !

— Ah ! j’y suis…

— Tant mieux si tu y es, mon vieux, dit Le Frisé. Mais le sieur Girod, tout court, comme ça, ça te ne dit rien. Écoute, tu vas voir. En prenant un ton oratoire il récita :

— Donc, nous, ici présents, Gusse Dupont et moi, Médard Lafleur dit Le Frisé, nous sommes les envoyés extraordinaires, auprès de m’sieu le Docteur Chénier, du grand sieur Amury Girod, dit le Girodin, ex-lieutenant d’infanterie suisse, et général en chef des Canadiens rebelles. Tu y es encore, vieux Moule ?

— Si j’y suis ? répondit le cabaretier en se grattant le front, j’y suis bien qu’trop ! Diable ! diable ajouta-t-il perplexe, je n’y suis pas cependant… Car, voyez-vous, mes amis, on prétend dans le pays que le général c’est le docteur Chénier.

— Eh ben ! mille gueux, voilà la farce de ce Girod. Au fait, on ne t’a pas dit que c’était aussi un farceur ? Avec tout ça qu’il n’est pas bête, le Girodin. Imagine-toi, vieille Moule, qu’il a vu le sieur Papineau, il s’est tiré la langue d’une aune pour faire valoir tous ses états de service militaire qui sont à venir peut-être. Et ce bon monsieur Papineau s’est laissé ensorceler par le vantard et l’a nommé notre général. Et voyez-vous, à présent, monsieur le Général, tapi derrière une solide muraille de bonne pierre, fumant tranquillement sa pipe, en criant par-dessus la muraille :

— Allez, mes braves Canayens !… Quand l’ennemi n’y sera plus vous viendrez m’en prévenir ! Ah ! le farceur de Girodin !…

Et Le Frisé, avec ces dernières paroles, cracha par terre avec mépris.

— Mais alors, qu’est-ce qu’on va faire du docteur Chénier ? demanda le cabaretier tout à fait intéressé.

— C’est une autre farce du Girodin, en question, répondit Gusse Dupont. Le malin, il a fait nommer le docteur colonel… Vous comprenez, père Moulin ?… C’est clair comme tout : Chénier en tête de la colonne et qui marche à l’ennemi ; et, à deux lieues de là, le farceur de général caché au fond d’une cave !…

À ce moment l’attention des trois hommes fut attirée par le bruit d’un galop furieux au dehors, et tous trois virent passer dans un nuage de poussière blanche Félix Bourgeois et sa sœur Olive.

— Bigre ! fit le cabaretier en se frottant l’œil, ça passe, hein ?

— J’te crois, répondit Le Frisé. Ces deux-là n’ont pas l’air montés sur des tortues.

— Ce que c’est, que d’avoir un tas d’écus ! dit sentencieusement Dupont avec un profond soupir.

— C’est vrai que c’est pas en bottes sauvages qu’on roule, quand on a des écus plein son coffre ! répliqua Le Frisé.

— À propos, père Moulin, fit Dupont, il paraîtrait que les Bourgeois ne sont pas bien fort patriotes ?

— Ah ! mon Dieu, mes chers amis, v’là justement de quoi que je ne pourrais pas vous renseigner. Vous savez, entre nous autres, le père Bourgeois et moi ça ne va pas ha-ha. De sorte que sans nous voir on se connaît pas, n’est-ce pas ?

La conversation fut interrompue par l’arrivée d’un nouveau personnage.

Au même instant Le Frisé lança ce nom :

— La Vrille !… Eh ben ! v’là ma vieille Vrille… il ne manquait plus que ça !

Le nouveau venu était un grand jeune homme, mince, fluet, la figure longue et pâle, l’œil noir et hardi. Ses longs bras, ses longues jambes, la flexibilité très apparente de sa taille, sa démarche souple, quoiqu’un peu nonchalante, toute la structure de sa charpente humaine pouvait valoir à ce garçon le surnom de « La Vrille ». Il n’y a pas de doute qu’il pouvait se glisser par là où tout homme de taille ordinaire n’aurait pu réussir. Avec cela, la mine gai-luron, l’air aussi disposé pour les bons mots que pour les coups à recevoir ou à donner.

Il s’avança vivement vers les deux amis, leur serra la main et dit d’une voix un peu traînante et enrouée :

— Ah ! bonguienne, ça tombe ben… moi qui cherchais justement des gars solides et qui n’ont pas frette à l’œil !

— Alors, répondit Gusse Dupont, si tu veux prendre un coup avec nous autres, on sera tes gars qui n’ont pas frette à l’œil !

Pour un coup à prendre, je peux pas vous refuser, les amis. Seulement, il faut se dépêcher, parce que j’ai quequ’chose qui me démange !

— Eh ben ! gratte-toi en attendant que le père Moulin nous apporte un breuvage.

— Qu’est-ce qu’on va boire ? interrogea le cabaretier avec son sourire toujours ironique.

— Un Gin… pour digérer ta vilaine perdrix ! commanda Le Frisé.

L’aubergiste courut à son comptoir.

La Vrille — de son nom de chrétien Pierre Mailhiot — s’empara du siège que venait de quitter maître Moulin.

Dupont alors lui fit remarquer :

— Comme t’as l’air drôle… y a-t-il du nouveau ?

— Oui… murmura Mailhiot avec un air de mystère. Il ajouta en baissant la voix d’avantage : il y a en ce moment chez les Bourgeois quatre officiers du gouvernement qui viennent pour arrêter le docteur Chénier.

— Ah ! malheur ! par exemple… rugit Dupont en frappant la table de son poing.

— Pas de bruit ! souffla La Vrille, et tâchez de m’écouter tous les deux !

— Parle vite, alors, commanda Le Frisé qui, comme son camarade, avait tout à coup perdu son rire et son visage réjoui.

Mais La Vrille garda le silence pendant que l’aubergiste apportait la liqueur commandée.

D’un coup de coude les trois gobelets furent mis à sec. Puis Le Frisé paya la dépense en disant à maître Moulin sur un ton qui n’invitait pas la réplique :

— Toi, père Moule, va dans ta cuisine et vois à ce que ta Toinon de Toinette remette au fourneau trois autres perdrix qu’on aura le plaisir de dévorer à soir, compris ?

— On y va, monsieur Médard, et les perdrix…

Sans compléter sa pensée l’aubergiste, qui avait tout à coup remarqué les figures sombres de nos trois amis, s’esquiva.

— Parle maintenant ! commanda Dupont.

— V’la la chose, répondit La Vrille. Je flânais tout à l’heure du côté de l’église, quand, en passant devant la maison des Bourgeois je vois le père Siméon qui sort de sa boutique et qui me fait un signe. Je m’approche sans rien dire, mais je r’luque le vieux dont je me méfie, comme vous savez.

— Entre, mon garçon, me dit-il, une fois que j’ai été rendu devant sa porte. Je le suis dans son magasin. Au fond, dans le bureau dont la porte est ouverte, je peux voir quatre individus qui m’disent rien qui vaille. Et alors le père Bourgeois me dit encore :

— Tu es un bon garçon, toi, La Vrille, et tu pourrais peut-être ben rendre service à ces messieurs que tu vois là.

— Ça dépend, que je lui réponds, si j’suis bon pour le service que vous parlez.

— Mais oui, grand vaurien, se met à rire niaisement le marchand. Il faudrait seulement savoir où se trouve dans le moment le docteur Chénier, et ensuite conduire ces messieurs qui désirent parler d’affaires avec lui.

— Il n’est donc pas à la maison, le docteur, que je lui dis ?

— Non… pas depuis deux jours à ce qu’il paraît. Sa femme ne sait rien. Il est parti avant-hier pour Saint-Benoît et on ne l’a pas revu.

— Alors, que je réponds, comment voulez-vous que je le trouve, moi ?

— Tu n’as qu’à t’informer par-ci par-là. Va même à Saint-Benoît, s’il faut, je te prêterai un cheval. Lorsque tu auras trouvé le docteur, tu viendras me prévenir. Seulement, prends bien garde de rien lui dire, au docteur !

— C’est bon, que je lui réplique. Mais il va bien falloir manger un morceau avant de partir ? J’ai pas encore dîné…

— C’t’histoire… reprend le père Siméon, on sait ben que tu peux aller manger, et même tu pourras boire un bon coup à ma santé. Et ce disant — ce qui m’étonne pas mal — le vieux mesquin me glisse un écu dans la main droite.

— Un écu ! s’écria Le Frisé avec admiration. Bigre ! il faut le boire…

— Patience ! il ne fondra pas dans ma poche. Donc, pour revenir à mon histoire, comme j’allais m’esbiner, l’un des individus en question, — quelque gros pochard que je pense, — s’approche de moi et me demande l’œil en dessous :

— Peux-tu jeune homme, nous indiquer un bon endroit où mes amis et moi pouvons dîner convenablement ?

— C’est pas difficile, que je réplique bêtement. Il y a l’auberge du père Moulin pas ben loin d’ici… Cent pas à marcher… C’est à peu près ce qu’il y a de mieux dans le village.

— C’est bon, merci, me dit l’homme en jetant un coup d’œil au père Siméon. Et l’homme à son tour me tourne un écu pesant dans la main gauche.

— Richard ! clama Dupont, tu as deux écus, et tu ne disais rien ?

— Bigre de Bigre ! cria Le Frisé. Et assénant aussitôt un vigoureux coup de poing sur la table il hurla :

— Holà ! vieille Moule… Trois vieux Gins !… C’est l’homme aux écus pesants qui paye !…

— Voilà ! voilà ! messieurs, répondit aussitôt le père Moulin qui, en un temps et deux mouvements, eut apporté les trois gobelets, empoché l’un des écus de La Vrille et disparu de nouveau dans sa cuisine.

— Or, tout ça, ma vieille Vrille, dit Le Frisé après avoir vidé son gobelet, ne nous met pas plus savants.

— Écoutez encore. Vous comprenez ben que je n’ai pas plus envie de chercher le docteur et le livrer, que j’ai envie de percer un trou dans la glace de la rivière et de m’y laisser descendre tout bonnement. Non… jamais de la vie, bonguienne ! Mais vous savez que, des fois, j’suis pas trop bête. Aussi, pendant que le vieux Bourgeois me rabâchait son histoire, moi j’avais déjà tout un plan qui m’trottait dans la cervelle. J’me disais que, si je pouvais mettre la main sur quelques bons copains de ma trempe, on pourrait peut-être ben jouer un bon tour à ces quatre écornifleux. J’ai de suite pensé aux gars du père Marin. Je m’y rendais donc quand, en passant, j’entre ici pour noyer l’un des écus de ces messieurs du Gouvernement, et je vous trouve.

— Et tu sais qu’on est pas mal de ta trempe ! dit Dupont en riant.

— Seulement, ils sont quatre… et des gens solides aussi, fit observer La Vrille.

— Allons donc ! dit Le Frisé avec dédain. On n’est que trois, c’est vrai, mais on en vaut ben six comme un rien…

— Oui, six au moins, approuva Dupont, et encore, c’est pas tout dire.

Tout à coup La Vrille se pencha vers la fenêtre et plongea au dehors un regard ardent. Puis il saisit le bras de Dupont qu’il serra fortement en disant :

— Attention ! v’là mes gens !… Ils ne se trompent pas d’adresse.

— Ho ! ho ! exclama Le Frisé avec une grimace de jubilation, ce sont de jolis museaux à frotter. Christi ! ça va nous valoir un autre écu !

À peine ces derniers mots étaient-ils prononcés que la porte de l’auberge fut poussée du dehors, et quatre gentil’hommes, de fourrures tout habillés, pénétraient dans la salle.