L’aveugle de Saint-Eustache/Deux Ambassadeurs
IV
DEUX AMBASSADEURS
À peu près à mi-chemin entre l’église et la forge du père Marin s’élevait l’auberge de maître Moulin. Sorte de cabaret plutôt cette auberge était devenue depuis quelques mois le rendez-vous des patriotes de Saint-Benoît, de Sainte-Rose, de Saint-Eustache et de quelques autres paroisses environnantes. On y tenait des assemblées publiques, des réunions secrètes, les chefs y avaient leurs « huis-clos », bref, cette auberge était alors comme les quartiers-généraux de l’insurrection pour le comté des Deux-Montagnes. Et pourtant le père Moulin, vieux célibataire alerte, rubicond et jovial, n’était pas à vrai dire un rebelle. Il se disait bien patriote, mais pas plus. Il était là pour faire ses affaires. Il recevait aimablement tout le monde, avec cette seule différence que, pour les loyalistes, il semblait quelquefois être d’une politesse obséquieuse. Pour lui il n’y avait pas de couleurs ; seuls les écus bien sonnants avaient une réelle valeur et méritaient tous les égards. Il arrivait bien quelquefois, — souvent même, depuis un certain temps, — qu’on envahissait son auberge et qu’on l’emplissait comme « un œuf ». On discutait à tue-tête, on hurlait, on sautait : mais on mangeait aussi et l’on buvait surtout… et cela rapportait. Les autorités pouvaient-elles lui en faire un tort ? D’ailleurs il savait si bien, quand nécessaire, fermer l’oreille et le bec, de même qu’il n’ignorait pas faire fonctionner l’une et l’autre à l’occasion. Sournois et rusé, jamais le père Moulin ne s’était compromis par une parole dite un peu vite ou par un geste équivoque. Il savait mesurer ses gestes et ses paroles comme il mesurait son vin. Ajoutons à cela qu’il avait appris à respecter l’autorité ; mais il respectait les rebelles aussi, du moment que cela faisait son affaire. Enfin, lorsque le cabaret était vide, maître Moulin, philosophe avant tout, donnait ses ordres à Toinon, sa servante, à Philibert, son garçon d’écurie, avalait un bon verre de genièvre, allumait tranquillement sa pipe, et au fond d’un large fauteuil en face de l’âtre pétillant, il somnolait béatement.
Ce jour-là, à peu près à l’heure où Félix Bourgeois et sa sœur Olive avaient tenté de corrompre les gars du père Marin, l’aubergiste fut brusquement tiré d’un bon somme par l’entrée bruyante de deux gaillards qui ne semblaient pas prendre beaucoup de cérémonies.
— Holà ! père Moulin, réveillez-vous ! clama une voix jeune et joyeuse.
— Hé ! père Moule, fit une autre voix non moins jeune et non moins joyeuse, votre feu s’éteint ! Il n’y a donc plus de bois dans votre hangar ?
— Eh ben ! eh ben ! qui est-ce que c’est q’ça ? demanda le cabaretier en se mettant debout et en frottant ses gros yeux bouffis de sommeil.
— Eh ben ! eh ben ! c’est nous autres ! répondit la première voix en imitant l’accent enroué de l’aubergiste.
— C’est qu’il ne reconnaît plus ses amis, cette vieille Moule ! dit le second gaillard en allongeant une forte tape sur le bel abdomen de maître Moulin.
L’aubergiste lança un « Ho » retentissant, se tapota le ventre, écarquilla les yeux… Un large sourire entr’ouvrit ses lèvres épaisses et il murmura :
— Tiens ! tiens ! des gens de Sainte-Rose ?…
— À la bonne heure, père Moulin. On reconnaît donc enfin son p’tit Gusse ?… Oui, Gusse Dupont…
— Mais oui, mon p’tit Gusse, on sait bien que je te reconnais, répondit le cabaretier avec son meilleur sourire. Il ajouta, fixant l’autre gaillard :
— Tiens ! c’est Le Frisé qu’est avec toi ?
— Tu l’as dit, mon vieux Moule, s’écria l’autre en riant, c’est Le Frisé… Le Frisé pour te servir… non, je me trompe, pour boire ton vin…
Deux autres rires se mêlèrent au rire de ce dernier, pendant qu’on échangeait des poignées de mains…
Ces deux garçons, qui prenaient chez maître Moulin des airs de chez-eux, étaient d’une trentaine d’années chacun. Courts, trapus, robustes, le teint bruni par le soleil des champs et les vents de l’hiver, ils représentaient tous deux la force dans toute sa vigueur. Tous deux portaient le costume du pays de cette époque : vêtements d’étoffe grise, bonnets de laine bleue sur la tête, et « bottes sauvages » aux pieds.
Celui que le père Moulin avait appelé Le Frisé devait ce surnom à ses longs cheveux noirs touffus et frisés comme une laine de mouton. De son vrai nom il s’appelait Médard Lafleur.
Auguste Dupont et Lafleur étaient fils de cultivateurs. Ils formaient tous deux une paire d’amis inséparables, et tous deux étaient doués d’une âme fortement trempée, d’un caractère énergique, d’un courage à toute épreuve.
En dépit de leurs façons fanfaronnes, c’étaient deux garçons de cœur et de générosité qui, pour le mot « famille » ou le mot « patrie » eussent affronté les pires dangers. Mais c’étaient aussi deux « bons vivants » aimant, à son heure, le petit coup de vin, la chanson et le rire.
Donc, le père Moulin, que l’un de nos amis appelait sans façon « Vieille Moule », se faisait déjà tout pliant devant ses deux nouveaux clients. Car il faut dire aussi que durant une partie de la matinée l’auberge avait regorgé de buveurs. Puis, peu à peu elle s’était vidée, et maître Moulin en avait profité pour dormir son somme. Et, reposé, à présent, il était tout prêt à se mettre en quatre du moment qu’il flairait de la monnaie quelque part.
Après avoir serré la main aux deux amis il demanda :
— Mais dites-moi donc, mes gaillards, ce qui vous amène ?
— La soif, d’abord ! répondit gravement Dupont.
— La faim, ensuite ! ajouta Le Frisé. En sorte que…
— En sorte que, interrompit le cabaretier, je puis vous servir l’un et l’autre, et de mes meilleurs !
— À propos, mon cabaretier, reprit Dupont, tu permets qu’on ôte nos froques ?
— Mais on sait bien… Faites comme chez vous.
— Beau dommage ! répliqua Le Frisé. Et puis, tu ne sais pas le reste…
— Eh ben ! quoi ?
— C’est qu’on est des gens de condition aujourd’hui.
Et Le Frisé prit une pose exagérée pour ajouter :
— On entend être traités en conséquence, tu sais, dans ton auberge…
— Tout à votre service, messieurs, répondit maître Moulin quelque peu impressionné par les airs de grandeur que se donnaient nos deux gaillards. Puis il pensa : Ces imbéciles ont-ils reçu quelque héritage ?… Allons, faisons le finaud. Et avec un sourire mielleux et une courte révérence il ajouta tout haut :
— Il est reconnu, messieurs, que pour les clients distingués le père Moulin n’a pas son pareil dans tout le pays.
— C’est que, en effet, nous sommes des clients distingués ! affirma Dupont avec un geste d’importance.
— Car, retiens ceci, ajouta Le Frisé sur un ton de dignité comique, nous sommes deux ambassadeurs !
Le père Moulin sursauta, perdit son sourire bénévole, se courba de nouveau et dit :
— Je suis aux ordres de ces princes !
Mais il n’était pas revenu de sa courbette, que Le Frisé lui flanquait un pied au derrière et hurlait :
— Dans ce cas, mille diables, pas tant de cérémonies, et apporte-nous une mesure de Gin.
Le cabaretier ne fit qu’un bond jusqu’à son comptoir aux éclats de rire des deux amis.
Le rez-de-chaussée de l’auberge était divisé en deux pièces seulement : l’une, cette grande salle où nous sommes, avec son comptoir sur lequel le père Moulin servait ses bonnes ou mauvaises liqueurs selon la qualité du client et le prix payé en échange, avec une large cheminée dans laquelle brûlait toujours un bon feu en hiver, et des bancs, des tables, des escabeaux disposés au hasard. L’autre pièce, plus petite, servait de cuisine.
Après que nos amis eurent pris place à une table placée devant la fenêtre donnant sur la rue principale du village, et après qu’ils eurent vidé allègrement le verre de genièvre commandé Le Frisé dit avec un claquement de langue :
— À présent, père Moule… on dîne !
— Que faut-il servir à messieurs les ambassadeurs ? interrogea l’ironique cabaretier.
— Ce que tu peux avoir de plus réconfortant pour nos estomacs, déclara dignement Dupont.
— Et de plus subtil au palais… ajouta non moins dignement Lafleur dit Le Frisé.
— Alors, dit le cabaretier, que diront messeigneurs d’une jolie perdrix ?
— Si elle est grasse…
— Si elle est tendre…
— Grassesse et tendresse… répliqua maître Moulin très gravement, ce sont justement les qualités de deux superbes perdrix actuellement au fourneau, sous la tendre surveillance de Toinon. Entendez-les gémir, messieurs !
— Chaste gémissement murmura Dupont en pourléchant ses lèvres.
— Ne chantent-elles pas plutôt, père Moule ? demanda Le Frisé prêtant l’oreille.
Le cabaretier ébaucha un sourire moqueur.
— C’est la casserole, dit-il, qui grince sous l’action de la chaleur.
— Tant pis pour la casserole, maître cabaretier, déclara Dupont. Et soit qu’elles chantent, soit qu’elles gémissent, qu’as-tu de mieux après ces perdrix que nous avalerons de grand cœur ?
— Pour des ambassadeurs j’ai une gelée de lapin.
— Bravo pour la gelée de lapin ! cria Le Frisé en frappant la table de son poing.
— À part ça, poursuivit le père Moulin, j’ai une fesse de chevreuil.
— Va pour la fesse de chevreuil, consentit Dupont. Ensuite ?
— Ensuite, continua l’aubergiste qui mentalement calculait à l’avance son bénéfice, un pâté au poulet, un fromage, des petits pains chauds bien jaunets…
— Ça va, maître Moule, approuva Le Frisé. Et à tout ça ajoute deux chopines de ton meilleur cidre. Allons ! sers-nous au galop ! Hop !…
— Toinon ! cria le cabaretier.
La minute suivante, une grosse fille, rouge, joufflue, accorte et pas laide du tout, parut dans la salle.
— Qu’est-ce pour votre service, patron ? demanda la servante.
— Tiens ! v’la ma Toinon ! s’écria Dupont en clignant de l’œil à son copain.
Le Frisé se mit à chanter d’une voix forte et fausse :
Te souviens-tu, Toinon,
Après l’dernier Carême,
Que je t’ai dit « je t’aime »,
Et tu n’as pas dit non ?…
L’aubergiste éclata de rire.
— Eh bien ! dit la servante, il paraît qu’on n’est pas morose par ici ?
— Ah ! belle fille de mon cœur ! déclama Dupont… Fée aux cheveux d’or… Princesse de mes rêves… viens, viens, que je murmure à ta petite oreille les secrets de mon âme…
— Bravo ! p’tit Gusse… hurla Le Frisé en battant des mains. Arrive, Toinon de Toinette ! Avance à l’ordre !
— Oui, viens servir nos deux ambassadeurs ! cria Dupont dans un éclat de rire.
— Vraiment !… des ambassadeurs ?… fit Toinon émerveillée et lorgnant son patron.
Celui-ci exécuta une nouvelle courbette en guise d’affirmation. Alors, Toinon éclata de rire sous le nez du patron. Furieux, et comme si ce rire narquois de la fille l’eût outragé, le cabaretier lui ficha une claque hurlant :
— Eh ben ! maraude, pourquoi est-ce qu’on rit ?… et qu’est-ce qu’on attend pour mettre la nappe et le couvert ?
Toinon ébaucha une grimace à l’adresse de nos deux compères qui riaient à ventre sursautant, pirouetta, trébucha, disparut dans sa cuisine.