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L’empoisonneur/Exit Lorenzo

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Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 65-68).

VI

EXIT LORENZO


Ce récit ne serait ni complet, ni moral, si nous ne faisions connaître à nos lecteurs l’épisode final de la vie dramatique du sinistre Lorenzo.

Nous le trouvons dans trois récentes éditions du « New-York Advertiser », dont nous nous contenterons de traduire fidèlement les articles ayant trait à la fin du trop célèbre bandit.

Le premier de ces articles a pour titre :

« UN HOMME ENTÊTÉ »

Et pour sous-titre :

« La police, armée de mitrailleuses et de bombes asphyxiantes, assiège une maison du « West End ».

En voici la teneur :

« Dans un faubourg de notre ville, deux hommes et une femme luttent depuis plusieurs heures contre la force municipale, qui a recours aux armes les plus modernes : bombes lacrymogènes et mitrailleuses, pour essayer de les amener à capituler. Les assiégés semblent disposer eux-mêmes d’une provision considérable de munitions et, avec une précision remarquable, ils tirent sur les policiers que leur zèle pousse à se découvrir. On compte déjà deux victimes du devoir ; aussi, le chef de la sûreté a-t-il donné des ordres pour que toute imprudence inutile soit évitée ; s’il le faut on attendra que la famine pousse les assiégés à se rendre, plutôt que d’exposer à leurs coups des vies précieuses.

« Cependant, on cherche, par tous les moyens possibles, à rendre leur position intenable ; le feu nourri des mitrailleuses a démantelé les cadres des fenêtres, sur lesquelles restent sans cesse braquées les lueurs de puissants projecteurs, et une escouade de police, ayant réussi à trouver un abri derrière les cheminées d’un toit voisin, projette des grenades asphyxiantes dans le logement où sont cantonnés les « hors de la loi ».

« LE POLICEMAN WOOD »

« Notre reporter a réussi à rejoindre le policeman J. B. Wood, qui a été le premier à entrer en contact avec les assiégés ; nous sommes donc en mesure de raconter avec une parfaite exactitude, le début de cette fantastique aventure.

« À six heures quinze, hier soir, un coup de téléphone avertissait le poste de police No… qu’on avait entendu la détonation d’une arme à feu dans un immeuble situé au No. rue… »

« Le constable J. B. Wood fut envoyé sur les lieux aux fins d’enquête. Son premier coup de sonnette n’obtenant pas de réponse, il carillonna avec énergie, tout en assénant contre la porte quelques bons coups de son « club ». Alors, au second étage, une fenêtre s’ouvrit, à laquelle un vieillard se montra, interpellant le constable en ces termes :

— Qu’est-ce que tu me veux ?

— Est-ce que des coups de feu ont été tirés ici ?

— T’as rêvé !

— Eh bien ! laisse-moi entrer et perquisitionner.

— Essaye d’y arriver ! (Try and get it !)

« Ce disant, le vieillard montra d’un air menaçant sa main armée d’un pistolet automatique ; au même moment, une voix de femme s’éleva derrière lui ; alors, il referma hâtivement la fenêtre en criant :

Achale-moi pas ! (Don’t bother me !)

« Presqu’aussitôt, on entendit des cris de frayeur poussés par une femme et le constable s’empressa de téléphoner à la police pour demander de l’aide, qu’il attendit sur place, restant en faction à l’angle de la première rue adjacente.

« La patrouille arriva bientôt et les policiers firent voler la porte en éclats, à coups de haches, puis pénétrèrent, revolver au poing ; ils furent accueillis par une volée de balles : du haut de l’escalier, deux hommes déchargeaient sur eux leurs armes ; les policiers se hâtèrent de riposter et les bandits durent reculer, mais non sans avoir fait une victime, dans la personne du constable A. Smith, père de cinq enfants, grièvement blessé à la tête et au poumon droit.

« L’escouade de police monta l’escalier avec précaution et se trouva bientôt en face d’une seconde porte fermée. Le sergent Anthony Salesworth, chef de l’expédition, intima aux assiégés de se constituer prisonnier ; pour toute réponse, l’un des occupants asséna de violents coups de crosse de revolver dans le centre de la porte, s’y taillant une sorte de lucarne ; puis, y montrant son visage grimaçant de vieux bandit, il demanda tranquillement :

— Eh bien ! qu’est-ce que vous me voulez ?

« Sans cesser de le tenir en joue, le serpent Salesworth réitéra sa sommation :

— C’est bon ! gouailla l’homme, fallait donc le dire tout de suite, au lieu de défoncer les portes !

« Et il fit mine d’ouvrir, mais instantanément, la gueule d’une mitrailleuse portative parut dans la lucarne, transformée en meurtrière, et cracha une volée de balles.

« Les constables dégringolèrent en hâte l’escalier, sans toutefois se départir de leur courage, car ils ne manquèrent pas d’emporter avec eux le cadavre du serpent Salesworth, mort au champ d’honneur.

« SIÈGE EN RÈGLE »

« Alors, des coups de téléphones furent échangés et des renforts arrivèrent, convenablement armés. Les autos-mitrailleuses eurent vite fait de démanteler les fenêtres que fouillaient les feux de puissants projecteurs et une escouade, munie de grenades lacrymogènes, chercha accès sur les toits, par les maisons voisines.

« La besogne était périlleuse, car, bien que soigneusement dissimulés, les bandits faisaient bonne garde et une volée de projectiles saluait chaque imprudence des assaillants. Des ordres formels ont été donnés pour qu’aucune autre vie ne soit exposée, car on compte bien réduire les assiégés par les gaz, et, au besoin, par la fatigue et la faim.

« UNE IDÉE ORIGINALE »

« Au moment où nous mettons sous presse, nous apprenons que les pompiers ont été appelés à la rescousse. Un jet d’eau puissant a été dirigé dans le logement, qui doit être complètement inondé ; la nuit étant plutôt fraîche, on prévoit que les bandits, trempés comme des soupes, verront leur ardeur abattue par le froid et demanderont grâce.

« Une foule considérable a été attirée sur les lieux et un service d’ordre a dû être établi pour arrêter toute circulation dans la zone de feu. Les toits des maisons voisines, rapidement évacuées, sont garnis de policiers embusqués et toutes les précautions sont prises pour rendre impossible toute tentative de fuite. »

Le second article, paru dans un « Extra », est ainsi conçu :

« LE SIÈGE DE LA RUE X… EST TERMINÉ »

« Après une lutte de quinze heures, la police s’est rendue maîtresse de la maison qu’elle assiégeait depuis hier soir. Une femme, qui dit se nommer Anna Groosky, s’est constituée prisonnière. Ses compagnons ont rencontré une mort horrible.

« ANNA GROOSKY »

« À sept heures, ce matin, une femme surgit de l’immeuble assiégé et, levant les mains en signe de soumission, s’élança vers le cordon de police ; elle n’échappa à la mort que par miracle, car plusieurs coups de feu furent tirés sur elle par ses compagnons furieux de la voir déserter. Elle a dû être dirigée sur l’Infirmerie Spéciale, car elle était dans un état misérable, à moitié gelée et couverte de contusions.

« Elle avoue faire partie d’une organisation bolcheviste, ainsi que son compagnon, un polonais, connu du service spécial, sous le nom de Wohlpack, avec qui elle vit en concubinage depuis plusieurs années.

« Elle dit que son « mari » l’avait entraînée chez un vieillard qu’elle ne connaissait pas, pour lui demander de les soustraire aux recherches de la police. Le vieillard leur avait fait un excellent accueil, mais voulait les employer dans une tentative en vue de forcer le coffre-fort d’une de nos principales banques. Le couple, ayant grand besoin d’argent, ne s’était pas formellement opposé à ce projet ; cependant la femme avait reculé en apprenant que son rôle consisterait à poignarder un des gardiens de nuit ; sur son refus d’employer la violence, l’étrange vieillard était entré dans une colère folle et l’avait menacée de la mettre à mort si elle ne consentait pas à lui obéir aveuglement ; emporté par la rage, il avait été jusqu’à briser un vase d’une balle de revolver, pour bien montrer qu’il pensait ce qu’il disait. C’est ce coup de revolver qui, entendu par des voisins, a provoqué l’intervention de la police.

« Pendant le siège, les deux hommes avaient exigé qu’elle rechargeât leurs armes ; elle avait bien essayé de s’enfuir, mais son compagnon, qui subissait l’ascendant du vieillard, l’avait brutalement ramenée à son poste, la menaçant de mort, et ponctuant cette menace d’un coup de crosse de revolver sur la tête.

« Enfin, à l’aurore, l’un des combattants, son ami, fut blessé et les réserves de projectiles étaient presque épuisées ; alors, elle essaya de persuader les deux hommes de se rendre, mais le vieillard éclata de rire et s’écria :

— Nous rendre ? Allons donc ! Ils n’auront que nos cendres ! et, saisissant un bidon de gazoline, il l’éventra, laissant le liquide se répandre sur le plancher.

« Aux dires de la femme Groosky, le bandit semblait en proie à une véritable crise de folie furieuse ; les yeux sortis de leurs orbites, il était secoué par un rire satanique. Terrorisée, elle tenta une suprême tentative de fuite, mais l’homme fut sur elle d’un bond, et, lui plantant ses griffes dans la gorge, se mit en mesure de l’étrangler, sans se départir de son ricanement diabolique. Alors, bien que blessé et pouvant à peine se traîner, Wohlpack intervint et, étreignant les jambes du vieillard, l’obligea à lâcher prise ; c’est à ce moment, que la malheureuse réussit à se dégager et à gagner la rampe de l’escalier, sur laquelle elle se laissa glisser, escortée par le sifflement des balles tirées par son irascible geôlier.

« Naturellement, ce n’est qu’après avoir reçu des soins, à l’Infirmerie Spéciale du Dépôt, que la femme Groosky donna ce récit détaillé ; au moment de son évasion, elle se contenta de crier aux policiers :

— Ils n’ont plus de munitions ; mon mari est blessé et l’autre va mettre le feu ! Allez vite !

« Bien que craignant un piège, les constables s’élancèrent vers la maison, dont, d’ailleurs, flammes et fumée commençaient à sortir ; ils ne furent salués d’aucun coup de feu, ce qui prouve bien que le défenseur de ce fort improvisé avait usé ses dernières balles contre la fugitive.

« Quand les hommes de police atteignirent le second étage, un spectacle impressionnant s’offrit à leur vue : la pièce du fond, celle qui donnait sur la rue, était la proie des flammes, mais, dans le vestibule, un blessé se traînait, demandant grâce, tandis qu’un vieillard au visage sinistre, attendait en ricanant les bras croisés. Il cria simplement :

— Vous ne m’aurez pas et vous ne saurez jamais qui je suis !

« Puis, sans leur laisser le temps de revenir de leur surprise, il saisit le blessé et, le traînant à la remorque, il se précipita dans le brasier.

« Ne pouvant songer à l’y suivre, les policiers cédèrent le terrain aux pompiers, qui ne tardèrent pas à être sur les lieux de la tragédie et qui, à l’heure actuelle, luttent encore contre les flammes. »

Enfin, dans le troisième article, paru quelques jours après le précédent, on lisait que les constables ayant participé au siège, avaient reconnu une photographie de la « galerie des criminels » pour être celle du vieillard mystérieux. Suivait une longue liste des crimes qui lui étaient imputés et cette énumération établit de façon indéniable qu’il s’agit bien du terrible personnage mentionné dans ce récit sous deux de ses noms de guerre : Lorenzo Lacroix et Grimard.

Ce « démon de la nuit » avait couronné sa carrière criminelle par un forfait épique, empreint d’horreur et de décorum : cette rébellion contre la société, ce combat sans merci contre les forces municipales, ce suicide peu banal, aggravé du plus horrible assassinat, tout cela portait bien la marque de fabrique de ce « cabotin » du crime. Fidèle à son habituelle manie, jusque dans la mort, il avait entraîné dans son sillage, son dernier complice, sa dernière victime.