L’empoisonneur/Une journée mémorable

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Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 62-65).

V

UNE JOURNÉE MOUVEMENTÉE


Dans la nuit qui suivit, Jeannette ne parvint pas à trouver dans le sommeil, l’oubli de ses peines. Elle était désormais fiancée, elle qui s’était cependant bien juré de ne jamais appartenir à un autre qu’Hector, et juste au moment où elle venait de donner son consentement à un mariage qui lui répugnait, elle apprenait que l’homme qu’elle aimait, à qui elle avait jadis donné sa parole, était toujours resté fidèle à leur engagement.

Elle eût voulu pouvoir se dire qu’elle n’avait pas le droit, dans ces conditions, d’accorder sa main au docteur, de désappointer ainsi celui qui ne l’avait pas trahie, mais elle comprenait bien que ce raisonnement satisfaisait son désir bien plus que son devoir. Avant tout, sa mission était de sauver sa petite sœur ; elle n’y faillirait pas et puisque, pour cela, il fallait qu’elle devînt Madame Noirmont, puisqu’il fallait qu’elle renonçât au bonheur, elle viderait jusqu’au bout la coupe amère du sacrifice.

Cependant, durant les jours qui suivirent, malgré les instances du docteur, elle ne pouvait se décider à fixer la date du mariage ; elle sentait bien que ce jour-là verrait pour elle le début d’un long supplice et, d’instinct, ne pouvait se résoudre à le déterminer.

Ceci ne faisait pas précisément l’affaire des deux coquins, qui avaient hâte de pouvoir poursuivre l’exécution de leur plan criminel et surtout d’en recevoir le profit. Aussi, un conseil de guerre fut-il tenu dans la loge du concierge et il y fut décidé de brusquer le cours des événements en provoquant une nouvelle alerte.

Ils en guettèrent vainement l’occasion tout un après-midi, mais Jeannette ne quitta pas l’enfant ; aussi, quand, à la tombée de la nuit, ils virent enfin la jeune fille partir aux provisions, ils s’empressèrent de mettre son absence à profit.

Comme d’habitude, Noirmont devait faire le guet dans la loge, en attendant que son oncle ait réussi à faire prendre le narcotique par la malade ; puis, sitôt celle-ci endormie, le pseudo-docteur monterait, sur le coup de sonnette du concierge, et ferait la piqûre.

Le hasard semblait servir les criminels car le vieux portier trouva Blanche endormie ; il s’approcha à pas de loup de la petite table et versa la drogue.

Mais, comme il se redressait, il poussa soudain un cri terrible et s’effondra sur le plancher, en proie à une frayeur indicible : un spectre était devant lui, une forme blanchâtre, ressortant dans la pénombre, et une voix sépulcrale le menaçait ainsi :

— Du royaume des ténèbres, d’où je viens, j’ai vu tous tes crimes et je veux que tu les avoues toi-même à cette enfant dont tu viens troubler le sommeil !

Nous l’avons vu au cours de ce récit, celui qui s’était gagné le titre de « Roi du Crime », n’était certes ni naïf, ni peureux ; mais cette apparition de l’au-delà, dans la demi-obscurité, au moment où il était persuadé d’être seul près de sa victime, avait complètement bouleversé ses nerfs ; toutes les croyances superstitieuses de son enfance le reprenaient, le dominaient, annihilant ses facultés de réflexion et de présence d’esprit.

Aussi, au lieu de songer à fuir, tomba-t-il à genoux, en implorant :

— Grâce !… Grâce !… Pitié !… Qui es-tu donc, toi qui me poursuis ?

Le fantôme sembla glisser plus près de lui et répondit sur un ton terrible :

— Je suis le père de cette enfant !

— Quoi, s’écria le misérable atterré, c’est toi, Joseph, toi que j’ai tué ?

— Oui, répondit l’étrange visiteur, oui, c’est moi, Joseph Lespérance, que tu as tué, comme tu voulais maintenant tuer mon enfant !

— Non, non, je voulais seulement lui verser un narcotique. Ce n’est pas moi qui la tue, c’est mon neveu avec ses remèdes ! Grâce !… Pitié !…

— Non ! Pas de pitié pour les canards boiteux ! s’écria alors le fantôme, changeant de voix et de style ; et jetant sur son piteux adversaire le drap qui le recouvrait, Charlot se mit en devoir de prouver qu’il existe des esprits frappeurs. Mais comme, décidément, il tenait de sa mère, le brave garçon ne restait pas muet et, tout en tapant de son mieux, il donnait libre cours à sa faconde :

— Tiens, vieux bandit !… Encaisse !… V’là un chèque accepté !… Tiens ! un autre ! … Et pis encore un petit !… Tu bouges plus ?… T’as c’qu’y te faut ?… Attends un peu que je donne de la lumière pour mieux voir ta face de crapule !… Là !… Pis, pour plus de sûreté, on va t’attacher les abatis !… Ayez pas peur, mamzelle Blanche !… V’là une canaille qui fera plus de mal à personne pendant une vingtaine d’années au moins !… Tiens, ça te réveille ?… Bouge pas ou bien tu vas en avoir encore, du narcotique !… Une bonne petite potion calmante, comme tout à l’heure ! … D’abord, t’as pas d’affaire à « kicker ! Tu vas faire un beau voyage aux frais du gouvernement !… T’apprendras à jouer au golf, tu sais ? avec des petits maillets longs de même pour taper sur des pelotes carrées ! Allez ! dans le coin, le paquet de linge sale !…

Poussant le vieux bandit, ficelé comme un saucisson dans un angle de la pièce, Charlot revint à l’enfant pour essayer de la rassurer.

À ce moment, Noirmont, s’inquiétant, venait voir ce qui se passait ; d’un coup d’œil, il jugea la scène et sans perdre une seconde, il sortit son revolver, ajustant Charlot.

Mais, au moment de tirer, il songea que la détonation ne manquerait pas d’attirer les voisins dans l’escalier, ce qui rendrait la fuite plus périlleuse. D’ailleurs, Charlot, penché vers Blanche, se trouvait à lui tourner le dos ; il remit donc son revolver dans sa poche et bondit, les mains en avant, espérant pouvoir saisir par derrière la gorge du gros garçon et l’étrangler silencieusement.

Fort heureusement, Blanche l’aperçut et poussa un cri, avertissant Charlot du danger ; se voyant découvert, Noirmont lança son poing à toute volée, mais ne rencontra que le vide, car le jeune homme s’était rapidement baissé, esquivant le coup et encerclant de ses bras l’adversaire. Dans ce mouvement, il sentit la crosse d’un revolver et réussit à s’en emparer, de sorte que lorsque le faux docteur, s’étant dégagé, voulut avoir recours à son arme, Charlot le mit en joue, disant sans s’émouvoir outre mesure :

— Cherche le pas !… Je le tiens !… Mais lève les mains, des fois que t’aurais un outil de rechange !… Tiens ! assieds-toi là et bouge plus, sinon tu vas manger des pruneaux !

À ce moment, il sentit à la jambe une douleur terrible : en tenant en respect le docteur, il avait reculé, sans y prendre garde, un peu trop près du concierge qui, réussissant à soulever la tête, mordait avec rage le mollet du jeune homme ; de surprise, ce dernier avait lâché l’arme, pour la possession de laquelle une lutte sans merci s’engagea.

Sans perdre un instant, Noirmont avait tenté de s’en emparer, mais Charlot, se dégageant d’une ruade, l’avait saisi à bras-le-corps ; tous deux se démenaient terriblement, se roulant sur le plancher, entraînant les meubles dans leurs chutes.

Blanche surveillait le combat, en proie à une intense frayeur et alors, un miracle se produisit : sous l’influence de la terreur, la petite paralytique se dressa peu à peu sur son fauteuil, fit quelques pas en avant, puis, tomba évanouie, couvrant de son corps l’arme meurtrière.

Charlot était un garçon robuste, mais son adversaire était plus vif et surtout plus vicieux que lui ; dans les bas-fonds et les bagnes, où sa vie s’était écoulée, il avait eu l’occasion d’apprendre tous les moyens sournois par lesquels un lutteur peut triompher d’un homme plus musclé que lui et bientôt, le bras du jeune Papin se trouva immobilisé, comme broyé dans un étau ; la douleur fut telle qu’il s’évanouit.

Sans perdre une seconde, Noirmont délivra son oncle et tous deux se précipitèrent sur la porte, qui s’ouvrit violemment : devant eux se tenait un homme jeune et élégant, en qui on devinait sans peine un athlète redoutable ; ils eurent un mouvement instinctif de recul que l’arrivant mit à profit d’une manière singulière.

D’un coup d’œil rapide, il fit l’examen des lieux ; il vit une fillette étendue, les bras en croix et dans un coin, un gros garçon également immobile ; tous deux semblaient privés de vie.

Une lueur de colère flamba dans les yeux du jeune homme qui, d’un geste prompt, referma la porte derrière son dos, fit tourner la clé dans la serrure et la mit dans sa poche ; puis, avec toute la force d’une résolution désespérée, il proféra cette terrible menace de duel à mort :

« À nous trois, maintenant C’est alors que Lorenzo Lacroix et Hector Labelle se reconnurent.

L’assurance de ce dernier en imposait trop aux bandits pour qu’ils songeassent à l’attaquer de front ; ils sentaient bien que la ruse seule pouvait leur donner la victoire ; aussi, au lieu de se tenir côte à côte, ils se séparèrent, de sorte qu’Hector ne pouvait attaquer l’un d’eux sans tourner le dos à l’autre.

Donc, tandis que Noirmont se glissait derrière une table, à la gauche du jeune homme, le concierge manœuvrait sournoisement vers l’endroit où était étendue Blanche. Comme il étendait la main avec l’intention de ramasser le revolver, Hector crut qu’il projetait de se servir du corps de l’enfant comme d’un bouclier. Cette seule pensée aiguillonna sa rage et déclencha son attaque.

D’un bond, suivi d’un crochet à la mâchoire, il mit le vieillard hors de combat, pour quelques instants du moins, puis, se courbant vivement, il évita une chaise que Noirmont lançait vers lui à toute volée, jeta de côté la table qui le séparait de l’adversaire, qui, se voyant traqué, recula, jusqu’à l’angle de la pièce, cherchant un moyen désespéré de se sauver ; soudain, Hector le vit s’accroupir vivement et foncer sur lui, tête baissée, il eut juste le temps d’esquiver le terrible choc et Noirmont, emporté par son élan, alla s’effondrer contre Blanche.

À ce moment, Hector eut à faire face à Lorenzo Lacroix qui, remis de son étourdissement, se préparait à attaquer ; mais tous deux restèrent figés par un cri d’enfant terrifié, auquel répondait un hurlement de rage douloureuse. La petite Blanche, bousculée par Noirmont, avait repris connaissance et, voyant qu’il voulait saisir le revolver, avait jeté cet appel d’épouvante, tandis que la brute tentait de la bâillonner de la main ; de sorte que, sans le vouloir, l’enfant, en serrant convulsivement les dents, avait pris au piège un doigt du misérable, lui infligeant une cruelle blessure.

Hector, se débarrassant du vieux par une violente poussée, se jeta sur Noirmont et, sans plus songer à rien, lui fit subir un terrible châtiment, ne le lâchant que lorsqu’il s’aperçut qu’il tenait dans ses mains un homme inconscient.

Lacroix cependant, n’était pas revenu à l’attaque : le hasard avait voulu qu’il tombât sur le seuil de la chambre à coucher ; la vue de la fenêtre ouverte et l’audition de coups sourds frappés dans la porte, lui avaient inspiré l’idée de laisser son cher neveu se débrouiller tout seul et de chercher le salut dans la fuite.

Entre temps, la porte avait été enfoncée par un groupe d’hommes résolus et, après de brèves explications, Noirmont fut mis sous bonne garde, tandis qu’on ranimait Charlot, qui n’avait rien de moins qu’un bras cassé ; un docteur fut promptement amené pour faire un pansement provisoire.

Quant à Blanche, que toutes ces émotions eussent pu tuer, elle bénéficiait au contraire d’une sorte de miracle : sous l’influence de la terreur, ses pauvres jambes, qui depuis longtemps déjà n’obéissaient plus à son cerveau, avaient retrouvé la faculté de se mouvoir et de supporter son corps. Elle était naturellement très ébranlée par tous ces événements, mais le médecin, venu panser Charlot, déclara qu’ils lui avaient causé beaucoup plus de bien que de mal et qu’on pouvait espérer la voir bientôt en voie de guérison complète.

Quand Jeannette arriva, folle d’anxiété de trouver un rassemblement devant sa porte, un étrange spectacle s’offrit à ses yeux :

Des hommes de police s’apprêtaient à emmener son fiancé de la veille, tandis qu’Hector Labelle, beau comme un gladiateur triomphant, lui tendait les bras et que le docteur s’empressait de la rassurer au sujet de sa petite sœur.

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Il convient de raconter ici quelques faits qui expliquent certains détails de la scène violente qui vient d’être relatée :

Contrairement au désir exprimé par Jeannette, le brave Charlot avait persisté dans son projet de télégraphier à Hector Labelle. Son bon cœur avait bien su trouver les mots qu’il fallait pour être certain que son ami accourrait sans délai à son message, ainsi conçu :

« Jeannette très malheureuse, a besoin de toi. Viens vite.

Charlot Papin. »

Hector avait reçu le télégramme le lendemain, car la distance était grande, et confiant ses instructions à son contremaître, il avait pris le premier train.

Mis au courant par son ami de la pénible situation de la jeune fille, il l’avait envoyé en ambassadeur, pour annoncer sa visite ; mais, au moment où le brave garçon cherchait en quels termes choisis exprimer sa démarche, Jeannette lui avait demandé de tenir compagnie à Blanche, pendant qu’elle allait faire ses commissions.

Non fâché de retarder un peu l’exécution de sa mission diplomatique, Charlot avait accepté et commençait à toucher un mot de l’affaire à l’enfant, quand un bruit de pas étouffés parvint à son oreille ; intrigué, il éteint vivement la lumière, dit à l’infirme de ne s’étonner de rien et alla se dissimuler dans la chambre à coucher.

C’est là que, voyant avec indignation les manigances du misérable, il eut l’idée de l’épouvanter en se recouvrant d’un drap de lit pour jouer le rôle de fantôme.

Hector avait flâné un moment dans les environs, tâchant de tromper son impatience en regardant les vitrines des magasins ; enfin, ne pouvant plus y tenir, calculant que son camarade devait avoir accompli sa mission, il s’était présenté, très ému, au logement de sa fiancée, mais entendant des bruits insolites, il avait brusquement ouvert la porte, pour se trouver en présence des deux malandrins.

C’est ainsi que cette journée dramatique se termina dans la joie et le dimanche suivant, la bonne Madame Papin, ayant emprunté de la vaisselle et des chaises, servait une joyeuse tablée.

Charlot montrait une verve étourdissante ; bien que son bras fut, pour longtemps peut-être, immobilisé dans un appareil, il considérait cela comme un petit détail lorsqu’il voyait la joie de la petite Blanche, délivrée de son infirmité, le bonheur de Jeannette et d’Hector, discutant la date de leur mariage, enfin, les regards admiratifs de sa brave femme de mère et surtout de sa charmante fiancée, Miss Arabella, qui l’appelait maintenant : son héros.