L’empoisonneur/Paul ou Joseph

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Éditions Édouard Garand (42 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 43-45).

XII

PAUL OU JOSEPH ?


Une fois enfermé dans sa chambre, l’étranger perdit sa belle contenance ! Il se prit à réfléchir à la double rencontre qu’il venait de faire et aux conséquences qu’elle pouvait entraîner.

Ainsi, Lise Gravel, la jeune mère abandonnée, était maintenant cette jolie femme connue sous le pseudonyme de Lise de Beauval et s’était acquis aux États-Unis une grande réputation de chanteuse. Elle était donc à l’abri du besoin et il était peu probable qu’ayant reconnu son mari, elle cherchât à se faire octroyer une pension. Cependant, par le cri du cœur qu’elle avait poussé :

« Enfin, Paul, je vous retrouve ! »

On sentait que l’amour n’était pas mort dans ce cœur délaissé. Or, une femme montre beaucoup plus d’acharnement dans la poursuite de son bonheur que dans la défense de ses intérêts. Ayant revu un instant son mari, ayant senti combien était restée vivace l’affection qui l’attachait à lui, n’allait-elle pas tout tenter pour le retrouver et reprendre la vie commune ?

Le front soucieux, l’homme songeait aux terribles conséquences d’une semblable aventure.

Puis, ses pensées s’orientèrent vers un autre but. Cette jeune fille, qui semblait accompagner Lise, cet ange aux cheveux blonds, aux yeux célestes, qui s’était subitement dressé devant lui, avait fait battre son cœur d’une violente émotion.

Ah ! comme il eût voulu lui ouvrir les bras et lui crier :

« Oui, c’est moi, mon enfant. Viens dans mes bras. Je suis riche, je veux maintenant assurer le bonheur de ceux que j’ai oubliés jadis ! »

Mais, au moment où il allait peut-être céder à cette impulsion, l’autre s’était approchée, et, à son cri, il avait tout de suite deviné qu’elle était Lise Gravel, la femme qui pouvait le démasquer et le perdre, l’envoyer au bagne, à l’échafaud même, lui, le paria, le voleur, le faussaire, l’assassin.

En un instant, toute sa vie de crimes se déroula devant son esprit comme sur un écran magique.

Il se revit délaissant le logis calme et honnête, pour le « blind pig » de la Françoise ; puis, tandis que le chef de famille se dévoyait, s’avilissait, l’ange gardien du foyer mourait de misère et de chagrin. Alors, venaient des années troubles de débauches alcooliques avec sa nouvelle compagne. Des souvenirs pénibles, de ceux qu’on n’évoque pas sans avoir une bouffée de honte, remontaient à son cerveau. N’avait-il pas fait une vraie martyre de sa fille, cette chétive enfant, si douce et si bonne ? … Sa Jeannette !… Ah ! comme il eut voulu la voir devant lui pour se jeter à genoux et implorer son pardon !…

Lancinante, la vision de son premier crime envers la société venait le hanter !

Ce misérable, forçant le tiroir de son contremaître, dérobant la paye de ses camarades, dressé, un marteau à la main, prêt à tuer plutôt qu’avouer, si son vol était découvert, c’était lui !

Ce fugitif, affolé de crainte et de remords, se mutilant pour se rendre méconnaissable, c’était lui !

Ce tricheur, acoquiné avec l’infernal Lorenzo pour dépouiller des partenaires trop confiants, c’était lui !… Toujours lui !…

Et enfin, le dernier crime, le plus hideux ! …

À celui-là, il ne voulut pas songer et, pour en chasser la hantise, il saisit un flacon de « scotch » et s’en servit une large rasade.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le petit jour transperce l’opacité du rideau. Sur le guéridon, la bouteille est vide. Dans le fauteuil, l’homme dort, d’un sommeil lourd, agité !

Le cauchemar, qu’il a repoussé de toute sa volonté, tant qu’il était éveillé, l’a repris, est venu s’imposer en maître à son esprit, dans le sommeil de l’ivresse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un homme est penché sur lui, le soignant, le ranimant, lui donnant à boire. Puis, le voici dans le camp de l’inconnu, les oreilles toutes vibrantes encore d’un vacarme de fer et de vapeur.

Des jours ont passé et il partage toujours l’abri de cet homme froid et taciturne, qui physiquement, lui ressemble d’une façon étrange.

Peu à peu, l’un et l’autre ont laissé échapper quelques bribes du passé, dans le besoin d’extérioriser leurs pensées dominantes. Maintenant, le fugitif recueilli connaît tous les secrets de son hôte et conçoit l’horrible projet.

Un soir, il revient seul au camp, les vêtements et les mains souillés de sang et de boue. Là-bas, bien enfoui, sous un épais taillis, repose le corps de celui qui lui a offert l’hospitalité, de celui qui lui a confié ses malheurs et le mystère de sa vie, de celui dont il a, pendant des mois, partagé l’existence rude et aventureuse et que, cependant, il vient de tuer, lâchement, traîtreusement, pour lui voler ses papiers d’identité et se substituer à lui.

Puis, viennent des semaines de solitude dans la forêt vierge, semaines consacrées à un patient travail de métamorphose.

Enfin, le jour est venu de récolter le fruit du crime !

Joseph Lespérance, penché sur le miroir, y voit l’image de Paul Gravel, un peu marquée peut-être, mais suffisamment ressemblante, avec la chevelure brune rejetée en arrière et la petite moustache taillée, pour que même des intimes n’aient aucun soupçon.

Au contact de Paul, Joseph a même affiné son langage, copié sur lui ses manières ; l’ancien ouvrier ivrogne peut passer pour un gentleman dévoyé et désabusé.

En même temps qu’il transformait sa physionomie, il travaillait le coup de plume, se souvenant des leçons du sieur Lorenzo, et il signe aujourd’hui le nom de sa victime d’une façon impeccable.

Dès lors, il peut rentrer dans la civilisation sans être le paria qui se cache, le fugitif qu’on poursuit et il peut jouir en paix de la fortune. Ses chèques, signés Paul Gravel, sont acceptés sans hésitation et, de ce fait, une somme considérable se trouve à sa disposition.

Un rictus tire la face blême du dormeur, rictus de défi à la société qui n’a pas su le démasquer, à la conscience qui ne sait plus le torturer, à Dieu qui ne sait pas le punir. Dieu ?…

Peut-être attend-il son heure pour que le châtiment soit plus grand, mieux proportionné à l’énormité du crime ?

Ne vient-il pas de manifester sa puissance en plaçant sur son chemin son enfant, dont la rencontre lui a broyé le cœur, et cette femme, cette Lise, qui peut le perdre, la seule peut-être capable de découvrir la supercherie et de le livrer à la justice ?

Le rictus de bravade s’est changé en une crispation de peur, car le cauchemar fait naître à présent des fantômes accusateurs :

Une jeune fille, le doigt tendu, lui répète douloureusement :

« Tu as déshonoré ceux qui portent ton nom ! »

Une jeune femme se dresse et le menace :

« Je vais venger mon mari que tu as tué ! »

Il veut se défendre, protester de son innocence, mais une autre silhouette surgit, pâle et ensanglantée, Paul Gravel est là et son silence, sa plaie béante, son regard de surprise et de reproche, accusent plus que des paroles.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les efforts que fait Joseph, pour repousser ces visions justicières, l’éveillent. Promptement, il écarte le rideau et ouvre la fenêtre, soulagé de voir le jour et de respirer l’air frais du matin, délivré enfin du rêve d’épouvante.

Quelques heures plus tard, il quitte Providence et se sauve loin, bien loin, vers un pays où il compte pouvoir s’étourdir en déployant son activité dans des entreprises industrielles, un pays où villes et usines sortent de terre comme des champignons, depuis que les capitaux américains sont venus exploiter le pouvoir des torrents canadiens, le pays de la « houille Manche », le lac Saint-Jean.