L’emprise : Bertha et Rosette/01

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I

Bertha et Gustin.


« Il en est de l’amour comme des litanies
De la Vierge, Jamais, on ne les a finies ».

A. de Musset


Seize ans ont passé. Seize ans de progrès, peut-être aussi de recul sous certains rapports. Le lac Saint-Jean est toujours le même apparemment au moins. L’eau s’est renouvelée sans doute bien des fois en ces seize années tout en paraissant être toujours la même.

La Grande Décharge était vendue. Des capitalistes avaient acheté la Vache Caille, quelques mois avant les élections de 1900, et rien n’indiquait que John Nicholson y eût la moindre part.

Mais toute vendue qu’elle était, la Vache Caille restait libre ; aucun barrage, rien ne la retardait dans sa course, rien ne dérangeait son mugissement.

Robert Neuville avait vieilli. La cinquantaine avait sonné pour lui ; sa moustache et ses cheveux étaient presque blancs, mais sa démarche restait toujours vive et alerte.

Quant à Célanire, elle paraissait toujours jeune ; bien souvent on la prenait pour la sœur aînée de ses fils les plus âgés. Ils étaient beaux les gars de Robert. Plus grands que leur père, ils avaient hérité de la belle stature des Dupaul et de l’énergique douceur de leur papa, dont ils suivaient les traces.

Travailleurs actifs et robustes, les aînés étaient estimés et recherchés par les lumbermen.

Économes et sobres, ils épargnaient et cette année-là, l’aîné avait décidé que ce serait sa dernière année de chantier. Conseillé par son père, il avait acheté une terre et il était décidé qu’il se marierait l’été suivant.

Quant aux autres, ils entendaient continuer encore à s’amasser de l’argent. Les plus jeunes aidaient au travail de la ferme.

Les filles étaient l’orgueil avoué de leur maman. Pour elle ses filles étaient la perfection en fait de beauté ; elle n’avait certes pas complètement tort. Quant au papa, il voyait dans ses enfants non seulement la beauté physique, mais surtout la beauté morale. Parfois il regrettait que la modicité de sa fortune, comparée à la lourdeur des charges familiales résultant d’une famille de seize enfants, ne lui eût pas permis de donner à ses filles quelques années de couvent. Il s’en consolait en constatant que sa fille Bertha, l’aînée alors âgée de dix-neuf ans, avait un langage et des manières au moins aussi soignés que sa nièce Rose, fille de sa sœur, qui elle avait eu trois ans de couvent.

Suivant l’expression canadienne, Bertha était un beau brin de fille. Et la mère Bouchard proclamait que ses parents n’auraient pas de misère à lui trouver un mari.

Au fait, le futur mari était déjà tout trouvé : Augustin Tremblay, le fils cadet au père Prud’homme Tremblay qu’on appelait communément Tit Nomme.

Augustin n’était pas riche. Fils d’un cultivateur assez à l’aise, il pouvait attendre de son père un peu d’aide sans doute, mais il fallait tenir compte que le père Tremblay avait une dizaine de garçons à établir.

Alors le plus clair des héritages à Gustin, c’était sa bonne santé, sa bonne réputation, le nom sans tache qu’il portait et les bons principes reçus dans sa famille, à la maison paternelle.

Comme la plupart des fils de colons, il avait eu recours au chantier, où il s’était gagné et amassé quelques centaines de piastres en vue de son établissement.

Augustin et Bertha s’étaient promis l’un à l’autre. Pas de fiançailles officielles, mais de simples promesses de jeunes gens honnêtes. Ensemble ils avaient compté ce qu’il faudrait pour s’établir et ils en étaient venus à la conclusion qu’avec deux ans de campe, de drave et de moulin, ils seraient assez riches pour avoir leur foyer. Et ils faisaient de riants projets d’avenir.

Dans leur droiture, ils se considéraient liés par leur simple parole, mieux et plus sérieusement que des fiançailles officielles ne lient d’autres moins consciencieux.

Ils se représentaient leur petit chez-nous, qui serait pauvre et modeste sans doute, comme la généralité des chez-nous campagnards. Mais un logis modeste, illuminé du soleil de l’amour basé sur la confiance et la foi, n’est-ce pas la plus grosse part de bonheur terrestre ?

Ils espéraient, ils escomptaient le bonheur… La guerre devait tout déranger. Triste guerre !

Pauvre Bertha ! Malheureux Gustin !

La guerre éclatait. Depuis longtemps, elle était inévitable. Les grandes puissances qui se jalousaient, s’y étaient préparées depuis des années.

L’Allemagne voulait de l’espace ; ses maîtres étaient avides de gloire, de grandeur, de domination. Le peuple français avait encore le souvenir de 1870 ; les jeunes grandissaient au refrain d’une revanche à prendre. L’Angleterre, continuant son jeu séculaire, entendait se faire l’arbitre maintenant l’équilibre entre les puissances rivales, afin de garder sa suprématie mondiale.

La guerre était inévitable. Le moindre incident devait mettre le feu aux poudres. L’incident de Sarajevo la faisait éclater dans toute son horreur.

Au Canada, il y eut de l’indifférence. La guerre en Europe, c’était loin ; on ne s’en mêlerait pas. Notre peuple habitué à se considérer comme une partie à part, croyait de bonne foi que les tueries en Europe n’auraient guère de répercussions chez nous. De là le sentiment général que résumait la mère Bouchard en ces termes : « Bandes de fous, qu’ils se cassent la gueule. Ici nous avons autre chose à faire. »

Le peuple avait compté sans les dessous de la diplomatie. Les Canadiens ne savaient pas que les passions d’orgueil, d’ambition, de cupidité, qui déchaînaient le cataclysme ailleurs, sont en quelque sorte une partie de l’héritage d’Adam, et qu’ici au Canada, nous avons hérité comme ailleurs.

Nos gouvernants nous jetaient dans la mêlée !

Le cabinet canadien par son chef promettait, dit-on, un demi million de soldats, et le chef de l’opposition s’écriait en pleine Chambre : « Nous donnerons notre dernier homme et notre dernier dollar ! »

Nous étions bien pris !

Pourtant ces promesses, ces déclarations n’étaient pas prises au sérieux : « C’est volontaire, disait-on, ira qui voudra. »

Et même on allait jusqu’à dire : « Ça va s’arranger. » Une foule de ceux qui s’engagèrent volontaires au début, comptaient tout simplement faire une promenade et revenir dans quelques mois, après un beau voyage et avec leurs gages.

Comme tant d’autres, Gustin devait tomber dans le piège.

Augustin Tremblay n’était pas un ivrogne, loin de là ; à peine lui arrivait-il de prendre un coup de temps à autre. Ce fut cependant sa perte. Un jour qu’à Chicoutimi il s’était amusé avec quelques gais lurons, il rencontra deux individus, racoleurs de soldats. Le fit-on boire plus que de raison ? Ou bien dans le gin qu’on lui servit, y eut-il quelque drogue stupéfiante ? Mystère. Toujours est-il qu’il se trouva enrôlé volontaire dans la force expéditionnaire pour outre-mer.

Dire son regret, dire combien il maudit la boisson qui lui avait fait perdre la notion de sa volonté, serait difficile. C’était fait, récriminer eût été inutile. Trop orgueilleux pour avouer sa saoulerie, Gustin prétendit s’être enrôlé par patriotisme, proclamant que la vue des nombreux soldats des puissances alliées, ferait réfléchir le Kaiser, l’amènerait à la paix en quelques mois, et que lui et les autres volontaires, auraient fait un beau voyage bien payé.

Le cœur de l’homme est un mystère. Gustin qui par orgueil ne voulait pas que le grand public connût les circonstances de son enrôlement, sentit le besoin de conter sa peine à quelqu’un.

Ce fut précisément la personne de qui il tenait le plus à être estimé, qu’il choisit pour confidente.

C’était le dernier jour de son congé d’adieu. Le dimanche après-midi, les deux jeunes gens, accompagnés de Monique, sœur cadette de Bertha, se rendirent au village. Gustin voulait faire ses adieux au Père Ballard, qui avait marié son père, qui l’avait baptisé, lui Gustin, et lui avait faire sa première communion.

Pendant que Monique s’amusait avec d’autres fillettes de son âge, les deux jeunes gens disaient au prêtre leur amour réciproque, leurs espérances, et leur chagrin de se quitter.

Peut-être que le vieux prêtre avant de se donner tout entier à son Dieu et à l’amour des âmes, avait-il eu, lui aussi, un amour humain ; peut-être aussi que ce fut sa seule connaissance du cœur humain qui lui fit comprendre l’inquiétude de l’homme et la détresse de la femme ; il demanda :

— « Vous vous aimez, n’est-ce pas ? Vous aviez décidé d’être époux. La vie est pleine de sacrifices, ayez le courage de faire le vôtre. Que le bon Dieu vous bénisse, mes enfants. »

Et à Augustin :

— « Que le souvenir de ton amie t’aide à être un bon soldat et surtout un bon chrétien. »

Tête baissée, la main dans la main, les deux jeunes gens écoutaient en silence les paroles du prêtre. Bertha pleurait sans sanglots, et finalement l’aveu de la faute sortit des lèvres du jeune homme :

— C’est cette maudite boisson ! Si je ne m’étais pas soûlé, je ne me serais pas laissé prendre. C’est fini. Jamais plus je ne boirai.

— Mon enfant, reprenait le prêtre, pour ne pas te soûler, il faudrait que tu ne touches plus jamais aux liqueurs enivrantes.

— Eh bien, c’est promis ! Jamais je ne boirai une goutte de boisson. Tu m’entends, Bertha, cette promesse que bien des fois tu m’as demandée, je te la fais avant de partir.

— Oh ! merci ! En retour, je te promets que je ne danserai plus jusqu’à ton retour. J’aime la danse comme toi le gin. Pour ton retour sain et sauf, je promets au bon Dieu de ne plus danser.

Engagements spontanés de part et d’autre, qui pourtant devaient être un jour bien difficiles à tenir.