L’emprise : Conscience de croyants/02

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CHAPITRE II

l’homme du chantier


Le Canada est un pays
Où chacun a une hache ou une scie.

(Dicton des Yankees)


Dans les régions du nord, au Lac St-Jean, au Témiscamingue, dans la région de l’Ontario, dans la Beauce, un peu partout, dans le Québec, on peut rencontrer l’homme de chantier, type spécial d’homme qui mérite description.

Vêtu sans recherches, assez souvent d’un pantalon de « corduroy », d’un surtout de même matériel, ou encore d’un « mackinaw » ou « sheep skin », un casque en laine comme coiffure, chaussé de « moquesson » et de « leggins » attachés au genoux, porteur d’un « pack » qui lui sert au besoin d’oreiller, l’homme de chantier monte à bord des trains de voyageurs ; on le reconnaît, on l’estime, on l’admire.

Sa démarche est posée, son maintien digne, sans prétention, sa figure hâlée de vent, de neige et de soleil, est éclairée de deux yeux francs, au regard limpide, qui, sans effronterie, vous regardent en face.

C’est l’homme du chantier. Il est peut-être petit, peut-être grand ; toujours il est vigoureux.

Il est peut-être blond, peut-être brun, ses yeux peuvent varier du bleu pâle au noir absolu, mais toujours, il donne une impression d’honnêteté, de franchise et de valeur au travail.

Il y a trois catégories d’homme de chantier. Il y a le vrai « lumber-jack » qui ne fait rien autre chose. Assez souvent, il est né dans un « camp », il y vit toute sa vie ou presque, il se gagne de l’argent pendant des mois, puis, un bon jour, c’est vacances. Dans un hôtel, il se met en pension, pour aussi longtemps que lui durera son argent, puis il retourne au bois ou à la « drave », se gagner encore de l’argent qu’il dépensera de la même manière, jusqu’à ce qu’enfin il meure, usé de travail et aussi un peu de ses fêtes.

Il y a encore le fils de cultivateur ou colon. Le père a un lot où il vit et élève sa famille, mais les revenus ne peuvent suffire à amasser de quoi établir les fils, alors, ils vont s’en gagner ; puis un jour, ils laissent le chantier pour fonder un foyer, avoir une terre avec sa chaumière, un chez nous, une femme, des enfants.

Puis encore, il y a le colon dont le lot pas assez défriché ne peut faire vivre la famille, le cultivateur trop chargé de dettes ou d’enfants, qui va au chantier pour nourrir sa nichée. À celui-là, il faut une énergie peu commune pour ne pas devenir un vrai lumberjack, et cesser d’être un colon ou un cultivateur.

Au chantier, pendant des mois, un grand nombre perdent le goût du défrichement et de la culture. Bientôt, ils ne cultivent presque plus.

Après avoir commencé par aller au chantier pour se gagner quelques piastres pendant la morte saison, parce que leur terre n’était pas suffisante à leur activité et surtout à leurs besoins, ils en viennent à ne plus travailler qu’aux chantiers. Parfois même, à l’automne, ils amènent au bois femme et enfants. C’est ainsi que certains hommes de chantiers ont vu le jour au « camps », y ont passé presque toute leur vie.

Il semble même que le chantier exerce une attraction sur ces hommes, solides et intrépides travailleurs. Je me rappelle un bon cultivateur du nord, qui, venu me chercher à la gare de Bilodeau, me disait en riant qu’il était malade, pas dangereusement.

— Quel est votre mal ?

— C’est le mal du chantier. À tous les automnes, au temps de l’ouverture des «  campes », je suis ainsi pour une couple de semaines ; il me manque quelque chose. C’est la fièvre du chantier.

En hiver, Joseph Dugré était un homme de chantier. En été, il cultivait sa terre, faisait du défrichement, mais quand, à l’automne, la Saint-Michel passée, les paiements faits, il constatait que la bourse était vide, il embrassait sa femme et ses enfants : « Adieu mes chéris, je reviendrai à Pâques, à moins de maladie ».

Vers le milieu de mars, Joseph Dugré revenait à Saint-Méthode, dans la chaumière, sur les bords de la Ticouapé, il retrouvait son nid, où parfois il y avait un oisillon de plus.

C’est ainsi qu’avec le temps, la chaumière des Dugré, sur le bord de la Ticouapé, devint trop petite pour les dix-sept enfants du couple Dugré. On l’agrandit, et tout en élevant une famille de solides Canadiens, de gentilles Canadiennes, tout en passant au chantier les mois d’hiver, on poussait activement le défrichement pendant les mois d’été.

C’était août 1925 ; les récoltes étaient belles, les pâturages plantureux respiraient l’abondance. Joseph Dugré caressait l’espérance que l’hiver suivant, il pourrait rester chez lui. Son fils aîné, beau grand « gars » de vingt-deux ans, n’avait jamais fait de chantier. Son père avait toujours préféré s’exposer lui-même aux durs travaux et éviter à son fils les dangers physiques et moraux des « camps ».

Irénée Dugré caressait un rêve. La terre paternelle était grande, on y avait défriché au-delà de deux cents acres, le troupeau de vaches était beau, elles étaient nombreuses, alors Irénée s’était dit que son père pourrait lui en donner quelques unes. En 1924, on avait acheté une terre à quelques arpents de la terre paternelle ; c’était compris que ce serait là l’établissement d’Irénée.

Le jeune homme rêvait d’un nid à lui, son chez soi, pauvre et modeste, avec une compagne aimante et aimée. La compagne était toute choisie, c’était la fille de Robert Neuville, une de nos vieilles connaissances.[1]

Irénée Dugré était allé travailler aux foins et aux récoltes à St-Prime, chez grand Boileau. Il s’était trouvé que la sœur de Bertha et Monique avait passé deux mois chez Rivest. Les deux jeunes gens s’étaient connus et aimés. Foncièrement honnêtes, leurs amours avaient été sérieuses. Lucie, que l’on appelait Lucette, était jolie. Comme ses sœurs, elle avait tout pour plaire. Irénée devait tomber sous le charme. Les parents ne devaient pas mettre d’obstacles à leur union. Il n’y avait qu’une ombre, Irénée Dugré n’était pas riche. La terre que son père lui avait achetée, n’avait pas de maison ; il fallait en bâtir une, et cela devait retarder le mariage.

Attendez à l’an prochain, avait dit le papa Neuville.

L’attente paraissait un peu longue, mais, il le fallait, et puis on se verrait souvent. Un des fils Neuville s’était établi sur une terre du trois. Lucette allait passer quelques semaines chez gros Paul. Irénée multipliait les visites.

L’avenir était rose. Pleins d’espérances et de beaux projets, les jeunes gens travaillaient sans relâche, mais on était chez soi. Les journées de travail étaient longues, mais on n’était pas commandé par les cloches et les sifflets. La volonté de bien faire, la liberté, le désir d’avoir son chez nous, étaient pour Irénée un stimulant autrement puissant que la plus belle rémunération du mieux payé des mercenaires.

  1. Voir Bertha et Rosette.