L’envers du journalisme/III

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CHAPITRE III.


Bernier, Dorion et les autres



Changer son mode d’existence, et ses habitudes est toujours chose assez difficile, mais cela devient particulièrement dur quand le changement consiste à perdre tout confort et à se livrer à un travail plus ardu : Martin en faisait l’expérience, depuis quinze jours qu’il était au journal.

Plus de siestes, le matin, plus de délicieux engourdissements dans un demi-sommeil, entre deux draps bien chauds, en se disant que rien ne le pressait de se lever. Au lieu d’attendre les premières lueurs du jour, il lui fallait maintenant sauter hors du lit, mal éveillé encore, vers cinq heures et demie ou six heures, à la lumière artificielle du gaz.

Il se hâtait de faire sa toilette, de prendre un déjeuner sommaire, puis il montait dans le tramway plein de travailleurs et de petits employés besogneux et descendait à la porte du journal, à sept heures, au moment où les journaliers commenoent leur travail et à l’heure à laquelle il avait autrefois habitude de sortir du lit.

Oui, c’était, en vérité, un changement du tout au tout.

Il l’aceptait cependant en philosophe et s’occupait à faire de son mieux le travail qui lui était confié, sans se livrer à des regrets inutiles.

Il faut dire aussi qu’on n’a guère le loisir de s’apitoyer sur son propre sort, quand on est reporter : on a tout juste le temps de raconter les heurs et malheurs des autres.

Le chroniqueur des événements quotidiens doit courir ici et là, partout à la fois et pourtant revenir au journal à l’heure fixée pour donner la copie. Il lui faut se dédoubler en quelque sorte, tout observer sans s’émouvoir et sans se permettre d’autre geste que celui du crayon sur le papier, puis revenir raconter, en tâchant d’y mettre de la vie, les événements dont il a été le témoin impassible. Il est toujours à la course, car il faut faire vite, tout dire et arriver à temps. Il est trop occupé à observer les autres pour pouvoir s’observer lui-même.

Il devient une machine à prendre des notes et à raconter des faits divers, heureux quand il peut demeurer au-dessus du métier qu’il fait et ressaisir quelques bribes de son intelligence, une fois la journée faite.

Martin traversait la période la plus déprimante, celle où le journaliste nouveau, mis à l’essai, est surchargé et accablé des besognes les plus diverses : euchres, assemblées, fêtes de charité ou autres. Après la matinée passée au recorder et le lunch pris à la hâte, c’étaient des après-midi consacrées à faire des traductions, à rédiger des nouvelles pour le lendemain, puis, le soir, harassé de fatigue, il lui fallait encore passer ses soirées hors de chez lui et assister à des réunions où la gaieté et l’entrain de tous achevaient le travail d’annihilation de son esprit. Il rentrait à moitié ivre de fatigue et de sommeil, et s’éveillait, le lendemain, pour recommencer.

Après quelques semaines ainsi passées, s’il ne tombait pas malade et s’il n’était pas pris de découragement, on lui reconnaîtrait la santé et l’énergie nécessaires pour devenir un bon reporter.

Tous ont passé par là et tous suivent avec curiosité les débuts d’un nouveau, dans une salle de rédaction.

Martin rencontrait quelques sympathies parmi ses camarades, mais il se heurtait à un nombre encore plus grand d’indifférents.

« Vois-tu », lui disait Bernier, « il y a beaucoup de solidarité parmi les journalistes, mais il y a encore plus d’égoïsme. On trouve cependant de bons diables, parmi nous. Pour ta gouverne, je vais, si tu veux, te dire ce que sont les membres de la rédaction, ici. De cette façon, tu les connaîtras, et tu sauras comment te conduire, dans tes rapports avec eux. »

Martin ne demandait pas mieux. Une après-midi qu’ils étaient inoccupés, Bernier fit une revue des reporters du journal et lui donna sur le caractère de chacun des renseignements qui devaient lui être très utiles dans la suite.

En vrai journaliste qu’il était, Bernier lui indiqua en même temps les attributions de chacun et lui expliqua l’organisation du service des nouvelles, le plus important et le plus considérable de tous dans la plupart des journaux.

Les journaux à nouvelles doivent avoir un personnel nombreux et distribué de façon méthodique, afin de n’être jamais pris au dépourvu par aucun événement quelconque. Il leur faut tout prévoir et contrôler en quelque sorte jusqu’à l’imprévu. Dans ce but, chaque homme est chargé de surveiller chaque source possible de nouvelles.

La police, d’abord. C’est là qu’on apprend les meurtres, les enlèvements, les vols sensationnels et les autres crimes dont le récit trouve toujours un bon accueil auprès du gros public amateur d’émotions fortes — et malsaines. …

Lemire et Petit « faisaient la police », comme on dit en langage de journaliste. Ils étaient ivrognes et avaient des instincts assez bas et assez grossiers pour se mêler sans répugnance au monde des criminels et des policiers. Cela leur était d’un grand secours dans leur travail, car le reporter qui a le sens moral trop développé et des goûts trop raffinés n’est pas particulièrement à son aise dans les cercles policiers et en correctionnelle. Lemire avait plus de style que Petit et portait aussi la boisson beaucoup mieux, de sorte que l’un d’eux était presque toujours valide et en état de faire son travail. Quand tous deux étaient sobres, ils faisaient beaucoup de copie et ils écrivaient, à eux deux, des choses capables de faire rougir un cuirassier. Dorion coupait alors dans leur copie et passait le crayon sur les phrases trop crues, avec un sourire d’amusement et un hochement de tête désapprobateur.

Le service de la bourse était confié à Leblanc, excellent garçon qui se mêlait surtout de ses affaires et qui ne s’occupait de celle de ses camarades que quand il pouvait leur être utile.

Caron faisait les cours civiles et renseignait consciencieusement les lecteurs du journal sur ce qui se passait dans le temple de la chicane. Entretemps, il prenait part à toutes les petites intrigues ourdies entre camarades contre d’autres camarades et il travaillait à demeurer ami avec ceux contre lesquels il intriguait.

Collin et Dupuis faisaient, l’un le service des chemins de fer et des hôtels, et l’autre celui de la navigation. Ils étaient tous deux de gais compères et n’aimaient rien tant que de jouer des tours, généralement inoffensifs, à leurs compagnons de travail.

Puis il y avait Dugas, le reporter de la morgue et des hôpitaux, dont le service quasi-funèbre ne parvenait pas à attrister le caractère. Il avait certainement, au cours de sa carrière, vu plus de cadavres qu’aucun entrepreneur de pompes funèbres, — sans que sa digestion en souffrît.

Targut était un Français de France. Il avait fait du théâtre, puis sa santé chancelante l’empêchant de continuer, il était venu au journal, où il achevait de mourir de la poitrine. Il n’avait pas de service particulier et il faisait un peu de tout : comptes rendus de réunions diverses, entrevues avec celui-ci ou celui-là, et le reste…

Sasseville faisait le sport. C’était un bon diable à qui on pouvait se fier et qui avait la belle humeur d’un véritable sportman.

Et il y en avait encore une foule d’autres : Goyon, qui dépouillait le courrier envoyé, par les correspondants de la campagne et des différentes villes de la province ; Roy, qui était chargé d’écrire les inepties qui servent d’accompagnement aux gravures trop souvent grotesques dont un grand journal se croit obligé d’orner sa première page, chaque samedi ; Brunet, qui fréquentait dans le monde de l’immeuble et de l’auto ; Arpin, qui s’occupait des incendies et des nouvelles de la banlieue ; Lachapelle, qui assistait aux séances du conseil municipal et qui rapportait les solennelles fumisteries des édiles de la bonne ville de Montréal ; Langevin, qui joignait à l’occupation de traduire les dépêches de la presse associée celle, non moins importante pour lui, de brouiller les camarades, afin de profiter autant que possible de leurs discordes.

Ces journalistes, appartenant à des classes sociales différentes et dont quelques uns avaient choisi le journalisme comme gagne-pain parce qu’ils n’avaient pu réussir ailleurs, formaient un assemblage fort disparate. Les étudiants qui n’avaient jamais pu se faire recevoir médecins, avocats ni quoique œ soit étaient en majorité parmi eux. Il y avait aussi une couple de jeunes avocats, que le manque d’argent avait empêché d’attendre une clientèle qui ne venait pas.

Dorion, qui avait charge de faire marcher avec ensemble des éléments aussi dissemblables, était un journaliste de carrière. Il en avait vu passer de toutes les sortes sous ses ordres, et il savait tirer le meilleur parti possible des aptitudes d’un chacun.