L’envers du journalisme/XX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XX


Le poison



Jai dit que le reporter est souvent exposé aux rancunes et aux vengeances et qu’elles s’exercent souvent aussi dans l’ombre, lâchement. Martin, comme bien d’autres, devait en faire l’expérience. Et ce qui est le comble du raffinement, il devait être frappé par ceux qu’il croyait ses amis. Il ne savait pas du tout quel danger le menaçait quand, quelques mois après les élections, il rencontra, rue Saint-Jacques, deux fonctionnaires qu’il connaissait bien et avec lesquels il était en excellents termes.

Ils l’invitèrent à prendre une consommation. Comme Martin était pressé et qu’il n’y tenait guère, il refusa ; mais ils insistèrent tellement qu’il finit par revenir sur son refus.

Les trois amis continuèrent donc ensemble.

Ils passèrent devant plusieurs restaurants et l’un dit à l’autre, à diverses reprises : « pourquoi n’entrons-nous pas ici ?

— Non, non, répondit son compagnon, j’ai un endroit particulier où je veux aller.

Martin assistait, étonné, à cette comédie et se demandait pourquoi, après l’avoir tant prié, on le faisait ensuite marcher si longtemps.

On arriva enfin au restaurant de prédilection de celui qui avait voulu s’y rendre.

Les trois hommes commandèrent les boissons qu’ils désiraient, mais avant qu’elles ne fussent servies, l’un des amis de Martin demanda à Martin et à son compagnon de l’excuser un instant, disant qu’il voulait téléphoner. Il fit en même temps un signe au garçon, qui le suivit au bout du comptoir, où ils se dirent quelques mots, à voix basse. Le garçon prit de ses mains un petit papier contenant quelque chose qu’il jeta dans la boisson chaude ordonnée par Martin, puis il servit les trois verres.

Quand il eût téléphoné, le troisième buveur revint et on trinqua.

Martin était à peine sorti et avait à peine dit bonjour à ses amis qu’il ressentit dans l’estomac une sensation singulière. Il n’en fit aucun cas et se dirigea vers le journal, où il avait affaire avant de se rendre chez lui. — C’était l’après-midi.

Il rencontra deux ou trois personnes qui le regardèrent avec tant d’attention qu’il en fut ennuyé.

Arrivé au journal, il se rendit compte qu’il n’était pas bien. Il ressentait un vague malaise, sans pouvoir comprendre ce que c’était. Il avait l’impression que son estomac était paralysé, comme s’il eût contenu une substance qu’il se fût refusé à digérer.

Rendu chez lui, il se sentit un peu mieux et ne pensa plus au malaise dont il avait souffert.

Mais le lendemain, il se trouva plus mal.

Cela le prit vers neuf heures, quand la digestion de son déjeuner commença à se faire. La sueur lui coulait par tout le corps et il avait un mal de tête atroce. Il regardait cependant toute sa lucidité d’esprit et il fit son travail comme si rien n’était.

Mais il perdit graduellement ses forces. Quand il arriva chez lui, à l’heure du lunch, il était si faible qu’il se demanda s’il ne devait pas se coucher plutôt que de manger. Il mangea cependant, mais immédiatement après il se sentit encore plus faible, tellement qu’il se dit : « c’est comme cela qu’on doit se sentir quand on va mourir. »

Il avait sommeil et il crut que cela lui ferait du bien de dormir.

Il tomba sur son lit comme s’il avait été assommé.

Quand il se réveilla, ses forces lui étaient un peu revenues, mais il avait une fièvre violente. Il resta donc au lit. Vers le soir, sa fièvre augmenta au point qu’il fallut téléphoner au médecin, qui était malheureusement absent et ne pouvait venir avant le lendemain matin. Martin préféra attendre plutôt que de demander un autre médecin et déclara qu’il ne se sentait nullement en danger. Il fut cependant bien heureux quand le médecin arriva, le lendemain.

Après avoir dit bonjour à son malade, le docteur lui prit le poignet pour lui tâter le pouls. Il eut un moment de surprise et d’épouvante ; il ne trouvait pas le pouls. Il mit précipitamment sa main plus haut sur l’avant bras, en essayant de cacher son trouble, afin de ne pas inquiéter le malade ; il rencontra alors le pouls, qui battait plus vigoureusement qu’il ne l’aurait cru. Il prit ensuite la température qui, chose singulière, n’était pas très élevée.

« Comment me trouvez-vous, docteur, » demanda Martin ? « Je vais pouvoir sortir demain, n’est-ce pas : je me sens beaucoup mieux. »

— Vous ne sortirez ni demain, ni après-demain, répondit le docteur. Vous allez demeurer au lit pendant trois ou quatre jours, puis on me téléphonera comment vous êtes. Je verrai alors si vous pouvez vous lever.

Martin demeura donc couché. Il essaya bien de se mettre debout à côté de son lit, le lendemain, mais il eut peine à réussir, ce qui le convainquit de la sagesse des ordres du docteur.

Il demeura ainsi pendant trois jours, attendant que les forces lui revinssent.

Il ne pouvait même pas lire sans fatigue et il passait de longues heures les yeux au plafond, contemplant malgré lui une tache causée par l’infiltration de l’eau venant du toît, tache que son propriétaire avait négligé de faire disparaître. Il lui semblait que cette tache prenait mille formes diverses et bizarres, comme les nuages que l’on contemple, couché sur le dos dans l’herbe odorante et les yeux au ciel, dans les campagnes. — Hélas, la campagne et l’herbe verte étaient fort loin, et il ne voyait de ciel, par sa fenêtre, qu’un tout petit coin avec de gros toîts.

Le quatrième jour, il put se lever ; le lundi qui suivit, il retourna au journal. Son absence n’avait apparemment pas été remarquée. Il pensa avec amertume qu’il n’était pas grand chose, après tout, qu’il n’était qu’un infime rouage dans une machine et qu’elle pouvait marcher sans lui.

Il se mit à travailler, s’efforçant de s’absorber dans son ouvrage et de s’oublier lui-même avec ses dégoûts et ses rancœurs.

Il s’aperçut que le pupitre voisin du sien était vide. « Où est Labrie, » demanda-t-il à un reporter ? — C’était le nom de son voisin, un jeune étudiant entré depuis peu au journal.

— Comment, lui répondit son camarade, tu ne sais pas ?… C’est vrai, tu as été absent.

— Qu’est-ce qu’il a eu ?

— Il est mort.

— Mort !

— Oui. Il a pris du froid. Il a attrapé une péritonite, qui l’a emporté en trois jours.

Martin baissa la, tête et continua à travailler. Le city editor lui apporta alors une feuille couverte de notes. « Ce sont des notes sur la mort de Labrie, » dit-il ; « voulez-vous me faire un article nécrologique ? Soignez cela, n’est-ce pas : c’était un camarade ».

Martin travaillait, travaillait. Il lui semblait qu’il avait été coupable d’être malade et il voulait expier. — Est-ce qu’on a le temps et les moyens d’être malade, quand on est pauvre et qu’on travaille pour gagner sa vie : c’est un non sens.

Tout-à-coup, la voix du city editor s’éleva.

« As-tu fini la mort de Labrie, » demandait-il à Martin ? « Oui, répondit celui-ci.

— « Envoie-moi la donc, alors.

« Apporte vite, » cria-t-il au garçon, qui était allé chercher la copie de Martin, « le journal n’attend pas. »