L’esclave des Agniers/01

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 1-34).

— I —

LA LETTRE DE PERRINE



CHARLOT, occupé à charger les fusils de Kinaetenon, s’interrompit. Des aboiements nombreux, accompagnés de cris, de courses autour de la tente, lui firent malgré lui relever la tête. Un coup de feu retentit. Puis, tout bruit cessa, sauf un rauque éclat de rire, qui résonna près, bien près de lui. Il allait sortir. Kinaetenon apparut à l’entrée de la tente :

« Mon frère quittait donc son ouvrage sans l’avoir terminé, » gronda celui-ci. La figure du sauvage était rouge. Ses cheveux tombaient en désordre. Sa main droite portait une large coupure.

— Je t’en prie, Kinaetenon, ne me fais pas de reproches sur ce ton. Je finirais par croire que tu me hais, comme tous les tiens savent si bien le faire.

— Que mon frère finisse son ouvrage. Il ne sortira pas avant, scanda Kinaetenon, d’une voix moins rude et en haussant les épaules.

— Tu es blessé, Kiné ?

— Oui.

— Fais voir. Oh ! oh ! l’entaille est profonde. Que s’est-il passé ?

— Une querelle avec le mari de ma sœur.

— À cause de moi, hein, mon frère ? Ils me poursuivent de leur haine, ceux-là. À travers toi. Ils devinent que tu m’aimes, au fond. Hélas ! mon sort ne me semble si triste, ici, qu’à cause des ennuis qu’il t’attire.

— Mon frère sait comme moi que ma sœur ne m’a jamais aimé et qu’elle a tourné le cœur de son mari contre moi.

— Je me le dis souvent, c’est vrai, pour atténuer mes regrets… Tiens, Kiné, voilà ta main pansée… Mais tu ne m’as pas raconté la cause de la querelle.

— Mon frère est curieux.

— Kiné, est-ce étrange, en entendant tout à l’heure des aboiements, il m’a semblé reconnaître ceux de mon bon chien, ceux de Feu, si mystérieusement disparu depuis un an. C’est durant le premier mois de ma terrible congestion de cerveau, provoquée par la vue du Père Jogues assassiné, que Feu a disparu, n’est-ce pas, Kiné ?


— Oui.

— Tu ne sais rien des circonstances de cette disparition. Refuseras-tu donc toujours de me répondre ?

— Pas aujourd’hui, dit soudain Kinaetenon d’une voix sombre, mais résolue. Oui, mon frère va tout savoir !

— Ah ! fit Charlot surpris.

— Mon frère, continua lentement le sauvage, n’avait pas à s’inquiéter, car qu’il le sache, c’est moi, moi, qui avais renvoyé son chien du camp. Il est parti, une nuit, sous la garde d’un Algonquin qui s’évadait avec succès grâce à moi.

— Toi, Kiné, tu as fait cela ? Je ne te crois pas. Pourquoi ?

— Mon frère semblait ne pas revenir à la vie. Il appelait sa sœur. Il lui disait adieu si tristement. J’ai chargé son chien d’un message pour la blanche fille, aux cheveux de lumière…

— Quel message ? Tu ne sais pas écrire Kiné.

— Au collier du chien, j’avais attaché un cœur taillé dans un beau morceau de bois. Une flèche perçait ce cœur. Elle signifiait que tu avais le cœur blessé par le chagrin et l’ennui. Tu voulais recevoir des nouvelles des visages pâles. L’Algonquin m’avait promis d’expliquer tout ceci à ta sœur. Vois-tu, mon frère, il me semblait qu’un envoi quelconque des tiens par les mêmes moyens, par une course longue mais rapide de Feu à travers les bois, t’empêcherait peut-être de mourir.

— Bon Kiné ! La mort elle-même ne veut pas de moi, ici… Ah ! si je ne t’avais pas, quel désespoir serait le mien… Mais que penses-tu qu’il ait bien pu arriver à Feu ? Il devrait être de retour, maintenant ?… Oh ! Kiné, quelle bonté ingénieuse est la tienne ! Avoir songé à ce stratagème !

— Ton chien est de retour, mon frère », dit tout à coup Kinaetenon, en se redressant, et en plaçant ses deux mains sur les épaules de Charlot. Le regard du sauvage semblait d’une tristesse profonde tout en annonçant une bonne nouvelle, semblait-il.

— Feu est de retour ? » s’exclama Charlot. Il ouvrait de grands yeux. « Allons, allons, tu as la fièvre, Kiné. Ta blessure est venimeuse peut-être. Viens, viens te reposer sur ta natte. Je te veillerai bien, va, ce sera enfin mon tour !

— Ton chien, mon frère, est de retour », reprit de nouveau Kinaetenon. Le sauvage n’avait pas modifié son attitude. Il plongeait de plus en plus ses yeux tristes dans ceux de Charlot.

— Mais alors, où est-il ? Où est Feu ? » questionna Charlot. Une faible rougeur montait à son front. Oh ! une telle joie n’était pas possible, avoir, à l’instant même, des nouvelles de Perrine, de tous les siens tant aimés là-bas.

— Où est Feu. Kiné ? reprit Charlot, avec un peu d’impatience. Dis, dis vite.

— Mon frère ne s’était pas trompé tout à l’heure. C’était son bon chien qui aboyait tout prés d’ici… Il arrivait joyeux… » Kinaetenon baissa la tête.

— Ah !… Et puis,… Parle ! Mais parle donc ?

— Hé ! hé !  ! soupira Kiné, mon frère n’a-t-il pas entendu tout à l’heure un… un… un coup…

— Un coup de feu ! Ah ! mon Dieu… C’était Feu que l’on immolait… Je comprends tout. Tu as voulu le sauver, Kiné ? Tu t’es battu avec ton beau-frère à ce sujet… Oh ! misère de misère, murmura douloureusement Charlot, en se laissant glisser à terre et en cachant sa tête entre ses mains.

Il se releva bientôt : « Kiné, dit-il gravement, va chercher le corps de mon fidèle, ah ! si fidèle ami !… Amène-le ici. Je ne veux pas que personne ait le spectacle de ma douleur… Mais, j’y pense, n’y va pas. On te ferait encore du mal, à cause de moi.

— Je n’aurai pas loin à aller, répondit avec douceur Kinaetenon. Feu est là, à la porte de la tente. Ma sœur l’a traîné ici en riant de tout son cœur du chagrin qu’elle nous causerait à tous deux.

— J’ai entendu rire ta sœur en effet, dit Charlot, mais je ne me doutais guère de la raison de ce rire. Va. Kiné, traîne ici mon Feu. Je veux le voir une dernière fois, avant que nous l’enterrions tous deux. Car, on serait capable de le voler, mon bon chien, pour le manger ensuite. Et cela, je ne le veux pas. Toi, non plus, je suis sûr, Kiné. »

Kinaetenon obéit. Puis, ayant placé le corps de l’animal tout près de Charlot, qui s’était assis, avec de grosses larmes dans les yeux, il quitta vivement la tente. Charlot l’entendit bientôt. Il murmurait un chant lugubre, un chant de mort, commun chez tous les sauvages, en pareilles occasions.

Charlot pleurait en considérant de plus près la pauvre bête. Qu’elle était maigre, qu’elle paraissait épuisée par la longue randonnée il travers la forêt, sans nourriture souvent, menée rudement par un maître d’occasion, tel qu’en témoignait le cou meurtri de l’animal, tout près du collier. Pensivement. Charlot enleva le collier. Il l’examina. Sans doute, le mot de Perrine avait dû y être fixé de quelque façon. Mais ses ennemis devaient bien vite l’avoir arraché, puis jeté très au loin. Pauvre Feu ! Ses misères à lui venaient de prendre fin. Plus jamais, il n’apercevrait la face de ces cruels sauvages ni ne sentirait sur son échine amaigrie quelques coups de bâton sournoisement appliqués. Charlot se prit à flatter avec douceur la tête de l’animal. Il lava ensuite la blessure à la tempe.



Une demi-heure plus tard. Kinaetenon et Charlot plaçaient l’animal dans une fosse hâtivement creusée tout au fond de la tente. Fatigué, déprimé. Charlot, une fois le sombre devoir rempli, se jeta sur sa natte. Kinaetenon se mit à couper et à tailler le cuir du collier de Feu. Il voulait en obtenir un anneau solide et étroit. Charlot le regardait se servir avec quelle adresse du couteau de Perrine, ce couteau qu’il lui avait, un jour, cédé avec tant de bonheur, par gratitude.

Soudain, le sauvage poussa une rauque exclamation et jeta le couteau au loin. Puis, il regarda Charlot les yeux étincelants, tout en refermant la main sur le collier mutilé.

« Qu’y a-t-il, Kiné ? Tu parais tout drôle ?

— Mon frère peut-il supporter une grande joie ? Il vaudrait mieux qu’il dorme avant, peut-être ».

Charlot se souleva, souriant malgré lui de la gravité étrange du sauvage.

« Mais que bredouilles-tu là, Kiné ? Et pourquoi refermes-tu la main sur le collier ? Tu travailles le cuir avec adresse, parole d’honneur ?

— Regarde, Charlot, ce qu’il y avait entre deux bandes de cuir solidement cousues ? Regarde !

— Je veux bien. Kiné ! Mais ouvre encore plus ta main. Que tu es mystérieux !… Ah !!!

Et Charlot vit alors un miracle de prudence se réaliser. Trois feuilles minces de papier toutes couvertes d’écritures, sortirent peu à peu d’une cachette très habilement pratiquée dans le cuir. « Oh ! Perrine, Perrine, quelle finesse était la sienne en toutes occasions difficiles ! » soupira Charlot.

— Ta sœur aux cheveux de lumière, à la tête aussi sage que celles de nos vieux guerriers. Qui aurait pensé à si bien cacher tout cela. Ah ! Mon frère ne m’écoute plus ? Qu’il lise ! Qu’il lise ! La nuit va bientôt venir. »

Et Kinaetenon se mit à préparer plus loin le repas du soir, un morceau d’orignal qu’il fit rôtir longuement dans la braise d’un feu qui achevait de s’éteindre au milieu de la tente. Voici, ce que Charlot dévorait, les joues en feu, les yeux souvent mouillés de larmes de tendresse.

Mon frère chéri.

Je veux d’abord te presser sur mon cœur, te dire toute mon affection, que ton absence rend parfois si douloureuse. Mon aimé, tu devines mes angoisses, l’inquiétude folle qui me torture sans cesse, tu as été malade, tu as été mourant, et cela loin, bien loin de moi… Mais, grâce au ciel, non, tu n’es pas mort, non, non tu ne l’es pas, la Providence ne permettrait que ce chagrin écrasant atteignit ta Perrine. Frère, frère, pourquoi es-tu ainsi parti, un jour. Ô enfant imprévoyant, téméraire, demeuré sans pitié devant mes larmes. Mon bouleversement à l’heure de ton départ, je le vois maintenant, c’était plus que de la tristesse, c’était la force d’un tragique pressentiment qui m’enveloppait toute l’âme. Ah ! la seule et faible clarté, qui soutient mon cœur, aujourd’hui, c’est, Charlot, de te savoir sous la garde et la protection de Kinaetenon. Il t’aime bien, celui-là, mon frère. La promesse que j’ai obtenue de lui à ton sujet, sans que tu le saches, à ton départ, avec quelle gravité profonde il y a consenti. Je sentais qu’il n’y manquerait jamais, jamais. Parle-lui de ma reconnaissance. Dis-lui quelle confiance, je mets sans cesse en lui. Oh ! Kinaetenon, Kinaetenon, de penser qu’il te tient en ce moment sous ses yeux, qu’il peut recueillir tes sourires ou alléger ta peine ; il garde vois-tu, ce que j’ai, moi, de plus cher en ce monde, mon frère, mon Charlot.

Feu se rendra-t-il sans trop d’encombre ? C’est mon espoir. Il me brûle tout l’être. Hélas ! sais-tu que depuis trois longs mois, je guette une chance de t’envoyer, notre bon Feu. Aucun Huron, aucun Algonquin n’a voulu s’en charger, malgré mes supplications, malgré mes larmes. La terreur de l’Iroquois est plus forte que tout, depuis que nous avons appris, aux Trois-Rivières, le massacre du Père Jogues et du pieux Lalande. Le 4 juin dernier, un beau soir pourtant,



représente-toi nos alarmes, notre émoi, lorsque

d’une chaloupe descendit soudain, la figure sombre et tirée, le fils d’Ignace Otoûolti. Il arrivait des Iroquois. Il monta tout de suite au Fort et là le Commandement de La Poterie et nous tous apprirent les plus sanglantes, les plus douloureuses nouvelles. Le Père Jogues était mort, Lalande aussi. « Mais toi, toi, au moins, » criai-je ! « Toi, nous narra-t-il, tu vivais, mais tu n’avais dû le salut qu’à Kinaetenon. Il avait exigé publiquement de tous, qu’on te laissât continuer auprès de lui ta situation torturante d’esclave ». Oh ! Charlot, Charlot, vois-tu, de te savoir vivant encore, bien que malade, bien que bassement humilié, me causa une telle émotion que je m’évanouis.

Juge de mon bonheur en voyant arriver Feu peu de temps après.

Tiens, une inquiétude me prend en ce moment. Sauras-tu percer le secret de la cachette où j’enfouis cette longue lettre ? Le Huron qui doit conduire ton chien à Kinaetenon le sait, mais aura-t-il tout le courage voulu, toute l’intelligence surtout d’une situation dangereuse, pour arriver jusqu’à ton maître. Et si on le tuait avant ? Et Feu aussi ? Non, non, je ne veux pas douter ainsi de la bonté divine. Je mets tous mes vœux sous la protection de notre doux martyr, le père Jogues. Il nous aimait bien tous les deux, rappelle-toi. J’ai confiance. Je veux avoir confiance. D’une manière ou d’une autre, tu recevras ma missive, tu la liras, tu y trouveras la trace de mes larmes. Tiens, la petite tache qui veut boire tout ce mot là-bas, c’est bien un peu de mon chagrin qui s’en va. Elle était si pressée, si pressée de tomber, cette larme, que je ne l’ai pu recueillir à temps. Mon frère aîné, que je t’aime, tu le vois, que je te regrette, que mon cœur est sans cesse déchiré à cause de toi.

Mais je veux faire taire ma peine, je veux bien fidèlement te faire la chronique des événements qui se sont passés depuis ton départ, il y a près d’un an et demi. N’auras-tu pas ainsi, pour quelques minutes au moins, l’impression que tu es toujours au milieu de nous, prenant ta part de nos peines comme de nos rares joies.

Suis-moi bien. Je débute tout juste après le départ de nos morts regrettés, pour cette « mission des martyrs » trop bien appelée, par tous nos missionnaires en route, soit vers les Agniers, soit vers les Onontagués, soit vers toute autre tribu de mes terrible ennemis, les Iroquois.

Le 2 octobre de l’an dernier, notre amie d’enfance, Marie-Madeleine de Repentigny, épousait son cher Paul Godefroy. Nous étions invités tous deux, tu te penses bien, aux fêtes des noces, pleines de gaieté, de charme. Elles eurent lieu 10 jours plus tard. Comme Jean Godefroy et sa femme, les proches cousins du marié, ne pouvaient se rendre, ni l’un ni l’autre, à Québec, pour la circonstance, je vis entrer un beau matin, dans notre salon du fort, Normanville, paré beau comme un prince et qui se mettait à l’instant en route pour Québec, afin de les remplacer. Je le complimentai sur sa bonne mine. Je fis mille vœux pour que son voyage fût heureux.

« Merci, Perrine, me dit-il, merci. Mais je ne puis, moi, en retour, vous complimenter sur votre santé. Vous êtes pâle, beaucoup trop pâle, enfant.

— M. de Normanville, je pleure souvent, voyez-vous… et…

— Oui, oui, je sais, reprit-il, et ce que j’en veux à Charlot d’être la cause de tout ce mal !

— Son impétueuse jeunesse nous a vaincus tous deux, voilà, Normanville. Hélas !

— Oh ! quant à moi, je comprendrais encore, mais vous, vous, avoir rempli d’une telle ombre douloureuse vos yeux de vingt ans. Je ne le lui pardonnerai jamais.

— M. de Normanville, lançai-je avec un sourire, que feriez-vous si mon frère était là devant vous, les yeux levés sur les vôtres, avec son habituelle admiration, avec quelle chaude affection aussi, vous le savez ?

— Ce que, je ferais, ce que je ferais… Je vous jure Perrine, qu’avant de faiblir, comme vous l’insinuez, je le rosserais d’importance, le jeune écervelé.

— Je ne le défendrais pas cette fois, allez.

— Mais, écoutez-moi, Perrine, je ne suis venu ici, ni pour parler de votre frère, ni pour faire ridiculement la roue, paré de mes meilleurs habits. Non, je suis venu pour beaucoup mieux que cela. Pour vous chercher ! Vous m’accompagnerez à Québec.

— Non, non, non, de grâce.

— Pourquoi ? Ce changement d’air et de milieu vous serait salutaire.

— Je devais m’y rendre avec Charlot, selon une promesse faite depuis longtemps à la mariée, mais… sans lui… Oh ! cela me semblera trop pénible.

— Il ne mérite pas votre réclusion, il ne mérite rien, notre jeune fou tant aimé. Il est à la chasse en ce moment, allez, là-bas. Les beaux sous-bois d’Ossernenon portent la trace de ses pas et prouesses.

— M. de Normanville, n’insistez pas. J’ai déjà refusé Jean Amyot, hier. Il s’est embarqué avec Marie du Hérisson.

— Jean n’est pas parti, ni Marie, eux comme moi, nous décidons de ne pas nous éloigner sans vous. Marie-Madeleine, oh ! là, là, nous en ferait voir de belles si nous nous avisions de quitter les Trois-Rivières sans vous.

— Je ne puis pas, je ne puis pas…

— Comment Perrine, fit soudain derrière moi la bonne grosse voix du Commandant La Poterie, tu ne rends pas les armes devant un si beau cavalier. Ah ! ah ! ah ! Quel air piteux prend notre vaillant interprète. Ah ! Ah ! Ah !

— Commandant, repris-je en passant gentiment mon bras sous le sien, laissez-moi passer la journée près de vous, remplacer un peu votre Marie si dévouée.

— Tut, tut, tut, tu ne feras rien de cela. Va t’habiller, va, ma petite fille, tu te feras belle, c’est moi qui le désire, moi qui le commande, tu entends, qui le commande, finit-il presque sévèrement.

— Vous me traitez comme un soldat, oh ! commandant, comment pouvez-vous ?

— Mes soldats n’oseraient pas raisonner comme toi ou je les clouerais quelque part, je t’assure.

— J’obéis, commandant, mais ne me regardez plus avec ces yeux sévères, il me semble alors que vous n’avez plus d’affection pour moi.

— Petite folle, sourit La Poterie, malgré lui. Ne t’emplis pas la tête de chimères. Va, va, Normanville m’accompagnera à la salle de garde, tandis que tu te prépareras ».

Oh ! mon Charlot, je dus donc m’incliner devant l’inflexible vouloir du Commandant. Je partis sans toi, hélas, pour les noces de Marie-Madeleine, notre amie. Que de projets nous avions pourtant bâtis, tous ensemble, autour de ses belles fêtes du 12 octobre de l’an de grâce 1646.

Et toi, mon frère chéri, que faisais-tu à cette même date, là-bas, là-bas ? Oh ! dis-moi, dis-moi ?

L’hiver dernier fut très doux dans nos parages, mon frère. Les vieux sauvages s’en sont montrés eux-même surpris. Ils comptaient devant nous je ne sais quel nombre fantastique de « lunes » depuis l’avènement d’une pareille température favorable. À Québec, ce fut de même. J’entendais le Père Jérôme Lalemant dire au Commandant, à sa visite de juin dernier aux Trois-Rivières : « Commandant, quelle clémence il y eut dans le ciel tout l’hiver dernier ! Ce fut, vraiment, un hiver sans hiver, » n’est-ce pas ? Même le vin, au calice, n’a gelé qu’une foie durant nos nombreuses messes quotidiennes ».[1] Extraordinaire, extraordinaire dans ce pays canadien ! »

Nous n’eûmes pas à craindre la disette, non plus. « La pêche avait été une vraie bénédiction tout l’été et tout l’automne. L’on a, à Québec, dûment pris, préparé, salé 40,000 anguilles. » Aux Trois-Rivières, nous avons été tout aussi heureux à la pêche, tu peux le croire. Et à la chasse, donc ! Et toi, toi, mon frère chéri, que t’advenait-il à ce sujet, là-bas, là-bas ! Je sais les bois d’Ossernon giboyeux, y fus-tu heureux, en ta qualité d’excellent tireur ? Hélas ! C’est cette habileté de ton bras et de ton œil à ne jamais manquer un but, qui est la cause, au fond, de ton éloignement, de tous les malheurs qui t’arrivent en ce moment.

Mme  Jean Nicolet s’est remariée le 12 novembre dernier. Nous en sommes tous contents, ici, car c’est un bien brave colon, un Champenois, qu’elle a épousé. Tiens, ce Nicolas Macart dont tu m’as parlé avec éloge, un jour que tu revenais de Québec où il demeurait et demeure encore. Puisse-t-il mettre un peu de baume dans le cœur de sa femme, si triste, si triste, depuis la mort tragique de son premier mari. Elle l’adorait, celui-là, rappelle-toi, et cela depuis l’enfance.[2] Le grand-père Guillaume Couillard a tout tenté pour procurer cette seconde union à sa chère fille Marguerite, autrefois si gaie, si vivante. La petite Marguerite Nicolet était ravissante le jour des noces. Elle a dansé un moment avec Jean-Baptiste de Repentigny, avec quelle grâce enfantine, irrésistible, paraît-il.

Il y eut peu de monde à ces noces, à la demande de Mme Nicolet, ce dont nos bons pères Jésuites furent très heureux. Tu te rappelles, quelle violence ils se font toujours pour y assister. Seule, leur affection profonde pour nous tous, colons, leur fait faire ce sacrifice d’amabilité.

Charlot, Charlot, notre fier, notre célèbre, héroïque Piescaret n’est plus. Il succombait dans un piège tendu par les Iroquois, au commencement de mars de cette année 1647, la terrible, si terrible année, (pour moi et pour bien d’autres, va.) Nous ne voulions pas le croire ici. Lui, Piescaret, victime d’un piège ! Notre ami algonquin était si rompu à toutes les ruses, feintes et trahisons des ennemis impitoyables de sa race, les Iroquois. Que de fois, que dis-je, toujours, il les déjouait, les faisant tourner même avec une promptitude géniale, en sa faveur ou en la faveur des siens. Mais tu connais ses hauts faits d’armes aussi bien que moi.[3] Je revois encore tes grands yeux d’enfant fixés sur lui avec exaltation, admiration lorsqu’il racontait à la veillée quelques-unes de ces passes d’armes si fameuses. Les Pères sont heureux qu’il soit parti pour la guerre à ce petit printemps, bien en règle avec Dieu. Il eut, d’ailleurs, le pressentiment de sa fin prochaine. Écoute ce qu’il dit aux Pères en prenant congé d’eux : « Il me semble que je m’en vay à la mort, je sens je ne scay quoy qui me dit : les Hiroquois te feront mourir ; mais ma consolation est, que je suis réconcilié à l’Église et que j’iray au ciel après ma mort ».[4]

Tu peux te figurer le désespoir de nos bons Algonquins des Trois-Rivières à la nouvelle. Leurs cris d’abord firent mal à entendre.

Ils niaient comme nous, et tous, tous. Puis, lorsque l’un d’entre eux, parti à la recherche de la dépouille, la rapporta, lorsqu’on vit sa tête scalpée, ses reins transpercés d’outre en outre, par une épée, dont la garde se voyait encore dans le dos, preuve de la trahison dont il avait été victime, les pleurs et les lamentations éclatèrent. Et ce fut, mon frère, sur un ton si sourd quoique fort, et si lugubre, et cela pendant des jours et des jours, que nous en étions tous énervés au Fort, et ailleurs. Seul le Commandant put y mettre fin, en se transportant avec quelques soldats au milieu de leurs cabanes, et en rendant hommages avec pompe, bruit de fusillade, et roulements des tambours au célèbre défunt.

Il demanda en retour aux Algonquins de cesser leur plaintes, leurs murmures bien inutiles, hélas, maintenant. Les mânes de Piescaret, ajouta avec habileté le Commandant, sont plus qu’heureux et apaisés de ces longues manifestations de douleur de la part de son peuple, comme de ses amis les Français. Piescaret désire maintenant dormir en paix dans la bonne terre des Trois-Rivières où dorment tous les fameux ancêtres de sa grande race ».

Notre bon Bernard d’Apamangouich fut aussi tué par les Iroquois, à peu près dans le même temps.

Ah ! nous ne doutions plus, va, que la paix signée entre les Iroquois et nous, durant les étés de 1645 et de 1646, étaient choses mortes, bien mortes, peut-être même à jamais. Car quelle confiance avoir en eux dorénavant, quelques gestes d’entente qu’ils fissent.

Puis, mon frère, à partir de la mort de Piescaret, c’en fut fait de ma tranquillité. À chaque prise nouvelle des ennemis, mon cœur en recevait un choc terrible. Ah ! l’on allait bien finir par s’en prendre à toi, par déjouer la surveillance de Kinaetenon. Tu périrais. Ô la torturante, la suprême désolation ! Que de nuits j’ai passées à pleurer, à prier aussi ! Que d’appels désespérés à la pitié de Kinaetenon ! Les entendait-il parfois ces appels déchirants, le dévoué Kinaetenon, à travers je ne sais quelle brise mystérieuse, sifflante, douce ? Pénétrait-elle bien jusqu’à lui, par ces nuits sombres, sans étoiles, qui furent si nombreuses, tout cet été pluvieux de 1647 ?

« Que j’aimerais à entendre de ta bouche le récit de la mort du Père Jogues ! Son nom est sans cesse prononcé, ici, depuis que nous avons appris son glorieux martyre. Ne rapporteras-tu pas quelques reliques ? Ont-ils donc fait grâce de tout ce qui nous le rappellerait ? Oh ! les lâches, les lâches !… Mais ne va pas t’exposer, même pour une cause si sainte. Ah ! le sublime apôtre Jésuite, mon frère ! Il savait de façon certaine — il l’a dit à un des Pères — que la mort allait suivre ce peste de sacrifice auquel il avait consenti. Il connaissait si bien, n’est-ce pas, la perfidie de caractère, le manque de volonté, les pratiques superstitieuses, l’idolâtrie de ses bourreaux. Mais la bravoure et la douceur miséricordieuse qui étaient le fond de la nature du Père, unies à sa véritable sainteté, l’avaient rendu totalement indifférent à toutes les précautions de la terre. Il est parti sans hésiter, tu sais, sans même retourner la tête. Mon Charlot, cela ne prouve-t-il pas, une fois de plus, que si tous les héros ne sont pas des saints, tous les saints sont des héros ?

J’en profite ici, frérot de mon cœur, pour te recommander de n’être pas trop héroïque, te sachant encore assez loin de la sainteté !… Mais j’ai tort de parler ainsi. Écoute bien ceci plutôt : Veille sur tes impulsions généreuses, par amour pour moi, parce que je veux te revoir, mais n’y veille pas jusqu’à en être lâche, cela jamais, jamais…

Seras-tu surpris d’apprendre, intéressé en tout cas, que nous avons bel et bien capturé l’assassin du Père Jogues ? Oui, oui, et tout récemment. Écoute mon récit. « Au commencement de septembre une vingtaine d’Iroquois poursuivaient des canots français près du fort. Tout à coup, survint au secours de ceux-ci une chaloupe bien armée. Les Iroquois fuient. On les devine, s’embusquant ou se fortifiant dans les bois. En effet, et tandis que nos Français cherchent un endroit propice sur la grève pour aborder, une décharge générale éclate. Les nôtres attaquent quand même vaillamment quelques minutes plus tard. De part et d’autre, on se défend bien. On compte un mort et six blessés chez les Français ; deux morts et sept blessés chez les Iroquois ! À l’approche du soir, un parlementaire iroquois apparaît. Il demande que le combat soit suspendu durant la nuit. On accède à cette demande, non sans sourire, sachant bien que ce désir cachait quelque subterfuge. Oui. Et voilà, le lendemain, à l’aube, la fuite des Iroquois était criée par la sentinelle. Mais déjà nos ennemis avaient pris une telle avance qu’il nous fut impossible de les rattraper… sauf pour notre bon Jean Amyot. Tu connais son agilité, sa rapidité à la course. Il s’engagea sur une bonne piste et s’enfuit à toutes jambes, malgré les avis, les rappels, les prières de ses compagnons dont un même s’exclama à la vue de la fougue de Jean qui courait si bien loin d’eux : « Mais, mais, voyez donc, il a plus de courage qu’il n’a de corps,[5] il n’en reviendra pas vivant ! »

Il en revint, bien au contraire, traînant après lui un prisonnier. Il l’avait déniché dans le tronc d’un arbre. On le conduisit à Québec, et là, gardé à vue dans la prison du fort et se voyant bien perdu, le misérable sauvage avoua qu’il était l’assassin du Père Jogues. Il demeura huit ou dix jours à Québec, puis M. le gouverneur l’expédia à Sillery, aux Hurons qui réclamaient le privilège de juger et de punir ce meurtrier. Il fut brûlé le 16 de ce mois, et son corps, jeté à l’eau. Mais auparavant, nos Pères avaient réussi à le convertir, à le baptiser. Ils avaient obtenu aussi que l’on abrégeât ses tourments, qui ne durèrent qu’une heure, contrairement à douze ou quinze heures habituellement. On nous a raconté qu’il priait beaucoup pendant son supplice, qu’il criait aussi sa reconnaissance à Jean Amyot qui avait été la cause de sa conversion et à qui il allait devoir bientôt, suivant la promesse des Pères, le bonheur du Ciel, avec le pardon là-haut du bon père de la Prière, qu’il avait massacré avec la barbarie d’un loup vis-à-vis d’un tendre agneau ».

Tout cela, tu le vois, nous cause bien de l’émotion quoique notre courage n’en soit pas entamé. Tout au contraire. Chacun est résolu de vendre chèrement sa vie et persiste à demeurer coûte que coûte sur ce sol de la Nouvelle-France. Il nous appartiendra sûrement en entier plus tard, nous en sommes tous convaincus. Non, mais, Charlot, vois-tu cela, des Français, descendants de tant de preux, de beaux héros sans peur et sans reproche, fuyant devant quelques centaines d’Iroquois ? Ah ! ah ! ah ! c’est à rire… tout en pleurant ! Car mon chéri, étant une femme, je ne puis empêcher mon cœur de s’attendrir sur la mort des nôtres toujours si impétueux et si grands devant la mort…

Je termine ma longue lettre, mon frère, par quelques autres nouvelles intéressantes concernant notre petite colonie.

Le 21 novembre de l’an dernier, l’une de tes belles protectrices de jadis, Madame de La Peltrie, demandait son entrée au Monastère des Ursulines. Mère Marie de l’incarnation l’a accueillie avec quel bonheur, tu le penses bien. Nos Pères ont consenti à cet essai de vie religieuse de notre noble dame avec un peu d’hésitation… Mais qu’importe, qu’elle demeure ou qu’elle ne demeure pas au cloître, la belle âme de Madame de La Peltrie ne peut qu’être aimable et faire du bien. Elle m’a dit ce printemps qu’elle priait beaucoup pour toi, afin que Dieu te ramène un jour ou l’autre dans nos bras. Et maintenant, depuis le 13 avril de cette année 1647, qui avons-nous comme gouverneur, penses-tu ? M. Louis d’Ailleboust de Coulonges, le savant ingénieur du Montréal ; c’est un homme pieux, juste, bellement courtois, à l’égal de M. de Montmagny qui nous quittait, hier, mon frère. Quels regrets l’ont accompagné !… Il a été si souvent la bonne Providence de ces lieux, n’est-ce pas ? Quel dommage que tu n’aies pu le revoir avant son départ ! Il nous témoignait bien de la bonté à tous deux, rappelle-toi, lorsque les circonstances nous le faisaient approcher.

Le nouveau gouverneur et sa femme s’efforcent de nous faire oublier notre chagrin. Cela nous semble étrange de voir enfin une femme installée, en qualité de belle souveraine, à l’habitation du Fort. Et qu’elle est digne de l’affection de tous les cœurs ! Jeune, très jolie de traits, noble de port, d’une charité inépuisable, nous assure-t-on, elle veillera avec quelle grâce sur le bien-être du pays.

Hélas ! mon frère, j’y reviens encore, j’y reviendrai toujours, quand nous reverrons-nous ? Tous les jours, je me pose, avec quel serrement de cœur, cette question redoutable. Je ferme les yeux, je me rappelle ton image, j’essaie de la reconstituer aussi exacte que possible. « À ton âge, une longue année apporte de grandes transformations, et physiques et morales », m’assure Mme  Le Gardeur. Même le commandant croit que cette vie dans les bois, si les Iroquois ne t’y imposent pas trop de corvées — car il espère comme moi en l’amitié protectrice de Kinaetenon — ne pourra que tonifier ta constitution qui est saine, mais pas assez robuste encore. Le pauvre Commandant ! Plus que tout autre peut-être, il m’entoure d’attentions bienveillantes. Il soutient mon courage, mon espoir. Il remarque, pour me consoler, que certains de tes dons naturels, ton adresse à tirer, ton talent de flûtiste, ta connaissance des langues sauvages ne peuvent que te concilier la bonne grâce de la plupart de tes maîtres. « Et pourvu, ajoute-t-il, qu’il n’intervienne jamais dans le sort qu’on fait aux prisonniers, qu’il soit docile, serviable et sans désir apparent de fuite, je crois qu’il se tirera assez bien de sa fâcheuse position. Oh ! il y aura de mauvaises heures, des horizons, des insultes à recevoir, mais, ma petite, il faut qu’il s’endurcisse Charlot, ce frère que tu as traité trop tendrement. Ne doit-il pas devenir un fier soldat de la Nouvelle-France, aussi brave et endurant que prudent et vigoureux, aussi dur pour lui-même que pitoyable pour les autres » ?

Mon frère, au revoir, au revoir et, comme au début de cette lettre, je te presse sur mon cœur, je te dis ma tendresse, mon ennui, mon chagrin. ma désolation, ma folle inquiétude ! Ah ! cette pensée qu’une seule petite imprudence ferait que je ne te reverrais jamais, jamais ici-bas !… Par pitié, mon frère, sois patient, sois circonspect… Je prie tant d’ailleurs, vois-tu, que ton malheureux exil finira bien par un retour, un de ces beaux matins… Patience, courage, espoir donc !


Répète encore à Kinaetenon que je le remercie de prendre un peu soin de toi, que je garde le bon souvenir de l’attention avec laquelle il veillait sur moi au Fort… Pauvre Kiné ! Se convertira-t-il un jour ? Je l’espère de toute mon âme.

Mon frère, alors cette fois, je te quitte. Mon cœur se déchire lorsque je te vois lisant cette lettre… si loin, si loin de moi, et me souhaitant toute proche, n’est-ce pas ? Charlot, mon Charlot bien-aimé, que je voudrais pouvoir te rejoindre.

Ta Perrine qui pleure
Du Fort des Trois-Rivières.
28 septembre 1647

Charlot laissa retomber la lettre avec un gémissement. Lui aussi revoyait Perrine avec une acuité incroyable de vision… Tout le coin aimé des Trois-Rivières réapparaissait vite aussi autour d’elle… Ses yeux s’embuèrent de larmes durant un court moment mais bien vite, il se redressa, vainqueur de son émotion et d’un choc nostalgique terrible en son intensité.

Stoïque, il s’approcha du feu de sapin dont quelques aiguillettes rougeoyaient encore et fit flamber la lettre de Perrine. Il était vraiment trop dangereux pour lui et pour Kiné de garder ces pages couvertes d’écriture… Les Agniers pourraient y voir je ne sais quel message d’un malin esprit… Avec mélancolie Charlot considérait les mots tendres de Perrine, qui s’éclairaient avant de retomber en cendres. « Sois patient, sois circonspect »… Ces recommandations, à un moment, s’illuminèrent de telle sorte que Charlot se prit à sourire, les yeux de nouveau noyés de larmes. Cela lui sembla ainsi que l’adjuration suprême de Perrine à laquelle il devait coûte que coûte obéir…

Kinaetenon entra au moment où les feuilles de la tendre petite lettre se tordaient une dernière fois. Il regarda Charlot, puis approuva du geste et de la voix.

« Mon frère est sage. Sa tête a commandé à son cœur. Il est un homme, un brave sagamo.

— Kiné, mon ami, je suis à la fois combien heureux et malheureux. Assieds-toi. Ici, près de moi. Je veux parler à vois basse. Tu vas tout connaître de ce qui se passe là bas… J’ai une telle confiance en ton âme droite, Kiné, vois-tu…



— Mon frère sait que je lui serai fidèle jusqu’à la mort, quoique parfois je doive le traiter durement. Il n’est pas assez renfermé, pas assez avare de paroles, de gestes, de regards qui disent beaucoup sans que sa bouche ait besoin de s’ouvrir… On sait trop ce que mon frère pense, ici.

— Que veux-tu, Kiné ? Je suis Français, non Iroquois.

— Ma race est supérieure à la tienne à la guerre.

— Qui sait, mon frère, qui sait ? C’est la dernière victoire qui décide. Et celle-là, Dieu seul sait encore qui la remportera… Si c’était nous le vainqueur, à qui aurait servi la supériorité des tiens que tu me vantes…

— Mon frère prononce trop de mots, je ne le comprends plus.

— Bien, bien, Kiné, je me tais…

— Que mon frère me raconte plutôt ce que lui a écrit sa sœur… Il me l’a promis.

— C’est vrai. Eh bien, voilà…

Et Charlot narra, avec une certaine raideur dans la voix qui déguisait mal son émotion, tout le contenu de la missive de Perrine. Il s’attardait sur les derniers mots, lorsque tout à coup des cris, des hurlements, des volées de coups s’entendaient de nouveau. Tout ce bruit, assez loin, approchait néanmoins du campement des Agniers.

— Qu’est-ce encore ? s’exclama Charlot. On ne vit plus ici depuis un mois.

— Que mon frère m’attende. Je vais voir ce qui se passe là-bas » dit l’Iroquois en se levant.

Mais Kinaetenon parti. Charlot, tout doucement, souleva un coin de la tente du côté de la forêt. Il aperçut alors l’un de ces spectacles qui l’horrifiaient et surtout qui l’indignaient de plus en plus : l’arrivée de prisonniers hurons et algonquins.

Les mauvais traitements allaient leur train. Le sang coulait. Quelques-unes des victimes tombaient sous la force des coups de bâtons. Les rires des bourreaux redoublaient alors… Charlot frémit en apercevant des femmes au milieu des prisonniers. L’une d’entre elles attira son attention. Elle était grande, mince, et sa noble figure que la douleur pâlissait, ressemblait à un beau lis penché. Il en avait aussi la fierté. La bouche serrée, cette enfant de dix-huit ans, semblait-il, ne faisait entendre ni cris, ni gémissements, ni supplications… On ne l’épargnait guère, pourtant ; sur son épaule nue, on apercevait une large blessure… Puis, tout disparut aux yeux de Charlot. On entrait à l’intérieur du camp en vociférant de plus belle. Charlot alla se glisser sous un tas de copeaux placés dans un des angles de la tente. De la sorte, ne le voyant pas, on ne l’obligerait pas à se joindre aux bourreaux.

  1. « Paroles authentiques ».
  2. Voir Les Aventures de Perrine et de Charlot.
  3. Voir l’Oiseau bleu de 1931, p. 158. Il s’y trouve un récit des exploits extraordinaires de cet intelligent et très brave sauvage, grand ami des Français.
  4. Voir Les Relations des Jésuites, v. 2, année 1647.
  5. Authentique