L’esclave des Agniers/07

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 156-165).

VII

AU PAYS DES HURONS


Normanville avait prévu juste. « Le 24 d’avril partit des Trois-Rivières le canot de Chastillon pour aller aux Hurons, dans lequel il était avec deux sauvages chrétiens : René Oheraenti et Michel… »

L’on débarquait sur les rives de Ville-Marie l’avant-dernier jour d’avril. Les colons accourus manifestèrent leur joie. Les voyageurs n’avaient pas fait, Dieu en soit loué, de tragiques rencontres. La figure de Charlot resplendissait. Dès le lendemain, il allait donc pouvoir se mettre en route vers les lointaines terres des bords des grands lacs. Il s’empressait, tout joyeux, auprès de Normanville, occupé à décharger les bagages destinés à Ville-Marie, et à poser en même temps à Chastillon combien de questions au sujet des Trois-Rivières, des siens et… de Perrine.

Charlot trembla bien un peu d’émotion en entendant parler de sa sœur bien-aimée. Il redevint grave et silencieux. Normanville vit lui échapper une dernière et touchante tentative pour retenir le jeune homme auprès de lui. Au contraire, il constata sur la figure de Charlot, autour de la bouche dont les plis se durcissaient, sur son front où une barre rigide se formait, une résolution inébranlable, décidé à surmonter tous les chocs pénibles du cœur, sauf un.

Normanville haussa les épaules, mais fut intérieurement convaincu qu’il fallait bien abandonner à son sort cet enfant qui devait aimer avec une belle et puissante virilité, puisque toute autre affection, si vive soit-elle, s’anéantissait devant son amour vif, sain, impérieux, pour l’Algonquine.

Un jour, il se le rappela ; Perrine, avec une moue, lui avait dit : « M. de Normanville, je ne vous comprends pas. Charlot a raison de vous, toujours. Et vous savez, pourtant, combien il se montre souvent déraisonnable ». Il n’avait pas répondu à ce doux reproche de Perrine. À quoi bon ? D’abord, le silence, la discrétion lui allaient bien. Puis, il respectait chez les autres tout acte volontaire lucidement posé… Les événements se chargeaient, selon lui, de désillusionner, de contrarier ou de faire échouer les plans de ces fronts qui s’entêtaient. Et puis lui-même, autrefois, n’aurait pas aimé aucune ingérence dans le domaine du cœur surtout.

Oui, Charlot, une fois de plus, se montrait sans doute déraisonnable. Et encore ? Le sentiment d’amour qu’il éprouvait si profondément pour la fière Algonquine lui dévorait le cœur à certains instants. Normanville le voyait, l’avait observé fort bien. Et de nouveau, il voulait espérer que des traverses, qui feraient sans doute souffrir l’enfant, seraient aussi le creuset d’où sortirait, avec une plénitude plus grande, plus avertie, ou s’éteindrait, par sa violence même, le premier amour splendide de ce cœur de dix-huit ans.

Le 30 avril, au petit jour, Charlot, après des adieux écourtés à son cher Normanville, comme à Le Moyne, quittait les rives hospitalières de Montréal. Longtemps, son regard se tint fixé sur le Fort. Il se détachait en fière, quoique si simple beauté, sur toute cette forêt enveloppée de brumes matinales blanches, légères, floconneuses.

On navigua avec énergie jusqu’au soir. La température s’y prêtait. Un calme magnifique régnait partout. Pas la moindre trace d’Iroquois à travers ces beaux paysages boisés.

« C’est à croire que nos sanguinaires ennemis, dit soudain Charlot, ou bien sont demeurés dans leurs propres bois fort giboyeux, ou bien sont massés quelque part, prêts à une attaque sournoisement et habilement préparée ».

Hélas ! Charlot, deux mois plus tard allait voir se vérifier, de point en point, sa dernière superstition. Qu’il les connaissait bien, ces terribles ennemis des Français, vraiment !

Le voyage, dans sa dernière quinzaine ne s’accomplit pas sans encombre. De grands vents s’élevèrent. Il fallut souvent aborder sur des rives inconnues, dresser la tente et attendre jusqu’à huit jours, parfois, que la brise perdit un peu de sa force.

Enfin, le 10 juin, on fut à destination. La Maison de Sainte-Marie, sur les bords du grand lac Huron, s’ouvrit toute grande pour recevoir les voyageurs. L’on avait voulu s’y rendre tout d’abord. N’était-ce pas là « le centre » de tous ces pays, « le cœur des missions » que les Jésuites y avaient fondées. Ces missions, au nombre de dix, étaient desservies par quinze des héroïques Pères. Entre autres, à la Mission de Saint-Joseph, et depuis quatorze ans, le Père Antoine Daniel, aux bourgs de Saint-Louis et de Saint-Ignace, les Pères de Brébeuf et Gabriel Lalemant.

À la maison de Sainte-Marie se trouvait en ce moment, en qualité de supérieur, le Père Paul Ragueneau. Deux autres Pères l’assistaient. Plusieurs Français s’y trouvaient également, car la besogne y était assez forte. La Maison de Sainte-Marie des Hurons ne servait-elle pas à la fois « d’hôpital pour les malades, d’hospice pour les visites ou les voyageurs, de refuge contre les ennemis, de maison de retraite et de conférences pour les Pères, » qui aimaient à s’y rassembler deux ou trois fois par année ?

La venue de messagers venant des Trois-Rivières ou de Québec, les lettres que tous et chacun recevaient à ces occasions, constituaient une petite fête du cœur pour tous ces courageux exilés. Aussi, accueillait-on avec, je le répète, une joie extrême ces voyageurs accourus de si loin.

Le Père Ragueneau n’avait pas tout de suite reconnu Charlot, en le mince et fier soldat qui s’inclinait avec grâce devant lui, un sourire sous sa fine moustache à peine dessinée. Mais aux quelques mots du jeune homme qui rappelait un plaisant souvenir d’enfance bien connu du Père, il s’écria : « Charlot ! Vous ! Oh ! la belle et agréable surprise ! Moi, qui vous croyais encore entre les mains des féroces Agniers… Vous me narrerez avec soin tous les détails de votre délivrance, n’est-ce pas, mon enfant ? Mais auparavant, venez vous restaurer, venez. Je ne vous offre pas un festin de Balthazar, mais qu’importe, vous n’en mangerez pas moins de bon cœur ».

Le lendemain, il fallut pour Charlot reprendre et reprendre encore le récit de son existence chez les Agniers. Tout près d’une vingtaine de Français accouraient, ou d’un poste, ou d’un autre. L’on espérait quelques lettres, puis l’ambiance chaleureuse, agréable, stimulante de la Maison de Sainte-Marie exerçait sur tous son action. On prolongeait la visite de plusieurs heures, et Charlot, que le Père Ragueneau tenait à présenter à tous, excitait l’intérêt général.

Pauvre Charlot ! Qu’il aurait voulu, au lieu de parler ainsi de lui, questionner adroitement toutes ces personnes et apprendre quelques nouvelles concernant l’Algonquine.

Cinq longs jours se passèrent ainsi. Enfin, Charlot, le sixième jour, pria le Père Ragueneau de bien vouloir le recevoir privément. Il avait à lui faire de graves confidences. Et cela pressait. Le Père acquiesça aussitôt. L’entretien se prolongea entre le jeune soldat au cœur désespéré et le vaillant missionnaire, plein de sagesse et de pénétration. Charlot apprit presque tout ce qu’il lui importait de savoir.

Oui, deux Hurons accompagnés d’une Algonquine aux yeux noirs bien tristes, un peu absents, étaient entrés, un soir orageux du mois de mars dernier, dans la Maison de Sainte-Marie. Ces Hurons comptaient des parents dans les bourgs voisins. On s’en était donc allé bien vite les retrouver.

« Mais la jeune fille, Père, n’a pas cherché à se confier à vous… Sa mélancolie ne vous a pas non plus semblé chose si pitoyable qu’il fallût y apporter quelque baume… Hélas ! hélas ! ma pauvre Lis-en-Fleur !

— Charlot, vous pensez bien que la plus élémentaire délicatesse m’interdisait toute question trop directe. Les Sauvages, vous le savez, ont le cœur fier ; ils souffrent toujours en silence…

— C’est vrai.

— Et puis, l’un des Hurons me l’avait présentée comme sa future femme. Aucune protestation n’était venue sur les lèvres de la jeune fille. Elle se tint les yeux baissés, durant toute l’entrevue, si je me souviens bien.

— Et, reprit Charlot avec peine… elle est sans doute… mariée, maintenant ? » Ses yeux, où glissaient un chagrin immense, interrogeaient le Père, encore plus que ses paroles.

— Non, je ne la crois pas mariée, Charlot. Car… une semaine plus tard, le Huron qui devait l’épouser entrait ici, furieux, menaçant, réclamant sa fiancée algonquine qui s’était enfuie durant la nuit.

— Non ? Et vous ne me trompez, pas ? Justes cieux, quel bonheur j’éprouve de la savoir hors des griffes de son ravisseur. Père, cria Charlot, en se levant avec impétuosité, les yeux rayonnants. la main posée sur son épée, comme pour parer déjà à quelque danger, Père où croyez-vous qu’elle puisse être allée se réfugier ? Dites-moi ? De grâce !

— Pourquoi, Charlot ? demanda avec calme le Père.

— Pourquoi, pourquoi ? reprit Charlot. Mais Père, parce que je l’aime, parce que je ne puis vivre sans elle, parce que j’ai fait des milliers de lieues pour la rejoindre coûte que coûte.

— Et une fois que vous serez en sa présence à quoi cela vous aura-t-il servi ? À vous faire souffrir tous deux inutilement, car, je suppose, Charlot, que vous n’avez pas le dessein de l’épouser, d’épouser une femme sauvage, une Algonquine ?

— Ce ne serait pas un crime.

— Non, sans doute, mais il faut réfléchir aux conséquences d’une pareille détermination, mon enfant. Comment ! Personne, jusqu’ici, ne vous a fait entendre le langage de raison, ne vous a supplié de ne pas entreprendre ce hardi voyage qui n’allait sans doute aboutir à rien. Ô mon pauvre et fol enfant.

— Vous vous trompez, Père, dit Charlot d’une voix assombrie, le front barré d’une longue ride volontaire, l’on m’a sermonné beaucoup. En vain, hélas ! Je dois revoir cette enfant que j’aime… Et, finit-il en se levant, et en serrant les poings, je la reverrai, dussé-je connaître pour cela, et le fer, et le feu, et…

— Chut ! mon enfant, ne parlez pas ainsi. Il ne faut pas braver la Providence… Mais quel changement ! Autrefois, Charlot, vous n’aviez pas cette humeur d’indompté !

— J’ai souffert, j’ai tant souffert, Père, chez les Agniers. Et c’est là que je la connus et l’aimai, ma bien-aimée… Nous étions, l’un pour l’autre, tout ce qu’il y a de bon et de bien sur la terre… » Un sanglot monta soudain à la gorge de Charlot. Le jeune soldat domina bien vite son émotion, et tendit la main au Père.

« Père, soyez-moi miséricordieux, dites-moi où est Lis-en-Fleur ?

— Sérieusement Charlot, je l’ignore. Au fait, le Père Daniel, de la Mission de Saint-Joseph, sera ici la semaine prochaine. Attendez-le. Il vous dira vite si elle n’est pas dans le bourg qu’il habite depuis si longtemps. Ce sera autant de temps de gagné pour vous, n’est-ce pas ?

— Aurai-je la force de faire taire mon cœur d’ici là ?

— Mais oui, mon petit, mais oui. Vous irez à la chasse en attendant. Cela vous aidera, dit le Père en souriant.

— Oui, et si la chance me favorise d’un certain gibier humain, si je m’y trouve jamais face à face avec ce Huron, ravisseur de ma bien-aimée, ô Père, croyez bien que je lui ferai expier son crime.

— Non, vous n’en ferez rien, Charlot. Car, et le Père Ragueneau se leva à son tour, nous allons essayer de remettre un peu de sens chrétien dans votre chère mauvaise tête.



— Bénissez-moi, Père, supplia soudain Charlot, en mettant un genou en terre. Je suis effrayé souvent, de porter dans mon cœur à la fois tant de haine et d’amour.

— Oui, mon fils, je vous bénis. Ah ! votre fougue naturelle, vos souffrances n’ont donc pas éteint chez vous tout à fait la voix de la conscience. Que Dieu en soit loué !