L’esclave des Agniers/09

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Revue L’Oiseau bleu (4p. 183-190).

IX

LA JOURNÉE DU 4 JUILLET 1648


Charlot marcha jusqu’à ce que l’épuisement vint. Il pouvait bien être minuit. De lourds nuages couvrirent la lune et voilèrent la clarté indispensable pour se diriger dans le bois qu’il traversait. Il se décida à dormir durant quelques heures, à l’ombre d’un pin immense. L’air était chaud, même un peu lourd.

Avant de s’abandonner au sommeil, Charlot s’assura que ses pistolets chargés étaient bien à la portée de sa main, quoique dissimulés sous une couche improvisée de feuilles tendres, arrachées au bouleau voisin. Puis il ouvrit son paquet de provisions. Les Pères de la Maison de Sainte-Marie avaient été généreux, il y avait là de quoi subsister tout le lendemain… Un sourire erra un instant sur les lèvres du jeune soldat. Toutes les circonstances, même les plus infimes, semblaient aider à l’exécution de son projet de voir un instant sa chère Fleur-de-Lis avant de retourner aux Trois-Rivières. Il s’endormit bientôt. À son réveil, il s’aperçut, honteux, que le sommeil l’avait terrassé pour plus longtemps qu’il ne l’aurait souhaité… Il devait être certes, près de midi. Un nuage de contrariété couvrit le front du jeune homme qui se rendit compte qu’il ne frapperait à la porte de la cabane du Père Daniel que le lendemain matin…

Il se garda bien à l’approche de la nuit de se tapir aussi confortablement que la veille. Il se contenta de dormir une heure ou deux appuyé à un vieux tronc d’arbre, non sans avoir glissé cependant sous sa tête son manteau replié.

Le lendemain matin, aux premières lueurs de l’aube, un bruit de voix non loin de lui le tira brusquement du sommeil. Il se garda de bouger, attentif au point que pas une syllabe des mots échangés n’aurait pu lui échapper. Hé ! qu’était cela, on s’exprimait en la langue iroquoise particulière aux Agniers. Soudain, un frisson d’horreur et d’épouvante secoua tout le corps amaigri du jeune soldat.

L’un des Iroquois disait à l’autre, d’une voix féroce :

« Hé ! hé ! mon frère, vois là-bas les nôtres. Ils arrivent au pied du mur de ces chiens de Hurons.

— Ah ! ah ! ah ! s’exclama l’autre, nos ennemis vont en faire des grimaces tout à l’heure. Nous les tuerons tous. Pas un ne pourra échapper. Notre attaque a été trop habilement et longuement préparée. Allons, allons, courons les rejoindre. Je veux à ma ceinture accrocher bien des chevelures. Je vise surtout à m’emparer de celle du Père de la prière.

— Tu ne le pourras, répondit l’autre, qui vérifiait le nombre de ses flèches, nos sagamos vont se réserver cet honneur. Quel ambitieux fou devient mon frère, à chaque nouveau combat.

— Qu’en peux-tu dire ? Qu’en peux-tu dire… Mais partons, et au pas de course.

— Oui, les cris de nos frères vont être poussés bientôt.

Charlot attendit qu’ils se fussent vraiment éloignés pour se mettre debout. Il se sentait plus mort que vif.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! C’était donc à l’assaut de la Mission de Saint-Joseph que se rendaient tous ces diaboliques Iroquois ».

« Que faire ? se disait Charlot, que tenter pour prévenir tous ces braves gens en péril de mort ! Et le saint Père Daniel ? Et, ô douleur. Fleur-de-Lis, où se tient-elle en ce moment ? »

Charlot, les dents serrées, tout son être contracté par l’angoisse, la rage, la douleur, ne pouvait cependant qu’avancer lentement en se dissimulant tantôt derrière un arbre, tantôt dans l’arbre même. Il vit, le cœur serré à en mourir, les Iroquois escalader soudain le mur de pieux, après avoir poussé leurs terribles cris de guerre. Il entendit les premiers cris de détresse des Hurons terrifiés par cette attaque sanglante et imprévue.

Enfin, lorsqu’il aperçut le dernier Iroquois sauter par-dessus la palissade, il sortit de sa cachette et se mit à courir dans la direction du Fort, mais vers la porte du Sud.

Il constata bientôt, avec un profond soupir de soulagement, que de ce côté, du moins, l’issue était encore libre. Des Hurons, hommes, femmes et enfants en sortaient à la hâte, gagnant les bois.

Rasant les murs, Charlot parvint à se glisser, à un moment propice, dans le Fort même. Il prit la route de la chapelle, pistolets au poing, regardant avec soin à droite et à gauche. Il se heurtait aux Hurons, qui fuyaient en nombre de plus en plus grand. Enfin, il put entrer par une porte de côté dans la chapelle.

Ô le spectacle inoubliable que Charlot vit là ! Le Père Daniel se tenait près du tabernacle, debout, revêtu du surplis et de l’étole. Calme, rempli d’une force surnaturelle qui rayonnait et en imposait à tous, « il baptisait les uns, donnait l’absolution aux autres et les consolait tous de l’espérance la plus douce des saints, n’ayant d’autres paroles en bouche que celles-ci : « Mes frères, mes frères bien-aimés, nous serons aujourd’hui dans le Ciel ».[1]

Soudain, d’horribles clameurs éclatèrent tout près de la chapelle. Sans doute, les Iroquois venaient d’être avertis que les plus belles captures se trouvaient encore à la chapelle, où les Hurons, en grand nombre, se massaient sans doute autour du Père.

À ces bruits terribles, dont la signification n’échappait à personne, le Père Daniel se redressa, sa figure revêtait cet éclat extraordinaire des saints accueillant le martyre pour eux d’abord, afin de sauver le petit troupeau confié à leurs soins. Il dit, scandant chaque mot avec une affection toute céleste : « Fuyez, fuyez mes frères, et portez avec vous votre foi, jusqu’au dernier soupir. Pour moi, je dois mourir ici, tandis que j’y verrai quelques âmes à gagner pour le Ciel : et y mourant pour vous sauver, ma vie ne m’est plus rien. Nous nous reverrons dans le Ciel.[2]

Charlot, avec un cri de douleur et d’admiration vit alors l’héroïque Jésuite sortir de la chapelle du côté où bondissaient en hurlant, les Iroquois. Avant que la porte se refermât, Charlot eut le temps de constater que ceux-ci s’arrêtaient, reculaient même, interdits, médusés devant le courage extraordinaire du Père. Mais ce fut court. Et la porte était à peine refermée que l’on entendit les flèches siffler de partout, criblant le corps du missionnaire, qui ne tomba pourtant que sous le coup mortel d’une arquebuse « le perçant de part en part tout au milieu de la poitrine ». Le Père eut encore la force vaillante de prononcer le nom de Jésus en expirant…

Ce fut aussi hélas ! presque à ce moment que Charlot eut à la fois le bonheur et la douleur d’apercevoir, priant à deux pas de lui, Fleur-de-Lis, la petite Algonquine, toujours si chère à son cœur.

Il bondit à ses côtés. Il la saisit dans ses bras ; revêtu d’une force nerveuse incroyable, il s’enfuit en courant, tenant le cher fardeau tout contre son cœur.

Courut-il quelques secondes, ou durant de longues heures ? Jamais Charlot ne put vraiment le savoir. Il atteignit sans trop d’encombre un bois assez rapproché de la Mission.

Doucement, il déposa la jeune fille au pied d’un arbre. Elle était évanouie. Son saisissement avait été terrible en apercevant Charlot. Elle nécessitait des soins immédiats.

Le jeune soldat prit dans le sac qu’il portait en bandoulière une petite gourde. Un reste de cordial s’y trouvait. Il le fit avaler à la jeune fille qui ouvrit les yeux.

« Fleur-de-Lis, ma bien-aimée, s’empressa de dire tout bas Charlot, ne parlez pas, ne bougez pas… Vous êtes trop faible encore ; et puis, petite, le péril nous entoure… Je veille sur vous. Cher cœur, nous voilà réunis… Oh ! plus jamais je ne vous laisserai vous éloigner de moi, plus jamais… »

L’Algonquine regardait avidement Charlot. Quelle tristesse recelait son regard aimant, si profondément expressif en cet instant. Au bout de quelques minutes, elle détourna en soupirant les yeux, puis se mit debout.

« Pourquoi ma sœur ne m’obéit-elle pas ? murmura Charlot avec reproche, et en saisissant la main de la jeune fille qui voulait s’éloigner, cela était évident. »

— J’ai promis au Père de la Prière de ne plus penser à mon frère blanc… et… je suis la promise d’un sagamo de ma tribu ; il demeure de l’autre côté du grand lac. Il viendra bientôt me… réclamer… La jeune fille, dont les larmes voilaient les yeux, cacha soudain sa tête entre ses mains et fit quelques pas pour fuir.

Charlot la ressaisit. « Fleur-de-Lis, dit-il gravement, vous ne m’échapperez pas ainsi. Nous avons à causer longuement, ma sœur et moi, avant de nous séparer… si nous nous séparons, dit avec défi Charlot. Je n’y consens pas moi.

Mais nous ne pouvons nous expliquer ici et en ce moment. Voyez, voyez… le bois est envahi par des Hurons maintenant. Ciel ! les Iroquois nous aperçoivent… Fuyons, fuyons, Fleur-de-Lis… »

  1. Voir La Relation de 1649
  2. Ibid.