L’espion des habits rouges/10

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Éditions Édouard Garand (41p. 49-51).

X

EN PLEINE BATAILLE


Si les Patriotes ne demeuraient pas inactifs, de leur côté les soldats du gouvernement et leurs officiers faisaient de leur mieux pour briser la résistance de leurs courageux adversaires. Il était deux heures de relevée, et pendant les quatre heures qu’avait duré jusqu’alors l’engagement, les troupes ennemies n’avaient pas gagné un pouce de terrain. Et loin de là : elles étaient constamment tenues en échec par une poignée de tireurs canadiens dont la précision du tir était remarquable. Peu de leurs balles se perdaient, elles tuaient ou blessaient. Gore s’inquiétait et enrageait. Il eut bien l’idée de lancer sa cavalerie contre le village ; mais que feraient des cavaliers, si courageux fussent-ils, contre des habitations dont chaque fenêtre recelait des patriotes dont le tir était meurtrier ? Sa cavalerie eût été anéantie sans profit. Le grand désavantage du colonel Gore était de se trouver devant un ennemi invisible et insaisissable.

Il faut bien donner la louange à Nelson d’avoir eu le tact et le bon sens de garder ses hommes à l’abri, et de ne pas les mettre en contact immédiat avec les forces ennemies avant que celles-ci eussent été fort maltraitées. Souvent il fut obligé d’user de toute son autorité de chef pour contenir ses Canadiens constamment tentés de faire une sortie.

— Que pas un de vous ne s’expose sans mon ordre ! avait-il répété à maintes reprises durant le cours de l’engagement.

Par cette tactique il avait ménagé son monde. Jusqu’alors trois seulement avaient été tués et une dizaine au plus blessés parmi les Patriotes. Du côté ennemi les pertes avaient été plus grandes, sans toutefois que sa force numérique eût été suffisamment diminuée pour le mettre en péril. À ce moment, c’est-à-dire vers les deux heures de relevée, les troupes anglaises comptaient une quarantaine de morts et pas moins d’une centaine de blessés dont plusieurs grièvement. On pouvait donc calculer que les soldats du gouvernement se voyaient privés de 140 combattants sur les huit cents environ qu’ils étaient à leur arrivée à Saint-Denis. C’étaient encore plus de six cents hommes qui leur restaient contre les deux cent cinquante Patriotes que commandait Nelson. Mais c’était déjà beaucoup de gagné pour ces derniers, on en était après tout de un contre deux. Mais un peu plus tard une centaine de Patriotes de Saint-Antoine et de Saint-Ours allaient survenir pour prêter main-forte, de sorte que chaque Patriote n’aurait plus que deux hommes à combattre.

Ce fut, en effet, un peu après deux heures que parurent, les cent Patriotes de Saint-Antoine et de Saint-Ours.

Le colonel Gore n’avait pas été sans redouter l’arrivée de ce renfort. Il s’était bien imaginé que les bruits de la bataille attireraient l’attention des gens des villages voisins. Aussi, avec cette crainte et voyant que le jour déclinait rapidement, il songea à en finir.

Mais que faire ?…

Le plus grand obstacle à vaincre était cette maison de pierre des Saint-Germain, véritable forteresse de laquelle partait sans cesse un feu mortel. Il songea à déloger les Canadiens postés derrière la grange des Saint-Germain et y placer un bataillon et prendre ainsi la forteresse par derrière. En même temps il lancerait un détachement à l’attaque de la distillerie, en pousserait un troisième vers le centre du village que protégerait sa cavalerie commandée par le capitaine Markman. Mais avant de donner les ordres à cet effet, il voulut essayer encore le canon contre la maison des Saint-Germain.

À vrai dire cette maison n’était plus qu’une ruine, du moins quant à la partie supérieure. Dans les murs inférieurs il y avait déjà plusieurs brèches, et il était à craindre que la maison ne finit par s’écrouler sur la tête de ceux qui l’occupaient. Nelson méditait déjà de l’abandonner. Et ce fut peut-être ce que désirait Gore : sortir les Patriotes de là et les exterminer.

Il fit lancer deux autres boulets contre la maison et dépêcha un détachement pour s’emparer des positions des tireurs canadiens derrière l’étable et la meule de gerbes des Saint-Germain. Le détachement s’engagea à travers champs se tenant autant que possible hors de la portée des fusils des Canadiens apostés à la grange. À le voir aller on pouvait penser que l’intention de l’ennemi était de tourner le village pour prendre position à l’extrémité opposée. En l’occurrence les Canadiens ne savaient trop quoi faire, ils étaient là à la grange en trop petit nombre pour aller barrer la route au détachement ennemi. Lorsque celui-ci fut arrivé à angle droit avec la grange il fit un brusque crochet et fondit contre la grange et la meule de gerbes. Une décharge générale du détachement désempara les tireurs patriotes qui abandonnèrent la position pour chercher refuge vers le centre du village.

Nelson avait été mis au courant de cette manœuvre trop tard. D’ailleurs, son attention avait été retenue par le bataillon que Gore avait en même temps poussé contre la distillerie, puis par un troisième qui, suivi de près par la cavalerie, avait ordre de pénétrer dans l’intérieur du village. Et en même temps aussi le colonel Gore faisait avancer son canon chargé, cette fois, à mitraille et dont la gueule menaçait la maison des Saint-Germain.

C’était une tactique propre à intimider les Patriotes.

Mais Nelson y crut voir une chance de victoire en faisant une vigoureuse sortie. Il avait du reste tout le temps de préparer un plan d’action, car les soldats du gouvernement n’avançaient que lentement et avec la plus grande circonspection faisant de temps en temps de petites décharges de mousqueterie qui ne faisaient autre chose que du bruit.

Pour tenter une sortie avantageuse Nelson jugea prudent de contenir, sinon les déloger, les soldats maîtres de la grange et de la meule de gerbes. Il confia ce soin à Pagé à qui il donna ses dix meilleurs tireurs parmi lesquels se trouvaient Farfouille Lacasse et Landry. Ceux-ci prirent position sur les toits de deux hangars du voisinage, et de là, couchés à plat ventre qu’ils étaient, ils fusillaient presque à bout portant chaque soldat rouge qui osait se mettre à découvert.

— Eh bien ! riait Farfouille, va-t-on leur en mettre un peu du plomb dans la panse ?

— Je crois bien, répondait Landry, ils vont en être si lourds qu’ils ne pourront plus bouger de là !

En effet, il n’était pas possible aux soldats anglais de sortir de là sans s’exposer aux balles meurtrières des Canadiens.

Nelson put donc être tranquille de ce côté, du moins pour le moment. Alors, il dépêcha un messager à Ambroise Coupal de venir prêter main-forte. Mais ce messager était à peine parti que les Canadiens de la distillerie, commandés par le capitaine Blanchard, sortaient brusquement et se jetaient contre le premier détachement lancé par Gore. Blanchard venait de devancer les plans de Nelson, et l’action se trouvait engagée un peu trop tôt. Mais le docteur ne perdit pas de temps, il reconnut de suite qu’il avait là l’avantage de mettre ce détachement ennemi en déroute avant que le troisième bataillon appuyé par la cavalerie de Markman n’arrivât à la rescousse. Il rassembla ses hommes et les jeta comme une bombe dans le flanc du bataillon. Il s’en suivit un corps-à-corps terrible où les Patriotes avaient l’avantage. Nelson surveillait l’ennemi et encourageait ses Canadiens, car l’action devait être aussi rapide que possible afin de pouvoir faire face aux autres forces qui s’avançaient sur le chemin du roi.

Ce fut à ce stage de la bataille que survinrent si à point les Patriotes de Saint-Antoine et de Saint-Ours. Une longue clameur de joie salua la venue de ce renfort si précieux. Le colonel Gore avait vu ces patriotes traverser la rivière et il les avait fait canonner et fusiller sans succès. Il voyait donc s’accomplir un événement qu’il avait tant redouté.

Les Patriotes de Saint-Antoine traversèrent le chemin du roi à l’extrémité opposée du village pour venir prendre une position aussi avantageuse que possible. Nelson courut à eux et leur donna l’ordre d’aller déloger le détachement qui occupait la grange des Saint-Germain, puis, cela fait, de prendre la cavalerie de Markman en flanc. Cette manœuvre allait avoir le succès qu’il en espérait. Enfin, pour seconder son action, Nelson vit arriver Coupal et trente de ses patriotes qui, comme trente lions en furie, se dardèrent contre le bataillon qui précédait la cavalerie et ils entrèrent dans la masse ennemie comme un boulet de canon et s’ouvrirent un passage sanglant.

À cette minute précise, les nuages se déchiraient et les rayons obliques d’un soleil éclatant éclairèrent pour un moment cette scène grandiose.

Il y eut là un pêle-mêle indescriptible. Les habits rouges et les capotes grises étaient confondus. On se prenait à bras-le-corps, on s’enlevait, on roulait sur le chemin, car on était trop rapproché le plus souvent pour se servir de ses armes. Les cris, les jurons, les commandements des officiers, les râles des mourants, les gémissements des blessés s’entre-mêlaient et tout cela emplissait l’espace d’un bruit étrange et effrayant.

Les gens de Saint-Antoine, après avoir réussi à chasser de la grange des Saint-Germain le détachement qu’y avait envoyé le colonel Gore, se ruaient contre le flanc de la cavalerie de Markman et la refoulaient sur le chemin du roi.

Cependant, Gore réussissait à lancer par les sentiers de la berge de la rivière un bataillon de réserve qui, à son tour, prenait les Patriotes en flanc. Nelson y courut avec une trentaine de braves. On marchait sur des cadavres et des blessés. Ambroise Coupal dut organiser une dizaine de paysans en ambulanciers pour relever les blessés et les mettre en lieu sûr.

Et le combat se poursuivait avec une furie sans cesse grandissante. Pas de quartier, pas de merci ! Les Patriotes frappaient de leurs haches et de leurs faux, le sang coulait à flots, et, tiède, ce sang réchauffait le sol gelé et il se formait une boue rougeâtre dans laquelle on piétinait, on glissait, on tombait.

Jusque-là on n’aurait pu dire de quel côté penchait la victoire.

Chose certaine, les Anglais lâchaient pied peu à peu, ils reculaient. La cavalerie était en désordre et retraitait. Dans la berge de la rivière Nelson culbutait le dernier bataillon intact de l’ennemi…

Il approchait quatre heures.

Six heures s’étaient presque écoulées depuis qu’on avait échangé les premiers coups de fusils, et des deux côtés l’épuisement des forces physiques se manifestait visiblement.

Ce que voyant, Nelson prit avec lui quelques braves et les conduisit à sa maison où il leur distribua quelques bouteilles de rhum avec l’ordre d’aller stimuler par quelques bonnes lampées leurs camarades. Et ce fut un curieux spectacle de voir des Patriotes abandonner un ennemi, s’accroupir derrière un cadavre, boire un bon coup, puis se ruer à nouveau dans la mêlée.

Enfin, la victoire parut sourire aux Canadiens.

L’ennemi, disloqué, reculait pour de bon.

Le colonel Gore et ses officiers enrageaient. Retirés plus loin sur une élévation de terrain, ils étaient remontés à cheval prêts à prendre la fuite si le sort des armes se tournait contre eux.

Encouragés, retrempés par les signes de victoire prochaine, les Patriotes redoublaient l’offensive…